Politique / Société

Migrant, réfugié, exilé, sans-papiers: notre façon de le nommer oriente notre regard sur l'étranger

Un réfugié, ça s'accueille. Un sans-papiers, ça se régularise. Un migrant, ça ne fait que passer.

À la frontière entre le Mexique et les États-Unis, des hommes et des femmes attendent d'être pris en charge par la police des frontières américaines, le 7 décembre 2021. John Moore / Getty Images North America / Getty Images via AFP
À la frontière entre le Mexique et les États-Unis, des hommes et des femmes attendent d'être pris en charge par la police des frontières américaines, le 7 décembre 2021. John Moore / Getty Images North America / Getty Images via AFP

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Des migrants. Des migrants partout, dans les journaux, à la télévision, dans des camions, des embarcations de fortunes, au fond des mers, échoués sur les plages.

Des migrants massés à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne ou plutôt, devrait-on dire, entre la Biélorussie et l'Europe, instrumentalisés, amenés par charters depuis leurs pays en guerre et projetés avec toute la force des intérêts diplomatiques sur les barbelés de Pologne, quand ils ne meurent pas d'hypothermie dans la forêt.

Des migrants retenus dans les camps de concentration turcs, Kurdes opprimés, empêchés d'avancer, servant de monnaie de chantage entre un dictateur madré et une Europe prête à payer le prix fort pour ne pas les laisser envahir ses campagnes électorales.

Des migrants échoués sur les plages grecques et italiennes, parfois tout petits, parfois tout à fait morts, souvent en famille, parqués dans des camps de tentes sans le moindre confort, sans espoir de dignité, sans avenir.

Des migrants au fond de la mer, peuple innombrable de fantômes noyés et anonymes, venus de pays où le sang coule et où il fait faim, soif, peur, et qui échouent à mi-chemin d'un but dont ils ne sauront jamais qu'il était un mirage.

Des migrants plein la bouche des politiques, en poste ou en campagne, brandis comme des croque-mitaines, soupçonnés de vouloir manger le pain des Français.

Les migrations humaines sont aussi anciennes que l'humanité elle-même. L'homme, parti d'Afrique, s'est installé aux quatre coins du monde et a mis en place diverses civilisations aux rencontres plus ou moins heureuses –souvent moins. Longtemps, il n'a su rester en place. Tandis qu'une partie de l'humanité se sédentarisait et créait villages et villes, fortifications et monastères, temples et champs de blé, une autre partait à la conquête de nouveaux territoires où, derechef, il pourrait s'installer, ériger de nouveaux forts, de nouvelles villes et cultiver de nouveaux champs.

Europe, terre d'asile?

Au XXIe siècle, l'homme a fait le tour de la Terre un nombre incalculable de fois. En Europe, l'heure n'est plus ni aux grandes conquêtes colonisatrices, ni aux persécutions à grande échelle justifiant d'immenses mouvements d'émigration. L'Amérique du Nord est peuplée notamment des descendants d'Irlandais affamés de la fin des années 1840 ou de Juifs européens fuyant les persécutions du XXe siècle, mais aussi d'Italiens, d'Allemands, d'Espagnols... Il est loin, si loin le temps où les Européens fuyaient pour trouver ailleurs un avenir meilleur. Désormais, c'est vers l'Europe qu'on fuit.

Le migrant d'aujourd'hui n'est plus celui d'autrefois. Il a même remplacé dans nos médias et dans nos bouches le sans-papiers d'il y a une vingtaine d'années. Migrant, exilé, réfugié, émigré: les mots ne manquent pas pour désigner celui qui a quitté son pays en espérant trouver asile ailleurs. Si les situations qui incitent ces personnes sont généralement les mêmes (la faim, la persécution, la misère, la guerre), la façon de les nommer ne cesse d'évoluer et reflète la vision que chaque société a de ces humains dont le point commun absolu et le principal défaut est d'être nés ailleurs.

Selon Michael Marrus, auteur de Les exclus: les réfugiés européens au XXe siècle (traduit par Anne Coldefy-Faucard et Jean-François Coldefy), «L'absence jusqu'au XIXe siècle [...] d'un terme général pour désigner les réfugiés est le signe que la conscience européenne ne les intègre pas comme une catégorie. Avant cette date, le mot réfugiés s'applique presque exclusivement aux protestants chassés du royaume de France à la fin du XVIIe siècle.»

