Temps de lecture: 5 minutes
338.463 ventes en physique, soit plus que n'importe quel autre artiste en France en 2021, et plus de 100 millions d'écoutes au cumulé sur Spotify: Civilisation d'Orelsan était sans conteste l'album de la fin de l'année en France. L'espace de quelques semaines, le rappeur caennais est devenu le sujet chaud du moment, celui sur lequel tout le monde se devait d'avoir son avis, y compris Emmanuel Macron, qui n'a pas hésité à le qualifier de «sociologue» de son époque.
Plus que jamais rentré dans la culture populaire, le rappeur s'est trouvé repris à tort et à travers, parfois même sur des terrains sur lesquels on ne s'attendait pas à le voir, comme LinkedIn. Sur le très sérieux réseau social, ses paroles de chanson et ses méthodes de travail ont été érigées en modèle de marketing. Un comble pour celui qui n'a cessé de jouer depuis le début de carrière sur son côté «branleur».
Il suffit de taper «Orelsan» dans la barre de recherche de LinkedIn: Civilisation y est devenu un sujet viral. «Le marketing par Orelsan en 5 leçons. Simple. Basique», «Orelsan, meilleur planneur stratégique de France?», «Orelsan: une communication simple mais très efficace»… Les posts ont fleuri sur le réseau social. Le plus populaire, «Ce qu'Orelsan m'a appris en termes de leadership» a même dépassé les 20.000 likes, un total énorme pour la plateforme. Dans ce dernier, il est question d'«anti-fragilité», de «prise de risques», d'une «bête de travail»: autant de valeurs populaires et discutées régulièrement sur LinkedIn, où les publications visent surtout à mettre en avant les méthodes professionnelles les plus efficaces.
Docu et CDs, le cocktail gagnant
Il faut dire qu'Orelsan a fait très fort en communication. D'abord, en sortant un mois avant son album un documentaire sur Prime Video, Montre jamais ça à personne. Réalisé par son frère Clément et contenant des rushs inédits du début de la carrière d'Orelsan, le film a rencontré un accueil enthousiaste auprès du public. De quoi mettre l'eau à la bouche des fans, qui attendaient avec plus d'impatience que jamais son quatrième album studio, quatre ans après La fête est finie. D'autant que le rappeur a pour l'occasion décidé de remettre au goût du jour le CD, en proposant quinze versions de son disque au design différent, dont une édition limitée signée de sa main. Sur eBay, le collection complète des quinze exemplaires se revend déjà pour plusieurs milliers d'euros. Un coup marketing qui lui a valu une large couverture médiatique.
«C'est un album qui a eu un énorme écho, et qui a presque fait plus hors du monde du rap qu'à l'intérieur, analyse Tarik Chakor, maître de conférences à Aix-Marseille et spécialiste des passerelles entre le monde du rap et de l'entreprise. On a notamment beaucoup parlé de ses chiffres de ventes en physique, qui ne sont presque plus de cette époque. Que l'album soit massivement repris sur LinkedIn, ça ne m'a donc pas étonné tant que ça, parce que c'est le retour d'un artiste de premier plan. On ne parle pas tant du contenu artistique de Civilisation que de son contenu marketing, parce qu'il a fait beaucoup de choses autour de son disque.»
Sa stratégie audacieuse a permis à Orelsan de devenir, sciemment ou non, une icône marketing dont on tire de grandes leçons, et qu'on peut truffer de concepts sortis d'écoles de commerce. Exemple: «La quête du produit génère de la valeur auprès des fans. L'accès au luxe n'est plus une question de budget. Seuls les fans les plus avertis et les plus motivés ont eu accès aux précieux CDs.» Ou encore: «Avoir une vision permet d'avoir une longueur d'avance. Dans ce cas précis, pour garder sa liberté artistique, ne pas penser qu'à l'aspect musical mais à l'ensemble de sa chaîne de valeur, comparer et négocier.»
