Société

Le monde post-Covid sera celui de la démobilité

Néologisme pré-pandémie, il désigne la limitation choisie des déplacements afin de ne plus subir inconfort et pertes de temps. La démobilité s'incarne dans le télétravail et constitue une perspective bien enclenchée qu'il faut savoir accompagner.

Il s'agit, tout en cherchant à accompagner les aspirations croissantes à la mobilité, de diminuer les déplacements pénibles. | Matthieu Beaumont <a href="https://unsplash.com/photos/-oYLUbkAAhE">via Unsplash</a>
Il s'agit, tout en cherchant à accompagner les aspirations croissantes à la mobilité, de diminuer les déplacements pénibles. | Matthieu Beaumont via Unsplash

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La croissance contemporaine des mobilités se conçoit alternativement comme extension des opportunités ou comme puissante menace environnementale. Prendre la route, le train ou l'avion incarne à la fois du plaisir personnel et de la destruction écologique collective.

La perspective de la «démobilité» –un néologisme qui date des années 2000– cherche à dépasser cette tension, sans verser dans une décroissance obligée.

La mobilité, en période pré-Covid, était en vogue. Dans le monde, nous nous déplacions toujours davantage. Covid ou non, le thème de la mobilité –car c'est un secteur majeur d'activité– donne lieu à toujours plus d'innovations sur les plans techniques, mais aussi sur ceux de l'organisation et du management.

La vision idyllique consiste à souligner que le transport ne serait plus –salut à Proust– du temps perdu. Puisque nous sommes équipés de tablettes et de portables, nos budgets-temps affectés aux déplacements seraient devenus des moments de loisir, de travail, d'évasion.

Cette vision positive du développement des vies mobiles butte sur le caractère insoutenable de la croissance de la mobilité. Insoutenable sur les registres de l'environnement –c'est l'étalement de l'empreinte carbone–, de l'offre –c'est la congestion– et de la vie quotidienne –c'est l'exaspération dans les bouchons ou les métros bondés. Soulignons que le «vivre ensemble» à quatre par mètre carré est particulièrement insupportable. À rebours donc de l'image de la mobilité enchantée s'élève celle des déplacements éprouvants.

Contre les mobilités désagréables et contraintes

Ethnographiant l'ingéniosité d'individus secondés par des outils électroniques, diagnostiquant la transformation globale de sociétés dites plus fluides (voire liquides), les sciences sociales ont un rien oublié l'expérience désagréable et inutile de certains déplacements. Les opérateurs et les voyageurs les subissent. La démobilité ambitionne de les limiter.

La démobilité est une idée simple. Il s'agit, tout en cherchant à accompagner les aspirations croissantes à la mobilité, de diminuer les déplacements pénibles. Le sujet des mobilités donne lieu maintenant à avalanche de données et de termes sophistiqués dont les urbanistes et les sociologues ont le secret («mobilités douces», «intensité urbaine», «tiers-lieux», «coworking», etc.). La démobilité appartient assurément à la famille de ces vocables au premier abord obscurs. Concrètement, la démobilité dessine une perspective pour diminuer les déplacements subis et augmenter les mobilités choisies. Pour la route: moins rouler, mais mieux rouler.

La mobilité est connotée positivement, presque synonyme de voyage. La réalité quotidienne peut être faite d'embouteillages, de rames sur-occupées, d'incivilités, de stress, de retards. Tout ce qui peut réduire ces expériences désagréables est favorable, autant aux transporteurs qu'aux transportés. Les premiers voient une partie de leurs coûts d'exploitation baisser. Les seconds vivent des embarras diminués. Au sujet des exploitants d'infrastructures, on rétorquera que ce sont aussi leurs revenus qui baissent. À court terme, c'est exact. Mais la demande est, de toutes les manières, tellement élevée et les infrastructures déjà si saturées que l'impact d'une relative démobilité se lisse assez aisément dans le temps et dans les investissements.

