Politique / Culture

Ce qui menace l'université, ce n'est pas le wokisme, c'est l'État

Les assauts réactionnaires contre l'université et la liberté académique ont tout à voir avec la politique.

Des étudiantes manifestent contre la ministre de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation, Frédérique Vidal, lors de sa venue à Poitiers, le 23 février 2021. La ministre été vivement critiquée par la communauté scientifique après avoir déclaré que l'université française était gangrenée par l'«islamo-gauchisme». | Guillaume Souvant / AFP
Des étudiantes manifestent contre la ministre de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation, Frédérique Vidal, lors de sa venue à Poitiers, le 23 février 2021. La ministre été vivement critiquée par la communauté scientifique après avoir déclaré que l'université française était gangrenée par l'«islamo-gauchisme». | Guillaume Souvant / AFP

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Les 7 et 8 janvier derniers s'est tenu à Paris un «colloque universitaire» d'un genre nouveau, «Après la déconstruction: reconstruire les sciences et la culture», qui a rassemblé deux jours durant les chercheurs et chercheuses les plus réactionnaires de l'université française. De quoi a-t-il été question?

L'argumentaire du colloque –soit le texte qui vise à présenter son contenu et ses objectifs– annonçait une réflexion sur la «“pensée” décoloniale» (sic), nommée aussi «woke» et «cancel culture». Il s'agissait ainsi de prendre les armes contre les pensées progressistes et inclusives, ces pensées qui «introdui[sent] dans le domaine éducatif et parfois scolaire une forme d'ordre moral incompatible avec l'esprit d'ouverture, de pluralisme et de laïcité».

Ce que dénoncent les organisateurs et les participants de ce colloque, ce sont les démarches de recherche décoloniales et/ou féministes, et les chercheurs qui substitueraient la «dénonciation» à «l'analyse nuancée», et voudraient faire «table rase du passé, de l'histoire, de l'art, de la littérature et de l'ensemble de l'héritage civilisationnel occidental». Au diable l'indépendance de la recherche, le colloque était financé par le ministère de l'Éducation nationale, et Jean-Michel Blanquer était chargé de l'introduire.

Un colloque symptomatique

Mais qui sont ces dangereux hérétiques contre lesquels il faut se rassembler, ces fous furieux payés par l'État pour chier sur l'héritage civilisationnel occidental? Ce sont, pour n'en citer que quelques-uns, celles qui étudient l'histoire du féminisme, telles que Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel (Ne nous libérez pas, on s'en charge: Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, La Découverte, 2020), ceux qui complètent nos connaissances de l'époque préhistorique, à l'image de Pascal Picq (Et l'évolution créa la femme, Odile Jacob, 2020) et de Marylène Patou-Mathis (L'Homme préhistorique est aussi une Femme: Une histoire de l'invisibilité des femmes, Allary, 2020), ou encore ceux qui travaillent sur des corpus pornographiques, comme Florian Vörös (Désirer comme un homme: Enquête sur les fantasmes et les masculinités, La Découverte, 2020).

Il suffit en réalité de revendiquer l'héritage de la French theory pour faire partie des indésirables; c'est Jean-Michel Banquer qui le dit: «D'une certaine façon, c'est nous qui avons inoculé le virus avec ce qu'on appelle parfois la French theory. Maintenant, nous devons, après avoir fourni le virus, fournir le vaccin.»

Et les philosophes géniaux que sont Michel Foucault, Gilles Deleuze ou Jacques Derrida –et qui ont par ailleurs fait le succès de la pensée française aux États-Unis– d'être relégués au statut de virus. Il faudrait surtout, c'était l'objet de ce colloque, organiser les forces –réactionnaires– pour effacer les influences qu'ont eu ces penseurs critiques sur notre histoire intellectuelle récente. Étonnant projet, de la part de ceux qui accusent les vilains «wokistes» de vouloir faire table rase du passé.

Le sursaut réactionnaire

L'argumentaire de ce colloque a été publié sur le site de l'Observatoire du décolonialisme, qui se présente comme un «collectif indépendant» et prétend porter un «regard critique, tantôt profond et parfois humoristique» sur l'émergence de la «nouvelle tendance» de l'université qui vise à «décoloniser» les savoirs. Sur la belle photographie de ses membres émérites, six hommes et deux femmes, tous blancs. Ils ont été rejoints, à l'occasion de ce colloque, par les signataires du «Manifeste des 100», qui appelait à la dénonciation des «islamo-gauchistes» à l'université.

Mais bien sûr, comme le précise l'Observatoire du décolonialisme, rien de ceci n'est politique: «Cet observatoire n'a pas pour but de militer, ni de prendre des positions politiques. […] Il veut surtout aider à comprendre la limite entre science et propagande.»

Il s'agit, pour ces chercheurs majoritairement masculins, blancs et bourgeois, de maintenir leur emprise sur l'université.