PNL et Nekfeu avant lui
«Pour le marketing, il est certain qu'Orelsan est un cas d'école. Avant lui, PNL avait déjà fait beaucoup parler avec son clip sur la Tour Eiffel, et en refusant de donner des interviews pour créer une rareté», confirme Tarik Chakor, auteur en 2019 d'un article comparant la stratégie commerciale du duo de Corbeil-Essonnes à celle de grandes marques du luxe. Cette année-là, les deux rappeurs avaient annoncé leur nouvel album Deux frères, avec un énigmatique live YouTube de quinze heures, puis un clip événement tourné au sommet de la Tour Eiffel. La même année, Nekfeu avait accompagné la sortie de son nouveau disque Les Étoiles Vagabondes d'un film documentaire du même nom publié le même jour.
Là où la multiplication de références à Orelsan dans la bouche de chefs d'entreprise surprend, c'est quand on se penche un peu sur le personnage. Depuis son premier disque en 2019, le rappeur caennais s'est petit à petit construit une image de «roi des branleurs»: il l'incarnait déjà à travers son personnage dans la série Bloqués, un chômeur, éternel adolescent, avachi dans son canapé, mais aussi plus tard dans le film Comment c'est loin, en jouant le rôle d'un trentenaire n'arrivant pas à écrire son premier album. Bien loin du bourreau de travail que portent habituellement aux nues les influenceurs LinkedIn.
«Même dans ses textes, il n'y a rien de très “corporate”, pas plus que dans ses différents projets, confirme Tarik Chakor. Il n'a jamais défendu de vision entrepreneuriale, c'est plus le petit de la famille qui envoie tout péter et qui a une vision très désabusée de la société, comme on peut le voir dans “Suicide social” ou “Seul avec du monde autour”.»
Réflexes commerciaux
«Il ne faut pas oublier qu'il a fait ses études supérieures à l'EM Normandie, il a des réflexes commerciaux, qu'ils soient conscients ou non, relève Alain Wodrascka, auteur d'Orelsan, le Rimbaud du rap. Il y avait une volonté de buzz dès “Sale pute” [l'un de ses premiers morceaux sorti en 2012, qui lui avait valu d'être poursuivi par plusieurs associations féministes, ndlr], qui l'a certes dépassé, mais qui était bien présente. Il ne faut pas mélanger cette image de branleur avec qui il est vraiment: en peu d'années, il a déjà fait beaucoup de choses. Végéter dans son canapé, il l'a fait un an ou deux, mais aujourd'hui il travaille énormément. C'est séduisant de se montrer inactif, parce que c'est poétique et drôle, que ça mène à des punchlines et que ça permet à la jeunesse de se reconnaître. Mais il n'y a pas de contradiction pour moi. C'est un des premiers artistes qui sait mieux se vendre que les producteurs autour de lui, c'est logique qu'on s'en inspire.»
Le sens de la formule d'Orelsan joue aussi un grand rôle dans sa popularité sur les réseaux. «Il y a un besoin de formules choc pour vendre ses idées. C'est grâce, ou à cause de ça, que les politiques et les marketeux s'y intéressent», valide Alain Wodrascka. «À mon avis, il y a une quête du sujet sexy, d'une manière de dépoussiérer des thématiques difficiles, c'est pour ça qu'on va souvent le reprendre pour des métaphores», confirme Tarik Chakor. Rentré dans la culture mainstream, le rap est désormais un thème de choix pour appliquer et expliquer des concepts marketing, parfois en avance sur l'univers entrepreneurial classique.
«C'est sûrement trop tôt pour faire des cours entiers sur la stratégie d'Orelsan, ce n'est pas aussi acceptable que de travailler pendant deux heures sur la vision de Jeff Bezos et Bill Gates. Mais aux États-Unis, on commence déjà à avoir des leçons sur les méthodes de Jay-Z. Ça arrivera sûrement en France un jour», ajoute Chakor. Et pourquoi pas à l'EM Normandie, là où tout a commencé.