Cette idée de démobilité n'est pas si neuve. Des penseurs vedettes des années 1970 l'avaient envisagée, parfois assez précisément. L'érudit touche-à-tout Ivan Illich, s'il n'a pas réussi à refonder la société, sera parvenu à mettre en lumière de savoureux paradoxes, montrant par exemple que «les véhicules créent plus de distances qu'ils n'en suppriment». Plus célèbre encore, Joël de Rosnay, dès 1975, s'intéressait dans son Macroscope au travail chez soi. Le télétravail y était célébré pour ses effets attendus de limitation des embouteillages. Ce télétravail, désormais si présent, fait ainsi l'objet de prédictions depuis les années 1970, quand la prospective y voyait un élément structurant, à venir, de l'aménagement du territoire.

L'exode urbain, souvent annoncé, ne mérite pas son nom.

De fait, ce qui était prévision ou prédiction plus ou moins solide devient parfaitement réalité. La crise du Covid provoque une crise des grandes métropoles. Les prospectives, depuis des décennies, annonçaient l'explosion du télétravail et, partant, une relocalisation des métiers. Dans des économies et des villes largement post-industrielles, la perspective est celle du développement de friches tertiaires (bureaux abandonnés) et de zones de déréliction (quartiers considérablement appauvris).

Les applications de type Zoom et Teams, avec les enchaînements des confinements et couvre-feux, ont déjà conduit à de nouveaux équilibres dans les vies quotidiennes et entre les classes sociales. Les plus aisés ont pu profiter des nouvelles technologies, en s'éloignant des zones trop denses, tandis que les moins favorisés y restaient piégés. Quand les riches s'en vont, les services peu qualifiés s'effondrent. L'ensemble enclenche une dynamique négative dont la portée ne saurait être exactement évaluée. Aux États-Unis, on parle de l'émergence de «Zoom cities» pour évoquer ce qu'en France on observe avec les villes moyennes qui regagnent en intérêt.

Il ne faut certainement pas forcer le trait. L'exode urbain, souvent annoncé, ne mérite pas son nom. Les déménagements et les réinstallations ont vu leur nombre augmenter, mais sans recomposer totalement le territoire. En un mot, les conséquences du télétravail et de la démobilité ne doivent pas être fantasmées. Mais elles importent.

Décroître ou simplement moins se déplacer?

La démobilité sonne, par son préfixe, comme «décroissance». Les experts et responsables politiques favorables à cette option radicale peuvent assurément intégrer la démobilité à leur programme. Sous sa forme forte, la démobilité pourrait revenir à un certain «vivre et travailler au pays» qui ressort comme un mélange de gauchisme écologique et de conservatisme maurrassien (pour le dire pompeusement).

Sous une forme plus légère et plus pragmatique, la démobilité doit, d'abord, s'apprécier comme une entrée pour revoir certaines mobilités: principalement les déplacements locaux domicile-travail. C'est une voie pragmatique, qui passe par le déploiement du télétravail et la déspécialisation des villes. C'est une orientation pratique que l'on retrouve par exemple dans l'expression «ville du quart d'heure» (ou de la demi-heure). Que l'on retrouve aussi dans l'élimination des réunions inutiles, au moins dans la réduction des temps totaux de déplacement vers les réunions.

Alors certes, tous les métiers ne sont pas télétravaillables. Cependant, sur la plupart des postes, une partie des activités le sont. En outre, si certains actifs n'exercent pas aujourd'hui des tâches pouvant être télétravaillées, cela a parfois été le cas pour eux hier, et le sera souvent demain. En un mot, les évolutions du télétravail concernent actuellement tous les collectifs de travail et potentiellement tous les actifs.

