Temps de lecture: 5 minutes
Quand la nuit tombe dans le val de Suse pendant l'hiver, elle enveloppe d'abord les montagnes. Elle s'engouffre ensuite entre les branches nues des pins et des mélèzes, puis vient terminer sa course au pied des massifs, où elle semble s'être abattue d'un seul coup sur les villages. Dans ce tableau nocturne, on ne distingue pourtant ce soir-là que la lumière.
Celle qui s'échappe des fenêtres des habitations, d'abord, formant dans le tableau noir des petits ballets de feux follets. Puis, plus fugace, celle des phares de voitures qui s'aventurent entre les routes sinueuses. Ils fendent alors l'obscurité durant quelques secondes avant de s'engouffrer aussi sec dans un tunnel, laissant la nuit reprendre ses droits.
Au volant de son minibus blanc, Andrea, 29 ans, ne boude pas son plaisir: ce soir la circulation est fluide. On n'entend pas encore les feux de cheminée crépiter dans les salles à manger, mais c'est tout comme. C'est son deuxième réveillon de Noël consécutif à la «Croce Rossa», la Croix-Rouge italienne –il faut dire qu'il a rejoint l'organisation il y a un an et demi.
«Mais ça ne me dérange pas plus que ça. Ici au moins, je me sens utile». Alors, c'est presque embarrassé qu'il doit se rendre à l'évidence: il a beau avoir sillonné la vallée de long en large, personne à secourir ce soir. «Hier encore, on n'a pas arrêté», assure-t-il même avant de garer le van devant sa trattoria préférée, un peu avant minuit.
Andrea a rejoint la «Croce Rossa» il y a dix-huit mois. | Julie Déléant
L'histoire de la Croix-Rouge dans le val de Suse est séculaire. L'organisation a d'abord été implantée en tant que sous-comité local en 1881 par un avocat, Felice Chiapusso, avant d'épouser diverses entités juridiques au fil des années jusqu'à devenir officiellement, en 1998, la Croix-Rouge italienne. Aujourd'hui, elle compte dix-sept salariés, dont Andrea, et dix fois plus de bénévoles.
Secours et assistance
Depuis quatre ans, la Croix-Rouge s'est lancée, aux côtés de la préfecture de Turin, des municipalités de Bardonnèche, Oulx et Clavières, de Rainbow4Africa et de la fondation Talitha Kum, dans le projet #MigrAlp. Il vise à apporter assistance et secours aux migrants qui tentent de traverser la frontière entre l'Italie et la France. Des dizaines de personnes chaque jour.
«Les conditions hivernales rendent les passages frontaliers plus difficiles et plus dangereux, ce qui rend la frontière moins perméable, avec une pression conséquente du côté italien de la frontière», commente Michele Belmondo, directeur de l'antenne de Suse. «La présence de familles nombreuses, souvent avec des enfants, complique encore la situation et la réponse humanitaire.»
Au centre d'accueil de Bussolin, nourriture de première nécessité et petits plaisirs. | Julie Déléant
90.000 euros ont été alloués aux opérations de surveillance et sauvetage de la Croix-Rouge en 2021, qui dispose également d'un centre d'accueil de nuit, dans la petite commune de Bussolin. Cette année, 3.800 personnes en exil y ont fait une halte avant de reprendre la route.
Sami* est l'une d'elles. Il a quitté Bagdad en 2017 avec sa fille et ses deux jeunes fils, Hussein, 11 ans, et Abas, 10 ans. De ses quatre longues années de traversée des Balkans, le cadet a rapporté quelques bagages. «Je parle déjà anglais, je comprends aussi le croate et le bosnien. Enfin le croate pas trop, mais le bosnien très bien», se félicite-t-il. Et pour cause: avec son père, ils y sont restés bloqués deux ans.
Abas n'attend désormais plus qu'une chose: rejoindre sa mère en Allemagne. «Guten tag!», lance-t-il d'ailleurs à son grand frère, hilare. Aujourd'hui, c'est Noël et le ciel est blanc. À l'heure où les tablées du Piémont se garnissent d'agnolotti, de vitello tonnato ou d'insalata russa pour célébrer la Nativité, le premier étage du centre logistique de Bussolin baigne dans un calme religieux.
Encore et encore
Sami passe une tête dans la salle de jeux, où Abas et Hussein sont occupés à jouer aux Lego. Il en profite pour sortir fumer une cigarette. Depuis le balcon, les Alpes semblent toiser la vallée. «Demain, on repart tous. Quatrième tentative», tranche-t-il.
