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Aux États-Unis, les femmes bientôt privées du droit constitutionnel à l'IVG?

Les juges conservateurs de la Cour suprême semblent vouloir tourner la page de la célèbre jurisprudence Roe v. Wade de 1973. Plus d'une vingtaine d'États pourraient dès lors interdire l'interruption volontaire de grossesse.

Des manifestants devant la Cour suprême pendant les plaidoiories sur la loi du Mississippi qui interdit la plupart des avortements après quinze semaines, à Washington, DC. le 1er décembre 2021. | Chip Somodevilla / Getty Images / AFP
Des manifestants devant la Cour suprême pendant les plaidoiories sur la loi du Mississippi qui interdit la plupart des avortements après quinze semaines, à Washington, DC. le 1er décembre 2021. | Chip Somodevilla / Getty Images / AFP

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La décision n'est attendue que pour l'été 2022. Pourtant, les plaidoiries dans l'affaire Dobbs v. Jackson Women's Health Organization semblent d'ores et déjà avoir l'esquissée tant la majorité conservatrice de la plus haute juridiction des États-Unis s'est montrée plutôt réceptive aux arguments développés par l'État du Mississippi: non seulement sa loi interdisant le recours à l'IVG au-delà de quinze semaines pourrait être validée par la Cour suprême, mais cette dernière pourrait également en finir avec la jurisprudence Roe v. Wade, qui a consacré un droit Constitutionnel à l'avortement en 1973. Si tel devait être le cas, cette décision symboliserait le triomphe de la philosophie judiciaire originaliste.

Retour à une lecture originaliste de la Constitution

«Roe v. Wade et Planned Parenthood v. Casey hantent notre pays. Ils n'ont aucun fondement dans la Constitution», a tonné d'entrée de jeu l'avocat général du Mississippi, Scott G. Stewart. Un argumentaire résolument offensif et conforme au mémoire que l'État sudiste avait transmis à la Cour. Un angle d'attaque qui a selon toute vraisemblance retenu l'attention de cinq des six juges du camp conservateur.

Parmi les cinq juges, Brett Kavanaugh demeure sans aucun doute celui dont les propos ont laissé le moins de doute sur sa position. Face à l'avocate générale du gouvernement fédéral Elizabeth Prelogar, le juge nommé par le président Trump en 2018 n'a pas caché son inclination «originaliste». Théorie interprétative considérant que le sens du texte de la Constitution est figé dans le temps, les originalistes s'emploient ainsi à interpréter la Constitution telle qu'elle l'était au moment de sa ratification pour en préserver le «sens originel».

«Lorsque ces deux intérêts sont en jeu et qu'ils sont tous deux importants […] pourquoi cette Cour devrait-elle être l'arbitre plutôt que le Congrès, les législatures des États, les Cours suprêmes des États, le peuple […] ? Et il y aura des réponses différentes dans le Mississippi et à New York, des réponses différentes en Alabama et en Californie, parce qu'il y a deux intérêts différents en jeu et les gens dans ces États pourraient valoriser ces intérêts quelque peu différemment», a ainsi affirmé le juge Kavanaugh, mettant en exergue à plusieurs reprises le cœur même de l'argumentation du Mississippi selon lequel «la Constitution n'est ni pro-vie ni pro-choix». Des propos qui ne sont pas sans rappeler ceux du juge Scalia, principal thuriféraire de l'originalisme et juge à la Cour de 1986 à 2016.

Des militants participent à une veillée aux chandelles pour discuter des droits à l'avortement et pour marquer le 50e anniversaire de la décision historique Roe v. Wade devant la Cour suprême des États-Unis le 13 décembre 2021 à Washington, DC. | Alex Wong / Getty Images / AFP

Interrogé sur l'influence de sa foi sur sa philosophie judiciaire, Antonin Scalia avait déclaré en octobre 1992: «Je me trouve quelque peu embarrassé […] quand des catholiques ou des opposants à l'avortement me remercient sincèrement pour ma position sur Roe v. Wade. […] La Constitution ne prohibe pas plus l'avortement qu'elle ne l'autorise.» Au sein de la Cour, les juges Clarence Thomas, Brett Kavanaugh, Neil Gorsuch et Amy Coney Barrett partagent cette inclination pour l'interprétation originaliste. La cadette de la Cour, autrefois clerc judiciaire pour le juge Scalia, semble faire sienne la devise de son mentor selon laquelle «le stare decisis ne fait pas partie de ma philsophie originaliste, il en est l'exception pragmatique».