En 1796, l'Encyclopædia Britannica indique que le mot «refugee» désigne «tout individu contraint de quitter son pays en période de trouble», mais selon Michael Marrus, «rien n'indique que cet usage [...] soit très répandu». Pendant la Révolution, ceux qui quittent la France préfèreront le terme d'émigrés. Ensuite, «jusqu'au second quart du XIXe siècle, les traités internationaux ne mentionnent pas les réfugiés et les États ne font aucune distinction entre les criminels en fuite et les victimes de la répression politique», explique Marrus.

C'est à la suite de la Première Guerre mondiale et des déplacements de population créés par l'effondrement des empires ottoman et russe, l'éclatement des Balkans et le génocide arménien, que les Européens se trouvent confrontés à un problème de réfugiés de grande ampleur. La Société des Nations instaure un haut-commissariat aux réfugiés et aborde pour la première fois ce problème à l'échelle internationale.

Avec les réfugiés du fascisme, nous dit Marrus, «apparaît la grande caractéristique des réfugiés du XXe siècle: ils ne savent pas où aller. Embarrassants, perdus, pauvres et souvent démoralisés, ils présentent à la communauté internationale l'image demeurée classique de suppliants indésirables.» L'après Seconde Guerre mondiale voit la création en 1947 de l'Organisation internationale pour les réfugiés (OIR), à laquelle succèdera l'actuel Haut commissariat aux réfugiés (HCR), fondé en 1950.

Changement de prisme

Si les réfugiés ont existé en Europe pendant des siècles, ce n'est que depuis le XXe siècle qu'ils représentent un problème de politique internationale où s'affrontent les intérêts de nations qui voient en eux une menace, économique ou politique. Ceux que l'on appelle aujourd'hui plus volontiers des migrants, et dont les motivations restent pourtant toujours les mêmes, sont devenus un point central des politiques européennes, et à mesure que le regard sur eux a changé, la façon de les désigner s'en est elle aussi trouvée modifiée.

La Convention relative au statut des réfugiés de 1951, signée par tous les pays européens, définit ainsi le réfugié: il s'agit d'une personne qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays de nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays.

Rares sont ceux qui font le distinguo entre les étrangers éligibles au droit d'asile et les autres. Tout étranger devient un migrant.

Or ceux pour qui on emploie aujourd'hui le terme générique de «migrants», autant dans le discours politique que médiatique, répondent en grande majorité à ces critères. Selon les associations du Pas-de-Calais, rapportait Le Monde en juillet dernier, les candidats au départ pour l'Angleterre sont «principalement des Érythréens, des Soudanais, des Afghans, des Iraniens et des Syriens, parmi lesquels de plus en plus de femmes et d'enfants»Lampedusa, en Italie, fait face à des vagues successives et ininterrompues d'arrivants de différentes nationalités.

«Quelque 530.000 migrants ont atteint les côtes italiennes depuis le début de l'année 2015, selon l'Organisation internationale pour les migrations (OIM)», rapporte Le Monde. À la frontière entre la Pologne et la Biélorussie se pressent des milliers de Kurdes irakiens et de Syriens chassés par la guerre et les persécutions.

En France, le discours officiel ne parle pourtant quasiment plus de réfugiés. Rares sont ceux qui font le distinguo entre les étrangers éligibles au droit d'asile et les autres. Tout étranger devient un migrant. Le Petit Robert de 1996 définissait le migrant comme une «personne qui s'expatrie pour des raisons économiques». Rien de plus. Signe des temps, le Robert d'aujourd'hui a une ligne supplémentaire. La définition se poursuit en ces termes: «Personne qui fuit son pays pour échapper à un conflit armé».

Les mots ont un sens

Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur, a précisé lors de sa conférence de presse du 29 novembre dernier que l'accord à trouver avec le Royaume-Uni pour gérer la crise migratoire ne pouvait être «un simple accord de réadmission de migrants sur le territoire» français. «La gestion de l'accueil des migrants qui souhaitent se rendre dans votre pays repose aujourd'hui en premier lieu sur la France, ce qui n'est pas normal», a écrit Jean Castex au Premier ministre britannique après la mort fin novembre de 27 personnes qui tentaient de traverser la Manche.

«Il suggère à Boris Johnson une série d'actions telles que le renforcement des expulsions de migrants irréguliers», précise Le Monde. On peut donc être à la fois migrant, c'est-à-dire de passage, et irrégulier, donc clandestin? Être à la fois sommé de ne faire que passer, tout en n'ayant pas même le droit de le faire?

Un migrant, c'est une vie qui se projette ailleurs, plus loin. C'est un humain en transit, une vie au futur qui ne fait que passer chez nous mais qui n'y a pas sa place.

