Égalités / Société

«Néo-féministe», le néologisme qui divise

Utilisé par les opposants au féminisme contemporain, jugé trop vindicatif, ce mot est employé de façon critique, voire péjorative. Anatomie d'un terme en vogue. 

Dans les rues de Toulouse, une jeune femme défile à l'occasion de la manifestation organisée par Nous Toutes le 25 novembre 2021. | Lionel Bonaventure / AFP
Dans les rues de Toulouse, une jeune femme défile à l'occasion de la manifestation organisée par Nous Toutes le 25 novembre 2021. | Lionel Bonaventure / AFP

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Sur les ondes de Sud Radio, la journaliste et essayiste Élisabeth Lévy dénonçait le 13 mai 2020 un «néo-féminisme qui criminalise le désir masculin». Elle n'est pas la seule. Le 8 mars 2021, le journal Marianne publiait une tribune intitulée «Quand le néo-féminisme dessert la cause des femmes». Une autre tribune, publiée le 10 août 2020 par Le Télégramme, indiquait: «Les dérives du néo-féminisme: “c'est la haine des hommes!”».

À l'instar du «wokisme» ou encore de l'«islamo-gauchisme», le mot «néo-féministe» est en vogue dans une certaine presse comme chez les idéologues. Mais que signifie-t-il? Chez certains universitaires, le terme est utilisé de manière purement descriptive. Il désigne l'émergence d'une nouvelle génération de féministes pour les démarquer de la précédente.

Aujourd'hui, il est difficile de trouver une définition institutionnelle du «néo-féminisme». Si l'on en croit les utilisateurs du terme, le mot désignerait un féminisme «victimaire, puritain et essentiellement sexiste». C'est ce que défend Renée Fregosi, philosophe et politologue, dans une tribune écrite pour Le Figaro.

Pascal Bruckner, essayiste, décrit le «néo-féminisme» comme «un féminisme qui accuse le genre masculin tout entier» lors d'un passage sur France Inter. Il oppose également le «néo-féminisme» au féminisme de Françoise Giroud, Élisabeth Badinter ou Simone de Beauvoir, qui était selon lui «un féminisme de réconciliation».

 

Griefs contre les «néo-féministes»

Dans la bouche de ceux qui l'emploient, le terme «néo-féminisme» est souvent suivi d'une série de griefs. Ainsi, Valérie Toranian, directrice de la Revue des Deux Mondes, l'utilise pour dénoncer les dérives du féminisme intersectionnel: «Le néo-féminisme intersectionnel et racisé fait aujourd'hui la promotion d'un identitarisme obsessionnel qui fut l'apanage de l'extrême-droite.»

Interrogée pour Slate, Audrey Jougla, professeure de philosophie et autrice de la tribune «Quand le néo-féminisme dessert la cause des femmes», précise que le «néo-féminisme» recouvre «un féminisme très vindicatif de la troisième vague dans son ton et sa manière d'agir». De son côté, Tristane Banon, journaliste et romancière française, explique au journal belge L'Écho que le mouvement «néo-féministe» «diabolise et exclut les hommes» et qu'il est «inutilement agressif, radical et extrémiste».

Un outil de disqualification idéologique

L'emploi du mot «néo-féminisme» n'est pas nouveau. Déjà, à la fin des années 1970, on l'entend dans un moment de forte opposition au mouvement féministe. «Certaines intellectuelles, par exemple Annie Le Brun, se sont mises à attaquer le féminisme, analyse Martine Storti, autrice de Pour un féminisme universel et ancienne militante du MLF. Après sept ou huit ans de militantisme au MLF, les effets du féminisme se faisaient sentir et certaines s'en exaspéraient, critiquant tous azimuts.»

C'est dans ce contexte que l'écrivaine française Annie Le Brun publie en 1978 un essai intitulé Lâchez tout dans lequel elle dénonce le «néo-féminisme». Une notion qu'elle définit «par opposition au féminisme, dont le souci majeur était justement d'en finir avec tous les ghettos des femmes entre elles», explique-t-elle lors d'un passage dans l'émission littéraire «Apostrophes».

Elle y dénonce un totalitarisme qu'elle considère comme vecteur d'une propagande fondée sur l'apologie de la différence sexuelle féminine. L'écrivaine va plus loin en comparant les «néo-féministes» à des «meutes hurlantes» et à une solution collective qui chercherait à «effacer l'individualité de chaque femme» à l'instar du «fascisme ou du stalinisme».

D'Annie Le Brun aux tribunes du Figaro mentionnées précédemment, le mot «néo-féminisme» semble être employé pour discréditer le bien-fondé d'un engagement féministe –souvent jugé extrémiste– à une époque donnée. Pour Martine Storti, le mot est avant tout une construction idéologique qui sert de «disqualification globalisante. On désigne par ce terme le féminisme dont on ne veut pas, c'est une facilité.»