Le stare decisis n'est autre que la règle du précédent. Si cette dernière revêt un caractère contraignant pour les cours inférieures, qui se doivent de respecter les décisions des cours supérieures (on parle alors de vertical stare decisis), elle ne l'est pas pour la Cour suprême, qui peut tout à fait s'autoriser un revirement de jurisprudence. Des revirements de jurisprudences pris à témoin à la fois par le juge Kavanaugh et la juge Barrett, laquelle a affirmé que le stare decisis «n'est pas un commandement inexorable et qu'il y a des circonstances dans lesquelles un revirement est possible». Des décisions majeures telles que Brown (inconstitutionnalité de la ségrégation scolaire) ou Lawrence (inconstitutionnalité d'une loi criminalisant la sodomie masculine) ont ainsi servi de faire-valoir à un possible renversement des jurisprudences Roe et Casey.

L'équation complexe du juge Roberts

Le président de la Cour suprême John Roberts, réputé plus modéré, demeure surtout attaché à la légitimité de sa Cour, laquelle repose d'abord et avant tout sur la stabilité du droit. Là où le doyen de la Cour Stephen Breyer et sa consœur ont alerté sur les conséquences désastreuses que pourraient avoir un renversement de Roe, le juge Roberts a semblé s'échiner à chercher un possible compromis, s'appuyant sur le délai légal de recours à l'IVG dans d'autres pays pour justifier un maintien de la loi du Mississippi sans pour autant revenir sur Roe.

Un compromis qui sera néanmoins difficile à obtenir. En témoignent les propos du juge Alito, connu pour son conservatisme à tout crin, adressés à Julie Rikelman, avocate pour le Centre de droits reproductifs: «Votre mémoire dit que les seules options que nous avons sont de réaffirmer Roe et Casey ou de les renverser entièrement: “Il n'y a pas de demi-mesure ici”.»

Le président de la Cour suprême cherche un compromis qui maintiendrait à la fois la loi du Mississippi et la jurisprudence Roe.

L'an dernier, dans l'affaire June Medical Services LLC v. Russo, le juge Roberts s'était rangé aux côtés des juges progressistes (Breyer, Kagan, Sotomayor et Ginsburg) sans toutefois cacher que sa décision devait davantage à son respect pour la règle du précédent (et donc la stabilité du droit) qu'à son opinion sur le fond de l'affaire. S'il a semblé une fois encore privilégier une forme de modération destinée à dessiner un possible compromis à même de satisfaire deux philosophies judiciaires diamétralement opposées, cela pourrait bien se solder cette fois-ci par un échec tant ses confrères comme sa consœur Amy Coney Barrett semblent vouloir revenir à une interprétation plus étroite du 14e amendement.

D'autres droits bientôt en péril?

Dans une Amérique «post-Roe», le droit Constitutionnel à l'IVG n'existerait plus. Pour reprendre une fois encore les propos du juge Scalia: «Si la Constitution ne traite pas d'une question, c'est au processus démocratique d'apporter une réponse. Si vous voulez quelque chose, vous persuadez vos concitoyens que c'est une bonne idée et vous adoptez une loi.»

Concrètement, plus d'une vingtaine d'États interdiraient ou restreindraient considérablement le droit à l'IVG. En outre, cela pourrait être le début d'un nouveau péril pour d'autres droits protégés par la Constitution. Comme l'a évoqué la juge Sotomayor, derrière l'opposition au droit à l'avortement se cache aussi souvent –et c'est le cas pour une large majorité d'originalistes–, l'opposition à la notion d'interprétation «substantielle» de la clause de procédure régulière (substantive due process), une notion selon laquelle la clause procédure régulière protège non seulement certaines procédures juridiques, mais aussi certains droits sans rapport avec la procédure.

Le droit à la contraception (Griswold v. Connecticut) ou le droit au mariage des personnes de même sexe (Obergefell v. Hodges) se reposent sur cette fameuse clause… «They say I did something bad, then why's it feel so good?», dirait Taylor Swift.

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