Comme bon nombre de personnes qui, comme lui, doivent s'y prendre à plusieurs reprises pour franchir la frontière franco-italienne par voie pédestre, il connait désormais le trajet par cœur. D'abord, le train pour Oulx. De là, grimper dans le bus de 10h40. S'arrêter à Clavières, la dernière commune italienne avant la France. Puis s'attaquer à la montagne: une quinzaine de kilomètres à traverser jusqu'à Briançon, où se trouve le premier refuge.
Sami s'apprête à tenter de nouveau sa chance dans le but de gagner la France. | Julie Déléant
Afin d'échapper à la vigilance de la police aux frontières, cette dernière étape est souvent effectuée durant la nuit. Durant l'hiver, les températures sont glaciales, presque toujours négatives, et si l'on s'éloigne des chemins tassés par les skieurs, on s'engouffre aussitôt dans la neige jusqu'aux genoux. Ce froid glacial, beaucoup n'y sont pas préparés. Les gelures graves sont fréquentes, conduisant parfois à des amputations.
Abdul, bénévole depuis un an à la Croix-Rouge, peut en témoigner. L'an dernier, il a perdu quatre phalanges en tentant de rejoindre la France. Quand il a été secouru, ses doigts étaient devenus noirs. Il a compris tout de suite. «Le pire, c'est que je ne voulais même pas aller en France! Alors depuis ce jour, je me dis que mon destin, c'était peut-être la Croix-Rouge», confie-t-il.
Blessing, Mamadou et Mohamed, eux, ne témoigneront pas. Tous sont morts ces dernières années, au cours de leur traversée des Alpes. Au total, cinq décès ont été signalés. «Mais il y en a peut-être eu d'autres. La zone est très vaste, et si quelqu'un s'est blessé sans avoir donné l'alerte, nous n'avons pas pu en être informés», explique Michele Belmondo.
Un peu de beauté dans le tragique
En attendant la nuit, les pistes sont encore le terrain de jeu des skieurs. Après les célébrations familiales, quelques groupes sont venus profiter de la neige fraîche sur la «Voie Lactée» entre Clavières et Montgenèvre. Avec ses 410 kilomètres de pistes répartis sur deux pays, c'est l'un des plus grands domaines skiables du monde.
«Je ne les envie pas, j'ai horreur de ça», s'amuse Alessandro, bonnet rouge vissé sur la tête. Comme une dizaine d'autres personnes, il est arrivé à Suse il y a quelques jours pour faire du bénévolat à la Croix-Rouge durant les fêtes. Le reste de l'année, il passe la majeure partie de son temps à bord de l'Ocean Viking, le navire de sauvetage de l'association SOS Méditerranée.
Alessandro sur l'une des routes permettant de franchir la frontière entre la France et l'Italie. | Julie Déléant
Comme il s'attend à devoir bientôt rejoindre les équipes, tout juste autorisées à débarquer dans le port de Trapani, en Sicile, Alessandro profite de ses dernières heures dans la vallée pour affiner ses connaissances du terrain. Chaîne aux pieds, il s'est fixé pour objectif d'atteindre Montgenèvre, en France, à pied depuis Clavières.
Durant la traversée, Alessandro s'interroge sur le périple de tous ces «survivants», comme il les appelle, qui ont emprunté la route avant lui. «À combien de personnes faut-il mieux voyager: seul, à deux ou en petit groupe? Pour ne pas être vu par la police, mieux vaut-il longer la route ou traverser la forêt?»
Sur le trajet du retour, une anecdote lui revient. Il raconte l'histoire de Makbyel, 18 jours, secouru la semaine précédente à bord de l'Ocean Viking. Il avait 11 jours lorsqu'il a embarqué sur le navire. Après le sauvetage, sa mère lui a donné un deuxième prénom: SOS. «Des histoires belles et tragiques comme ça, on a pris l'habitude d'en entendre tous les jours.»
Un tunnel du val de Suse. | Julie Déléant
De retour au centre de Bussolin, Alberto et Paola, deux souriants septuagénaires venus de Rome, filment dans la cuisine les pâtes vegan cuisinées la veille par Alessandro. Abas et Hussein ont regagné leur lit superposé, le couloir est vide et silencieux. Soudain, un tourbillon d'air glacial s'engouffre dans le hall du rez-de-chaussée. C'est Andrea, qui rentre de son service. Juste temps de saluer les collègues, avant une nuit de sommeil bien méritée. Demain, Noël tirera sa révérence, et la vie reprendra son cours dans la vallée.
*Le prénom a été changé.