Le mot «néo-féminisme» devient alors une excuse pour accuser une féministe de tous les maux. «Aujourd'hui, on met dans “néo-féministe” aussi bien l'écriture inclusive que l'intersectionnalité, l'idéologie décoloniale ou même la lutte pour l'élargissement du droit à l'avortement, estime-t-elle. Tout est amalgamé, comme si, lorsqu'on était pour l'écriture inclusive, on était aussi complice du terrorisme islamiste. Ce sont des globalisations détestables.»

Cette disqualification, les militantes féministes la vivent dans leur chair. Les femmes désignées comme des «néo-féministes» le reçoivent comme une offense: «Lorsque les gens m'ont qualifiée ainsi, ça a toujours été pour m'insulter» déclare Simone, activiste féministe et fondatrice du blog Minute Simone.
 

Le féminisme, c'était mieux avant?

Certaines activistes féministes contemporaines perçoivent également le mot «néo-féminisme» comme une manière de contester leur appartenance au mouvement féministe: «C'est pour décrédibiliser l'ensemble de nos combats. C'est un peu une façon de nous couper de l'historicité du féminisme, de nous invalider», analyse Anna Toumazoff, activiste féministe.

En 1978, Annie Le Brun reprochait aussi au «néo-féminisme» du MLF de «canaliser et caricaturer par les limites d'un corporatisme sexuel l'ampleur de la révolte de féministes comme Louise Michel ou Flora Tristan». Ce procédé d'opposition entre féministes du passé et celles de la nouvelle génération est inhérent au terme «néo-féministe» selon Christine Bard, historienne du féminisme et de l'antiféminisme: «C'est une manière d'opposer les féministes entre elles. C'est une tactique antiféministe bien rodée de faire travailler dans le débat un conflit de générations qui mineraient de l'intérieur le féminisme», détaille-t-elle.

Cet antagonisme entre nouvelle et ancienne générations de féministes est régulièrement mobilisé par les utilisateurs du mot «néo-féministe». Ainsi, lors d'un passage sur CNews, le philosophe Alain Finkielkraut estimait que «les néo-féministes ne combattent plus pour l'égalité des droits, car elles l'ont obtenu, elles combattent pour les places». Il estimait également, sur France Inter, qu'elles étaient «des mauvaises joueuses» et que «certaines féministes continuent, comme si de rien n'était, à dénoncer la perpétuation, voir l'aggravation, de la domination masculine».

Pour Francine Descarries, professeure de sociologie à l'Institut de recherches et d'études féministes de l'Université du Québec, cet aspect du mot «néo-féministe» correspond à celui du «mythe de l'égalité déjà là». Ce concept, forgé par la sociologue Christine Delphy, est apparu «lorsque les plus grandes embûches législatives [concernant les droits des femmes, ndlr] ont été abolies avec des nouvelles lois qui prônent l'égalité», poursuit Francine Descarries.

Le mythe en question «laisse croire qu'à la suite de l'obtention de ces droits, il n'est plus nécessaire de lutter et que la lutte pour l'égalité des femmes est aboutie». Une idée que la sociologue récuse: «Ce type d'idéologie vient avec l'idée qu'il faudrait cesser toute analyse différenciée selon les sexes», explique-t-elle.

Le «néo-féminisme» existe-t-il?

Si les usages idéologiques du mot «néo-féminisme» s'avèrent disqualifiants, force est de constater que les relais du terme ne sont pas tout le temps farouchement antiféministes. Ainsi, Élisabeth Badinter, philosophe dont les thèses sur la maternité comme construction sociale ont retenti dans le milieu féministe des années 1980, utilise également le terme.

«À chaque nouvelle génération, on a l'impression qu'il y a une réinvention du féminisme.»
Francine Descarries, professeure de sociologie

Dans une tribune pour le Journal du dimanche, elle dénonce un «néo-féminisme» qui déclare «la guerre des sexes» et des activistes «néo-féministes» qui mènent vers «un monde totalitaire». L'utilisation du terme par certaines activistes féministes, plus âgées, cache-t-il une forme d'incompréhension et de rupture entre deux générations?

Sur le plan purement linguistique, être une «néo-féministe» n'est pas une insulte. Le terme est parfois utilisé dans le monde universitaire pour désigner une nouvelle génération de féministes afin de les distinguer de la précédente. Pour autant, cela justifie-t-il l'utilisation du terme?

Selon Francine Descarries, la division entre ancienne et nouvelle génération de féministes est une illusion: «À chaque nouvelle génération, on a l'impression qu'il y a une réinvention du féminisme. Il y a peut-être une réinvention de stratégies, de façons dont interprète la réalité. Chaque génération s'est inspirée de la génération précédente et elle prend, complète, ajoute des adaptations.» La messe est dite: il ne reste plus qu'à espérer la réconciliation de toutes les féministes, qu'elles soient «néo» ou non.

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