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En Pologne, ces gens ordinaires qui portent secours aux migrants coincés à la frontière

Alors que la crise migratoire entre la Pologne et la Biélorussie se prolonge, des habitants de l'est polonais se sont improvisés travailleurs humanitaires. Mais ce travail a un coût, tant physique que moral.

«<em>Cela fait des semaines que je ne dors que très peu</em>, soupire Urszula Humienik-Dworakowska. <em>Mais si nous n'aidons pas ces gens, qui le fera?</em>» | Guillaume Ptak
«Cela fait des semaines que je ne dors que très peu, soupire Urszula Humienik-Dworakowska. Mais si nous n'aidons pas ces gens, qui le fera?» | Guillaume Ptak

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À Bialystok, en Pologne

Ils s'appellent Mariusz, Urszula, ou Katarzyna, et sont médecins, ouvriers du bâtiment ou professeurs de yoga. Contrastant avec la ligne dure adoptée par le gouvernement polonais, ces citoyens ordinaires se sont organisés pour venir en aide aux personnes piégées à la frontière biélorusse: jour et nuit, ils parcourent la forêt à la recherche de migrants égarés, tentant de leur fournir des vivres, des vêtements chauds, et de les informer de leurs droits en tant que demandeurs d'asile.

Car si quelques centaines de migrants ont été renvoyés au cours des dernières semaines dans leurs pays d'origine, environ 2.000 d'entre eux seraient toujours bloqués à la frontière.

Afin de collecter des dons et des biens de première nécessité pour les migrants, de nombreux réseaux d'entraide informels se sont créés à travers toute la Pologne. Les bénévoles mettent particulièrement à profit les réseaux sociaux pour récolter de la nourriture et des vêtements, et médiatiser l'ampleur de la tragédie qui se joue depuis plusieurs mois aux frontières de l'Union européenne.

Un groupe Facebook intitulé «Support refugees in Poland, Belarus and Lithuania» rassemble ainsi déjà plus de 16.000 membres. Ceux-ci relaient les dernières informations en provenance de la frontière, et y coordonnent l'acheminement et la distribution de produits de premières nécessités.

En dépit de l'arsenal répressif déployé par le parti conservateur Droit et Justice au pouvoir, certaines initiatives citoyennes ont participé à médiatiser la cause des migrants, telles que la campagne «Green Lights». Lancée par Kamil Syller, un avocat résidant dans la zone d'exclusion le long de la frontière, celle-ci enjoint les habitants de la région à placer des lumières vertes à leurs fenêtres, afin de signaler aux migrants qu'ils peuvent y trouver de l'aide.

Par-delà les frontières

L'initiative a rapidement dépassé les frontières de la région: le mois dernier, des institutions culturelles renommées telles que le Palais de la Culture et de la Science de Varsovie, la Halle du Centenaire de Wrocław ou encore le Théâtre polonais de Poznan se sont parées de lumières vertes, en solidarité avec les migrants.

«La plupart d'entre nous sont parents. Nous ne pouvions pas rester les bras croisés.»
Urszula Humienik-Dworakowska, professeure de yoga

Pour la majorité de ces bénévoles, c'est la première fois qu'ils participent à de telles activités. «90% d'entre nous sont des gens ordinaires», explique Urszula Humienik-Dworakowska, professeure de yoga à Bialystok, une ville située à 50 kilomètres de la frontière. Celle est désormais coordinatrice au sein du collectif Grupa Granica, qui vient en aide aux migrants, ajoute: «La plupart d'entre nous sont parents. Lorsque nous avons vu ce qui était en train de se passer, nous ne pouvions pas rester les bras croisés.»

Un sentiment partagé par Mariusz Kurtyka, ouvrier dans le bâtiment et résident de Bialystok: lorsque ce père de trois enfants a pris conscience de l'étendue de la catastrophe humanitaire se jouant à la frontière, il a lui aussi rejoint Grupa Granica.

