Économie

Faut-il plus taxer les successions pour réduire les inégalités?

Face à la remontée des inégalités, beaucoup d'économistes suggèrent d'augmenter les droits de succession ou, à tout le moins, de mieux les cibler sur les plus grosses fortunes.

Les droits de succession ne sont pas populaires, même parmi ceux qui ne sont pas concernés. | Josh Appel <a href="https://unsplash.com/photos/NeTPASr-bmQ">via Unsplash</a>
Les droits de succession ne sont pas populaires, même parmi ceux qui ne sont pas concernés. | Josh Appel via Unsplash

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Une note du CAE (Conseil d'analyse économique, organisme de réflexion placé auprès du Premier ministre et chargé d'éclairer les choix du gouvernement), «Repenser l'héritage», fait grand bruit depuis sa sortie en décembre 2021. Ses auteurs proposent une «réforme en profondeur de la taxation de l'héritage», qui permettrait de «réduire les droits de succession pour 99% de la population tout en apportant un surplus de recettes fiscales substantiel».

Le sujet est sensible et les propositions du CAE n'ont pas manqué de susciter des réactions assez vives. Une des plus violemment hostiles est venue des deux économistes Gilbert Cette et Elie Cohen, sur le site Telos. L'argument central est sans appel: «La fiscalité de l'héritage n'est pas LA réponse aux inégalités sociales».

«L'école Piketty» fait des émules

Il est vrai qu'en France, on a souvent tendance à chercher dans une hausse des impôts ou des taxes une réponse à beaucoup de problèmes. Mais, plus fondamentalement, on sent dans cette réaction aux propositions du CAE un grand énervement face à ce que les deux économistes appellent «l'école Piketty», en référence à Thomas Piketty, professeur à l'École d'économie de Paris bien connu pour ses écrits sur les inégalités et codirecteur du World Inequality Lab (Laboratoire sur les inégalités mondiales).

Pourtant, même ceux qui ne partagent pas les opinions de Thomas Piketty et de ses émules doivent reconnaître que leurs travaux exercent une influence considérable sur la pensée économique contemporaine. La note du CAE, loin d'être le signe d'une dérive gauchisante de quelques économistes français, s'inscrit dans le prolongement d'une réflexion sur l'héritage qui déborde très largement le cadre de l'Hexagone.

Ainsi en mai 2021, l'OCDE a publié un rapport sur l'impôt sur les successions dans lequel il était affirmé d'emblée que «les impôts sur les successions et les donations pourraient jouer un rôle plus important pour réduire les inégalités et améliorer les finances publiques». Cette organisation internationale, qui compte trente-huit pays membres et n'est pas précisément un repaire de gauchistes, fonde son analyse sur le constat suivant: au cours du XXe siècle, les inégalités de patrimoine ont reculé d'une façon spectaculaire dans les grands pays industrialisés, que ce soit aux États-Unis, en Allemagne, en France ou au Royaume-Uni, où les chiffres sont particulièrement frappants. Outre-Manche, la part du patrimoine détenue par les 10% de ménages les plus riches a diminué de moitié entre 1914 et 1991, passant de 93% à 46%.

Un patrimoine de plus en plus concentré

Mais ce mouvement s'est ensuite inversé. Ainsi, constate l'OCDE, «en France, la part du patrimoine détenue par le 1% des ménages les plus riches en 2000 était similaire à celle observée au milieu des années 1960 et au milieu des années 1940, et aux États-Unis, la part du patrimoine possédé par le 1% des plus riches était revenue, en 2014, aux niveaux observés dans les années 1930». Avec la hausse des prix de l'immobilier et de la bourse, ce mouvement de concentration des patrimoines privés entre les mains des ménages les plus riches ne fait que se renforcer.

Et, reprenant les travaux de Piketty et d'autres économistes, l'OCDE remarque que la richesse héritée occupe de nouveau une place importante dans les patrimoines. C'est notamment le cas au Royaume-Uni et en Allemagne, mais une tendance similaire est observée en France et aux États-Unis. «Si ces tendances se poursuivent, la richesse héritée pourrait de nouveau renouer avec les niveaux élevés atteints au début des années 1900.»

Est-il souhaitable de revenir à la Belle Époque et à une société de rentiers? Visiblement, les économistes de l'OCDE ne le souhaitent pas. Ils craignent une concentration du patrimoine de plus en plus marquée chez les plus âgés et une difficulté des plus jeunes à s'en constituer un, avec une hausse des prix de l'immobilier qui les écarte de l'accession à la propriété. Et cette difficulté pourrait s'accroître du fait que l'on hérite de plus en plus tard en raison de l'allongement de la durée de vie.

À cette inégalité entre générations s'ajouterait une inégalité intragénérationnelle, la concentration des patrimoines faisant que certains feraient des héritages très conséquents alors que d'autres, beaucoup plus nombreux, feraient des héritages modestes.

Très faible impôt sur les successions

Faut-il recourir à l'impôt pour corriger cette évolution? Certes, constate l'OCDE, l'impôt sur les successions n'est pas la panacée. Il doit être accompagné par d'autres réformes fiscales (notamment en ce qui concerne les revenus du capital) et non faites pour favoriser l'égalité des chances. Il peut aussi avoir des effets négatifs sur la transmission d'entreprises familiales, mais ces effets ne doivent pas être exagérés.