«Après la déconstruction» a immédiatement fait l'objet de nombreuses protestations. Le colloque a été décrit comme très peu rigoureux scientifiquement –pauvreté des analyses, rareté des références, absence de discussions. Surtout, ses liens étroits avec le pouvoir en place ont été vivement dénoncés. Au-delà de son amateurisme, ce que la tenue de ce colloque fait indéniablement apparaître, c'est la peur panique d'une partie de la population face à un monde sur lequel elle n'a plus la mainmise absolue; un monde dans lequel les populations minorisées racontent leurs histoires en leur nom.

C'est cette terreur qui donne lieu à une réaction –de toute évidence soutenue par le pouvoir. Mais ce qui se joue dans ce mouvement réactionnaire n'a rien d'intellectuel; il est bel et bien question de politique, puisqu'il s'agit, pour ces chercheurs majoritairement masculins, blancs et bourgeois, de maintenir leur emprise sur l'université.

Ce moment politique que nous vivons n'en est pas moins décisif: comme le rappelle le texte de Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel paru récemment, De la défense des savoirs critiques: Quand le pouvoir s'en prend à l'autonomie de la recherche (La Découverte, 2021), l'autonomie de la recherche et des universités est remise en question dès lors que certains universitaires se dressent, intellectuellement, contre le pouvoir. Cela a été le cas lors de l'affaire Dreyfus, et plus récemment au moment de Mai 1968.

L'université aux abois

Si la pensée dite «critique» n'a historiquement rien d'une «nouvelle tendance», n'en déplaise aux boomers terrifiés, il apparaît que l'université française n'est plus, et depuis bien longtemps, le lieu autonome, ouvert et intellectuellement fertile qu'elle devrait être. Car le gouvernement et les ténors des lieux de savoir ne se contentent pas de réagir aux soubresauts de la pensée critique: depuis plusieurs années déjà, ils agissent au démantèlement du système universitaire –comme à celui du système de santé.

L'université est plongée dans un tel manque de moyens qu'elle précarise la majorité de ses travailleurs.

L'annonce discrète du président Emmanuel Macron, ce jeudi 13 janvier, en clôture du Congrès de la Conférence des présidents d'universités, ne constituait qu'une étape supplémentaire de cette débâcle: soutenant la nécessité d'une «transformation systémique» de l'université, il affirmait qu'il n'était plus possible de «rester durablement dans un système où l'enseignement supérieur n'a aucun prix pour la quasi-totalité des étudiants, où un tiers des étudiants sont considérés comme boursiers».

Faut-il rappeler que non seulement les études universitaires ont bel et bien un prix pour les étudiants, mais surtout que l'université est plongée dans un tel manque de moyens qu'elle précarise la majorité de ses travailleurs? À l'image de l'Éducation nationale, l'université emploie de plus en plus de travailleurs contractuels, donc précaires; les recherches sont de plus en plus difficiles à financer –en particulier dans les disciplines où les contrats CIFRE, c'est-à-dire financés par des entreprises privées, ne semblent pas pertinents. Les postes d'enseignants à l'université se font rares –en particulier dans les sciences humaines– et de nombreux docteurs ne peuvent espérer faire carrière dans l'enseignement universitaire et la recherche (ESR).

Face à cette situation, les collectifs de chercheurs indépendants de l'ESR ont fleuri ces dernières années. Le collectif féministe Les Jaseuses est l'un d'eux. Ses membres sont, pour la plupart, des chercheuses précaires, et indépendantes, c'est-à-dire sans rattachement universitaire. Si certaines poursuivent des carrières universitaires classiques, d'autres, sans poste, refusent de travailler pour l'ESR, qui ne rémunère pas leur participation aux colloques ou aux revues. Certaines finissent leur thèse «par entêtement», mais se sont promis «d'arrêter les frais» ensuite, quand d'autres, «n'ayant pas eu de contrat doctoral», ont décidé de «laisser tomber la recherche, purement et simplement». Si elles continuent de se sentir chercheuses, c'est hors de l'université qu'elles travaillent en commun.

Les chercheurs attaqués par le pouvoir en place et ses soutiens dans les universités sont donc bel et bien des résistants politiques: la plupart subissent des conditions de travail intolérables, dont rend compte Adèle B. Combes dans Comment l'université broie les jeunes chercheurs: Précarité, harcèlement, loi du silence (Autrement, 2021). Indifférent au sort de ces travailleurs parfois bénévoles, l'État laisse la prise en charge de la sécurité des étudiants et des étudiantes reposer sur des initiatives privées. La lutte contre les violences sexistes et sexuelles à l'université, délaissée par le gouvernement, est ainsi menée par des associations, comme le Collectif de lutte antisexiste contre le harcèlement sexuel dans l'enseignement supérieur (CLASCHES), composé exclusivement de bénévoles.

Le colloque clownesque «Après la déconstruction» rappelle ainsi, si besoin était, que le temps de l'université de Vincennes est loin. Et on comprend que le pouvoir s'en protège: c'est Vincennes, où enseignaient par ailleurs plusieurs représentants de la French theory, qui a été à l'initiative de Mai 1968. Quant au foisonnement intellectuel qu'a permis cette université –si fertile que les intellectuels du monde entier s'en sont immédiatement emparé–, son temps est lui aussi révolu.

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