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Pédocriminalité: l'enseignement artistique aura-t-il droit à son #MeToo?

Le sport, la famille, ou encore l'Église ont été pointés du doigt pour leur gestion d'affaires de pédocriminalité. Mais un autre espace accueillant des enfants commence à faire parler de lui: celui de l'enseignement artistique extrascolaire.

Pour un élève très jeune qui place toute sa confiance dans son professeur, il peut être difficile de savoir si une limite est franchie. | Gaelle Marcel <a href="https://unsplash.com/photos/QQ90SWD06F0">via Unsplash</a>
Pour un élève très jeune qui place toute sa confiance dans son professeur, il peut être difficile de savoir si une limite est franchie. | Gaelle Marcel via Unsplash

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«Dans les domaines artistiques, il y a une admiration du maître ou de la maîtresse qui est un grand ou une grande artiste. On a l'impression que la personne va vous apporter quelque chose d'inédit, et aussi que vous êtes l'élu. Ça renforce les phénomènes d'emprise, que ce soit en théâtre, en danse ou en musique.»

Hélène Marquié est professeure à l'université Paris-VIII, spécialiste des arts vivants et en particulier de la danse. Selon elle, les institutions d'enseignement artistique sont très en retard dans la lutte contre les violences sexuelles en général, et tout particulièrement contre la pédocriminalité. Pourtant, des affaires commencent à sortir de ce milieu très fermé.

Un milieu clos qui commence à s'ouvrir

En juin 2021 paraît dans Médiapart une longue enquête sur les agressions sexuelles perpétrées sur des mineurs dans des conservatoires de musique, à la suite de la suspension d'un professeur du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. L'auteur de l'article, Antoine Pecqueur, lui-même bassoniste, espère que les choses sont en train de changer. «Je pense que très longtemps, le milieu musical n'a pas du tout voulu voir ces affaires, que c'était mis sous le tapis.» L'enquête revient sur de nombreuses affaires, du conservatoire de Paris au suicide du chef de chœur Pierre-Marie Dizier à la suite de son incarcération pour viols et agressions sexuelles sur mineurs.

«C'est très dur de parler quand il n'y a pas de précédent.»
Hélène Marquié, professeure à l'université Paris-VIII, spécialiste des arts vivants

Du côté des comédiens et des comédiennes, on tente depuis quelques temps de faire bouger les lignes. Le 29 juin 2020, Marie Coquille-Chambel, critique de théâtre sur YouTube et doctorante en études théâtrales, a révélé avoir été victime de violences et de menaces de la part d'un acteur de la Comédie-Française. Son témoignage en a entraîné d'autres, rassemblés sous le hashtag #MeTooThéâtre, qui s'est ensuite organisé en collectif.

Les écoles de théâtre participent aux violences sexuelles dans ce milieu. «On a lancé un compte Instagram. Les témoignages sur les écoles se sont multipliés, et on ne reçoit pratiquement plus que ça», estime Marie Coquille-Chambel. Si la majorité des élèves de ces écoles sont adultes, les cours destinés aux mineurs ne sont pas épargnés par les agressions.

En revanche, il n'existe pas de #MeTooDanse. Si un surveillant de l'Opéra de Paris a été mis en examen pour attouchements sur mineurs, l'affaire a été peu médiatisée. «C'est un tout petit milieu, encore plus que le cinéma. Presque tout le monde se connaît, explique Hélène Marquié. Et c'est très dur de parler quand il n'y a pas de précédent.»

Au Royal Ballet de Londres, le chorégraphe star Liam Scarlett a été accusé en 2018 de harcèlement sexuel envers des élèves de l'école. L'enquête interne a conclu qu'il n'y avait pas de preuves, mais l'institution n'a plus souhaité travailler avec lui. En avril 2021, le Théâtre royal du Danemark a annulé un de ses ballets en raison de «comportements offensants».

Liam Scarlett est mort le lendemain, il s'est vraisemblablement suicidé. Quelques mois plus tard, le journaliste Luke Jennings publiait une enquête apportant sur les faits un éclairage glaçant: «Tout ce dont Liam a été accusé lui a d'abord été fait. C'était un comportement acquis.»

