Société

Laurent Bouvet, par Jean-Laurent Cassely

Penseur du multiculturalisme et intellectuel de l'âge des réseaux sociaux, il est mort le 18 décembre 2021 à 53 ans.

Laurent Bouvet à l'université d'été du Parti socialiste, le 25 août 2012 à La Rochelle. | Jean-Pierre Muller / AFP
Laurent Bouvet à l'université d'été du Parti socialiste, le 25 août 2012 à La Rochelle. | Jean-Pierre Muller / AFP

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Politologue, essayiste et polémiste, Laurent Bouvet a été une figure polarisante de la gauche et du débat intellectuel du début du XXIe siècle. Très bon analyste de la scène politique française, il avait collaboré à Slate et notamment comme chroniqueur en 2016-2017, où il avait apporté son regard acéré sur la campagne présidentielle qui s'ouvrait alors. En 2017, avec la Fondation Jean-Jaurès et l'Université Paris-Diderot, nous avions lancé une émission sur YouTube consacrée à l'actualité des essais et des idées, «Disputes», dont il était l'un des chroniqueurs attitrés (vous pouvez en revoir des épisodes ici et ici).

Dans ses écrits, Laurent Bouvet avait me semble-t-il perçu deux éléments qui allaient devenir constitutifs de la crise de la gauche. Le premier était le lien entre ses partis, mouvements, intellectuels et le vote populaire. Ce lien était de moins en moins évident en raison des orientations économiques de la gauche de gouvernement dans les années 1990-2000, mais également parce que surgissait avec la globalisation une nouvelle question qui n'allait plus jamais disparaître: celle de la place faite aux minorités dans des sociétés devenues multiculturelles.

Face à une droite qui, du Front national à Éric Zemmour, adoptait une ligne claire sur l'immigration et l'identité, la gauche allait devoir trouver sa propre musique. Elle pouvait promouvoir une ligne d'intégration –assimilation old school (une laïcité dont se réclamait Bouvet), regarder ailleurs et disqualifier tout débat autour du multiculturalisme comme une tactique de la droite pour l'amener sur son terrain et la faire perdre (c'est encore à l'heure actuelle un réflexe assez répandu).

Les grilles d'analyse qu'a popularisées Laurent Bouvet il y a une décennie restent tout à fait pertinentes et actuelles.

Enfin l'une des options était d'embrasser un «multiculturalisme normatif», c'est-à-dire faisant du constat désormais partagé d'une diversité croissante de la population une chose bonne par elle-même. C'est précisément ce passage d'un multiculturalisme de fait à un multiculturalisme normatif qui définissait selon Bouvet l'identity politics, une approche des groupes sociaux par leur identité religieuse, leurs caractéristiques ethniques, leur orientation sexuelle ou leur genre, logiciel qui est devenu celui d'une gauche américaine souvent citée comme épouvantail par la tradition républicaine à laquelle appartenait Laurent Bouvet.

Une décennie après ses textes sur ce qu'il avait qualifié à la suite du géographe Christophe Guilluy d'«insécurité culturelle» à propos du vote des catégories populaires séduites par le FN, et à quelques mois d'une élection présidentielle qui voit un candidat situé à la droite de Marine Le Pen, sinon en position d'accéder au second tour, du moins fixant largement l'agenda par ses thèmes de campagne –et à vrai dire, par son thème de campagne unique, l'immigration– on peut considérer que les grilles d'analyse qu'avait popularisées Laurent Bouvet restent tout à fait pertinentes et actuelles.

Sans avoir nécessairement apporté toutes les réponses à ces épineuses questions –le retour à un commun qui marquait une situation antérieure parfois idéalisée apparaissant parfois en décalage avec la réalité et les attentes de nos contemporains–, Laurent Bouvet aura dans l'ensemble de ses écrits mis la gauche face à ses contradictions.

Laurent Bouvet intervenait principalement dans les médias comme cofondateur du Printemps républicain, un mouvement qui voulait remettre la laïcité au centre des valeurs de la gauche. Paradoxalement, les relais de sa pensée venaient de plus en plus des organes de presse classés à droite, ce qui avait valu à l'homme et au courant qu'il représentait l'accusation récurrente de droitisation. Il faut dire que Laurent Bouvet était devenu la figure la plus en vue d'un combat sans merci entre son camp, celui des laïcs revendiqués, volontiers traités d'«islamophobes» par leurs adversaires, et les courants qui se formaient autour des nouveaux mouvements antiracistes et féministes, souvent étiquetés «woke» par leurs détracteurs.

Je ne peux m'empêcher de voir dans cette disparition prématurée comme une allégorie de cette ambiance affreusement toxique.

Plus que de trancher sur le fond, il me paraît important de rappeler que cet affrontement dont Bouvet fut l'un des généraux est né à l'âge des médias numériques et des réseaux sociaux. Ce dispositif n'a évidemment pas à lui seul façonné les termes du débat, mais on peut penser que la haine et la volonté d'abattre l'autre, généralement métaphoriquement mais parfois physiquement, ont éloigné encore un peu les armées de militants en ligne retranchés derrière leurs comptes Facebook ou Twitter du commun des mortels, plus indifférents que polarisés sur ces sujets par ailleurs fondamentaux dans la France d'aujourd'hui.

Entre les menaces, les invectives personnelles, les insultes, les raids qui s'abattaient sur des protagonistes de cette guerre sans merci, sans pitié et souvent sans la moindre considération pour les êtres humains qui se trouvaient tour à tour victimes ou bourreaux en fonction de la cible du jour sur Twitter, le débat et la confrontation de points de vue opposés au sein d'une même rédaction étaient devenus en quelques années des objectifs illusoires, et d'ailleurs plus personne ne souhaitait débattre, surtout après les attentats de 2015. Chaque média, parti, think tank, maison d'édition dut se positionner et ne s'adresser qu'aux animateurs d'un seul de ces deux courants désormais irréconciliables, de manière parfois caricaturale, excluant de fait toute possibilité d'intégrer la nuance pour des raisons autant idéologiques que commerciales (il faut une lisibilité forte sur ces enjeux pour exister dans le débat public).

Pour avoir assisté à cette lente dérive entre deux blocs se renvoyant l'un à l'autre agressivité, malveillance et volonté d'anéantir l'adversaire, et même si la maladie dégénérative qui a emporté Laurent Bouvet à 53 ans n'a pas de lien avec ses activités d'intellectuel public, je ne peux m'empêcher de voir dans cette disparition prématurée comme une allégorie de l'ambiance affreusement toxique qui, plus que son contenu, a fini par définir le débat intellectuel en ligne des dernières années, inspirant souvent la peur et le rejet à celles et ceux qui étaient pris dans l'engrenage.

Je garde de Laurent Bouvet le souvenir d'une personne amicale et pleine d'humour dans la vraie vie, éloignée du personnage public redouté qui le résumait pour une partie de l'opinion et de ses adversaires.

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