Certes aussi, tous les salariés n'ont pas envie de télétravailler, en tout cas pas tout le temps. D'autre part, dans le travail les échanges physiques en présentiel sont, dans la plupart des cas, indispensables. Les fameuses réunions informelles autour de la machine à café et tous ces moments qui font vraiment le sel de la vie professionnelle s'avèrent bien essentiels. Un monde parfait entièrement télétravaillé est certainement un mythe; dans la réalité, c'est un cauchemar pour certaines familles. Reste qu'une dose bien organisée de télétravail change la donne de la vie quotidienne et de l'organisation urbaine. Notons que cette aspiration à du télétravail –sans que ce soit du télétravail intégral– donne maintenant le la dans les ressources humaines. Lors des entretiens de recrutement, pour des fonctions qui le permettent, une première question des candidats porte précisément sur ce qui est offert en la matière.

La démobilité, c'est moins de déplacements subis, plus de mobilités choisies, moins de déplacements inutiles et/ou stressants, plus de mobilités intéressantes.

Au sujet de la démobilité, dans sa dimension première de déplacement, il faut certainement distinguer travail et loisirs. Les jeunes sont assez prêts à renoncer à la voiture (d'autant qu'ils veulent vivre principalement en ville), moins à l'avion (car ils veulent voyager). Ils ne sont pas prêts à renoncer à leur mobilité de plaisir et à s'enfermer dans leur jardin. Cependant, comme leurs aînés, ils aspirent, pour leur travail, à ne plus perdre de temps sur des routes bouchonnées –aussi intelligents pourraient être leurs véhicules– ou dans des rames bondées.

Répétons-le, la démobilité, c'est moins de déplacements subis, plus de mobilités choisies, moins de déplacements inutiles et/ou stressants, plus de mobilités intéressantes.

D'un point de vue général, la perspective de démobilité, qui s'incarne dans le développement du télétravail et de villes plus cohérentes, vise non pas la décroissance globale, mais l'optimisation de la vie dans les métropoles modernes. Le travail représente un quart des déplacements, mais la moitié des distances parcourues. Surtout, ces déplacements entre domicile et travail comptent pour l'essentiel des difficultés des systèmes de transport. Or, aujourd'hui, la séparation domicile/travail n'a plus lieu d'être. Au bureau, dans les services, on répond à ses e-mails personnels sur son ordinateur professionnel, et chez soi on travaille au calme sur son ordinateur personnel.

Il aura fallu attendre la crise du Covid pour que le télétravail forcé vienne vraiment tout bouleverser (ou presque), faisant de la démobilité non plus uniquement un concept évasif mais une réalité de fait. En 2020, les confinements instaurés pour lutter contre l'épidémie ont provoqué une forte limitation des déplacements ainsi qu'une forte augmentation du télétravail.

Congestion et saturation, des routes comme des réseaux ferrés, comptent encore, après les épisodes Covid, parmi les principaux maux de la plupart des actifs dans les grandes villes. Plutôt que de chercher des moyens, qui se raréfient, à investir dans les infrastructures, une autre option est d'investir dans l'organisation du travail et de la vie quotidienne.

Alors, bien entendu, tout ne s'organise pas à partir d'un trait de plume et d'un néologisme. D'abord, en économie des transports, apparaissent de nouvelles problématiques. Comment continuer à financer l'exploitation et les investissements pour des infrastructures qui restent nécessaires mais qui verraient leur fréquentation diminuer? Ensuite, du côté du télétravail, sont soulevées nombre de problématiques juridiques et opérationnelles que la période Covid permet tout de même de largement explorer: assurances des télétravailleurs chez eux, prévention des comportements tire-au-flanc, gestion des contrôles tatillons des petits chefs, possibilités véritables de concilier télétravail et téléfamille (quand tout le monde est chez soi devant des écrans), capacité à maintenir une dimension collective dans des entreprises de plus en plus géographiquement dispersées.

Télétravail et démobilité ne sont pas des mots magiques. Ce sont cependant des perspectives bien enclenchées, qu'il faut savoir accompagner.

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