En janvier 2017 pourtant, le candidat Macron félicitait dans une tribune Angela Merkel d'avoir «sauvé notre dignité en accueillant des réfugiés en détresse» lors de la crise migratoire de 2015. Quatre ans plus tard, dans le Journal du dimanche du 30 mai 2021, le président regrettait que «tous les migrants non éligibles au droit d'asile en Allemagne [soient] arrivés en France». Et c'est vrai que le plus simple, devant la crise migratoire qui semble souvent davantage menacer les dirigeants et leurs perspectives d'élection que les citoyens et leur tranquillité, c'est encore de tous les mettre dans le même sac.

Car le mot «réfugié», même quand on n'y connaît rien en droit international, est suffisamment transparent pour que chacun y lise qu'il désigne un humain qui mérite, à ce titre, une certaine protection puisqu'il est en danger. On se réfugie chez quelqu'un, quelque part, à la recherche de confort ou de réconfort. Un réfugié, on l'accueille, il a forcément souffert, on a pitié, on trouve normal de lui apporter une aide.

Mais un migrant? Un migrant, c'est une vie qui se projette ailleurs, plus loin. C'est un humain en transit, une vie au futur qui ne fait que passer chez nous mais qui n'y a pas sa place. Migrer, nous dit le Grand Robert, c'est «changer d'endroit, de région, émigrer (en parlant des humains et des espèces animales)». Ça n'implique pas un engagement altruiste. Les hommes et les oiseaux migrateurs, on se contente de les regarder passer.

Humains en transit

Est-ce un hasard si le mot «sans-papiers» est de moins en moins utilisé pour désigner les demandeurs d'asile, les candidats à la migration? Un sans-papiers, c'est quelqu'un qui voudrait en avoir, des papiers, qui a peut-être même droit d'en posséder, de ceux qui vous permettent de rester, de travailler et de vous faire une place dans une société d'adoption.

Le mot «sans-papiers» est une pure contradiction, qui signifie en réalité «sans les papiers permettant de rester légalement sur le sol français». Les tribunaux administratifs et les préfectures sont bourrés de «sans-papiers» pourvus de brouettes de dossiers et de paperasses en tout genre, exigés par l'administration et dont le volume ferait pâlir Kafka.

Ce sont bien des migrants, ces hommes, ces femmes, ces enfants qui traversent nos fils d'actualités et nos journaux télévisés et qu'on nous montre parfois morts, le nez dans le sable sur les plages de nos vacances.
 

Un migrant, ce n'est pas un sans-papiers, il n'en a pas besoin, puisqu'il ne va pas rester. Ce n'est pas un réfugié, puisqu'il se destine à aller habiter ailleurs. Ce n'est pas un émigré, car l'émigré, lui, il reste et il s'assimile.

Nommer «migrants» tous ceux qui traversent notre territoire pour fuir le malheur est une manière de les priver de présent, et de s'assurer que leur avenir aura lieu hors de nos frontières. Même ceux qui habitent des tentes en région parisienne et n'ont pas la moindre idée de la façon dont ils pourraient aller plus loin, et qui ne refuseraient pas de s'installer en France si l'opportunité leur était donnée, sont considérés comme des migrants.

Leur présent est un mouvement éphémère, à l'image de ce que leur font subir les forces de l'ordre qui ne cessent de les déloger dès qu'ils s'installent, en lacérant leurs tentes, en confisquant leurs biens, et en exigeant qu'ils ne s'installent pas dans notre présent à nous.

Ce sont bien des migrants, ces hommes, ces femmes, ces enfants qui traversent nos fils d'actualités et nos journaux télévisés et qu'on nous montre parfois morts, le nez dans le sable sur les plages de nos vacances. Ce n'est pas un abus de langage que de les désigner ainsi, car ils «changent d'endroit, de région» comme le définit le Robert, et nous ne leur donnons pas le droit de s'arrêter pour poser leurs bagages. Ils nous regardent les regarder passer, espérant que nous ouvrirons les portes de nos nations pour leur offrir un asile, un refuge.

Mais d'asile et de refuge il n'est souvent pas question.  Devant nos regards qui se détournent, ils reprennent leur migration et demeurent des sujets subissant la sémantique que nous leur infligeons, même involontairement, même avec la meilleure volonté du monde. Car si ce sont eux qui agissent les premiers en quittant leur pays pour en chercher un autre, c'est bien nous qui les déterminons mentalement en choisissant de les cantonner dans un mot qui les condamne à ne jamais s'arrêter, tels les Juifs errants du XXIe siècle.

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