Des facteurs de risques

«Je me méfie énormément de la figure du maître-gourou, et de ses adeptes. Malheureusement, cela existe dans la musique», affirme Antoine Pecqueur, soulignant que les cours de musique sont souvent des cours particuliers. Pour Hélène Marquié, «une personne qui enseigne, c'est une personne qui en sait plus que vous par définition. Mais quand cette hiérarchie est affirmée, encore et encore, quand les personnes sont auréolées de prestige et deviennent inattaquables, comment voulez-vous faire pour dire qu'il s'est passé quelque chose alors que vous n'avez que 8 ans?»

«Il y a cette idée reçue, mais extrêmement ancrée, que dans ces domaines, il faut souffrir pour progresser.»
Hélène Marquié, professeure à l'université Paris-VIII, spécialiste des arts vivants

Sans compter qu'il s'agit de milieux très compétitifs pour les élèves souhaitant se professionnaliser. «Il y a toujours cette envie de vouloir plaire absolument au metteur en scène ou au professeur, être la plus belle ou le plus beau, le plus talentueux ou talentueuse, et cela peut donner lieu à des relations d'emprise», explique Marie Coquille-Chambel.

Dans ces trois disciplines, le travail du corps fait partie intégrante de l'apprentissage, et les enseignants peuvent avoir besoin de toucher leurs élèves. Or, pour un élève très jeune qui place toute sa confiance dans son professeur, il peut être difficile de savoir si une limite est franchie. Hélène Marquié va plus loin: «Il y a aussi cette idée reçue, mais extrêmement ancrée, que dans ces domaines, il faut souffrir pour progresser. Je ne suis pas en train de dire qu'on devient artiste sans faire des efforts, mais il n'y a aucune commune mesure avec cette espèce de mythologie selon laquelle il faut souffrir, et que plus on est maltraité, plus c'est la preuve que le professeur s'intéresse à vous.»

Un flou peut également être entretenu autour de la notion de jeu. «On a eu le témoignage d'une jeune comédienne qui avait un texte à jouer dans lequel un autre personnage devait toucher furtivement sa poitrine. Et le comédien a insisté, au-delà de ce qui était dans la didascalie. Là, ce n'est plus du jeu, c'est une agression sexuelle», se souvient Marie Coquille-Chambel.

Des solutions qui existent

«Ça concerne évidemment une minorité, mais il faut s'y pencher», explique Antoine Pecqueur à propos de ces affaires. «L'Éducation nationale a mis en place de bons dispositifs dont on devrait s'inspirer. Pour les cours particuliers, par exemple, garder la porte ouverte et faire en sorte qu'il y ait toujours quelqu'un d'autre dans la salle.» Il note aussi qu'il faudrait encadrer davantage les stages d'été, et que de plus en plus de conservatoires installent des parois vitrées dans leur salles de cours.

Pour le collectif #MeTooThéâtre, il est nécessaire de former davantage les personnes des institutions. «Les écoles et les théâtres ne savent pas comment accueillir la parole, ou que faire au niveau juridique. Il faut beaucoup de pédagogie, et des personnes référentes, estime Marie Coquille-Chambel. On peut aussi faire en sorte d'éloigner les personnes accusées, et de mettre fin à l'impunité.»

À la suite de la mobilisation contre les violences sexistes et sexuelles dans le milieu du théâtre, il a été obtenu de la ministre de la Culture Roselyne Bachelot que le versement des subventions soit désormais conditionné à la création de dispositifs de signalement, à la formation des équipes et à la mise en place de dispositifs de prévention.

Hélène Marquié note quant à elle que, dans la mesure où les professeurs de danse doivent être titulaires d'un diplôme d'État, il faudrait en profiter pour former les candidats à ces questions. «Il faut aussi mettre en place de la prévention là où l'Etat et les collectivités territoriales ont la mainmise, c'est-à-dire les conservatoires et les écoles subventionnées. Qu'il y ait des sensibilisations, des formations, des cellules d'écoute et d'accueil, des procédures disciplinaires qui soient prévues et appliquées.»

«Très souvent, les profs réagissent un peu comme une corporation attaquée, en disant “Mais on n'est pas des violeurs”», regrette Antoine Pecqueur. Pourtant, personne plus que les artistes ne souhaite voir les choses bouger. «Je suis fou de musique. J'adore ça. Mais c'est justement pour qu'on puisse continuer à l'étudier de manière sereine qu'il faut réformer certaines choses.»

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