Il est très faible dans la plupart des pays, au point que dix d'entre eux au sein de l'OCDE l'ont supprimé depuis le début des années 1970, estimant qu'il introduisait beaucoup de complications pour des rentrées peu élevées. Aujourd'hui, il représente en moyenne seulement 0,5% de l'ensemble des recettes fiscales et ne dépasse le seuil de 1% que dans quatre pays: la Belgique, la Corée, la France (1,2%) et le Japon.

Aller plus loin serait justifié à la fois par un souci d'équité et un souci d'efficacité. «Du point de vue de l'équité, expose le CAE, il existe des arguments forts en faveur d'un impôt sur les successions, notamment d'un impôt calculé en fonction de la part du patrimoine reçu par le bénéficiaire avec une exonération pour les transmissions les plus faibles... Du point de vue de l'efficacité, bien que le nombre d'études soit limité, la littérature empirique semble suggérer que les impôts sur les successions ont des effets plus limités sur l'épargne que d'autres impôts prélevés sur les contribuables fortunés et confirme leur effet incitatif sur les héritiers, qui sont encouragés à travailler davantage, et sur les dons caritatifs des donateurs.»

Peu de successions sont taxées

En décembre 2021, le Trésor a également publié une étude sur le sujet. Celle-ci, qui n'engage que son auteur et ne représente pas le point de vue du ministère de l'Économie, n'a pas pour but de proposer une réforme de cet impôt; elle vise seulement à améliorer la prévision des recettes perçues à ce titre et avec l'impôt sur la fortune immobilière.

Mais elle reprend beaucoup des constats de l'OCDE et des travaux de Thomas Piketty. Elle effectue aussi un certain nombre de rappels très utiles sur ce que rapportent les droits de succession et leur poids réel en France: 12,6 milliards pour les droits de succession proprement dits et 2,5 milliards pour les droits de donation en 2020.

Ceux qui les craignent car ces droits les empêcheraient de transmettre le fruit d'une vie de labeur à leurs enfants peuvent être rassurés: la moitié des recettes des droits de succession est perçue sur les successions en ligne indirecte alors qu'elles ne représentent que 20% du nombre de successions; par ailleurs, le taux moyen d'imposition des successions s'élève à seulement 10% avec une différence notable entre les successions en ligne directe et indirecte, dont les taux moyens sont respectivement de 8% et 32%; enfin, en 2019, seulement 24% des successions en ligne directe ont été taxées.

Il faut en effet rappeler que les 100.000 premiers euros ne sont pas taxés en ligne directe, qu'il y a ensuite sept tranches d'imposition allant de 5% à 45% et que le taux de 45% ne s'applique qu'à partir de 1,8 million d'euros. Et les dispositifs permettant d'alléger la note sont nombreux: pacte Dutreil pour la transmission d'entreprises, assurance-vie, démembrement de propriété (donations en nue-propriété avec réserve d'usufruit), etc.

Taxer mieux plutôt que taxer davantage

Malgré tout, on l'a vu, la France figure parmi les pays où les successions sont le plus taxées, et les autres impôts et taxes y sont élevés. Le poids des prélèvements obligatoire dans le PIB y a atteint 45,4% en 2020, soit le deuxième rang des pays de l'OCDE, derrière le Danemark (46,5%), devant la Belgique, l'Italie et la Suède. Faut-il en rajouter? Le rapport publié par la commission internationale Blanchard-Tirole en juin 2021 sur «Les grands défis économiques» se montrait plutôt réservé: il conseillait de taxer mieux plutôt que de taxer davantage.

Il proposait ainsi de relever le seuil à partir duquel les successions sont imposées pour épargner davantage encore les plus modestes, mais d'imposer l'héritier en tenant compte de tout ce qu'il a reçu tout au long de sa vie (autres successions ou donations), ce qui alourdirait la facture pour les plus gros bénéficiaires. Pour rendre ces droits moins impopulaires, il suggérait d'en affecter les recettes à des actions favorisant l'égalité des chances, comme par exemple une aide au financement des études pour les moins favorisés.

Un débat public indispensable

La note du CAE qui a tant irrité Gilbert Cette et Elie Cohen reprend certaines de ces suggestions, mais va plus loin et son idée d'en tirer un «surplus de recettes fiscales substantiel», qui servirait notamment à financer le versement d'un capital à tous à la majorité, peut inquiéter. Mais les auteurs de la note, plus raisonnables que leurs critiques n'ont l'air de le penser, suggèrent aussi que ce surplus pourrait être utilisé autrement, par exemple pour réduire d'autres impôts pesant sur les ménages.

Sur le fond, tous les rapports et notes publiés au cours des derniers mois convergent sur un point, qui avait déjà été souligné par le CAE dans une étude de janvier 2018: la fiscalité des successions est impopulaire, mais en réalité mal connue et surestimée. Si la montée des inégalités justifie son renforcement et des réformes la rendant plus juste et efficace, il faudra faire un gros travail d'information et de discussion sur la place publique.

La campagne présidentielle pourrait être l'occasion de ce débat, mais c'est mal parti pour l'instant. À droite et à l'extrême droite, c'est le néant. À gauche, on ne s'est pas vraiment penché sur le problème et ce ne sont pas les propositions de Jean-Luc Mélenchon qui vont faire avancer la réflexion: «au-delà de 12 millions, je prends tout», c'est bien pour se faire applaudir dans les réunions électorales, mais ce n'est pas vraiment un programme. Mesdames et messieurs les politiques, il serait temps de vous mettre au travail.

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