Mariusz Kurtyka, ouvrier dans le bâtiment et résident de Bialystok, a rejoint le collectif Grupa Granica. | Guillaume Ptak

Au cours de notre interview, il fait défiler sur son téléphone des photos et vidéos qui lui ont été envoyées par plusieurs familles bloquées de l'autre côté de la frontière, pour la plupart originaires du Kurdistan irakien. On peut y voir des enfants en bas âge, dormant dans des tentes, à même le sol de la forêt.

Visiblement échaudé, Kurtyka ne mâche pas ses mots à l'égard du gouvernement polonais: «Les migrants ont été diabolisés par une partie des médias et par le gouvernement conservateur, qui les présentent comme une menace existentielle pour la Pologne. Ces gens veulent juste vivre une vie normale dans un meilleur environnement. Et voilà comment ce soi-disant monde meilleur les accueille.»

À l'épreuve du froid

Les conditions à la frontière, déjà très difficiles auparavant, se sont aggravées avec l'arrivée de l'hiver: l'accès à l'eau potable et à la nourriture y est extrêmement limité, et la majorité des migrants ne disposent pas de vêtements suffisamment chauds pour affronter les températures glaciales.

«La situation à la frontière est intenable, abonde Urszula Humienik-Dworakowska. La nuit, la température descend en dessous de zéro, les gens sont en état d'hypothermie et de malnutrition, ils sont épuisés.» À la mi-novembre, le gouvernement polonais recensait déjà une douzaine de décès dans la zone frontalière.

Sur l'une des photos prises par Mariusz Kurtyka, on peut voir un enfant vivant dans la forêt. | Guillaume Ptak

Face à l'extrême détresse physique et psychique des migrants, les bénévoles ont été tenus d'improviser. «Il nous a fallu apprendre à prodiguer des soins de premier secours, à traiter des cas d'hypothermie, des engelures, explique Humienik-Dworakowska. On s'est formé sur le tas.»

Les membres de Grupa Granica doivent de plus composer avec l'hostilité des autorités. «Les relations avec la police et les gardes-frontières sont compliquées, confirme Kurtyka. Ils n'approuvent pas notre travail, et tentent régulièrement de nous mettre des bâtons dans les roues.» Le gouvernement polonais a été accusé à de multiples reprises d'avoir repoussé des demandeurs d'asile vers la Biélorussie, en violation du droit international.

La photo d'un bébé kurde irakien, nourri en plein air par des parents sans toit. | Guillaume Ptak

En plus des relations conflictuelles avec les autorités, les bénévoles doivent aussi faire face à l'hostilité d'une partie de la population, qui soutient la ligne répressive du gouvernement.

Un impact psychologique

Certains activistes ont déjà subi des représailles: dans la nuit du 13 au 14 novembre dernier, cinq voitures appartenant au groupe de soignants Medycy na granicy, qui prodiguent des soins de premiers secours aux migrants, ont été vandalisées.

Les pressions quotidiennes auxquelles sont soumis les habitants de la région et les scènes dramatiques auxquelles ils assistent régulièrement prélèvent déjà un lourd tribut sur leur santé physique et mentale.

Izabela Trybus, 42 ans, est psychothérapeute à Bialystok. Elle confie traiter un nombre croissant de résidents de la région affectés par la crise migratoire. Une fois par semaine, elle organise dans son cabinet des séances collectives pour une quarantaine de personnes.

Izabela Trybus, psychothérapeute à Bialystok, organise des séances de groupe à destination des résidents de la région. | Guillaume Ptak

L'occasion pour les participants de partager leurs expériences respectives, et de trouver un soutien psychologique. «Mon rôle en tant que thérapeute est d'aider ces personnes à mettre des mots sur les expériences, parfois très douloureuses, qu'elles ont vécues, explique Trybus. C'est très difficile d'appréhender et d'extérioriser de tels états émotionnels, dans des situations parfois de vie ou de mort.»
 

Irritabilité, hypersensibilité, fatigue physique et mentale, troubles du sommeil: tous les activistes que nous avons rencontrés nous ont fait part des mêmes souffrances. «Cela fait des semaines que je ne dors que très peu, soupire Urszula Humienik-Dworakowska. Mais si nous n'aidons pas ces gens, qui le fera?
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