Santé / Société

Du «Code noir» au chlordécone, comprendre le refus de l'obligation vaccinale aux Antilles

Revenir aux origines du droit dérogatoire appliqué aux Antilles françaises permet de saisir le rapport conflictuel des insulaires aux directives du gouvernement.

Marche de protestation à la périphérie de Pointe-à-Pitre en Guadeloupe le 27 novembre 2021. | Christophe Archambault / AFP
Marche de protestation à la périphérie de Pointe-à-Pitre en Guadeloupe le 27 novembre 2021. | Christophe Archambault / AFP

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Depuis plusieurs semaines, la situation en Guadeloupe est explosive. Plusieurs enjeux se mêlent et ont fait naître la forte mobilisation actuelle contre la politique sanitaire du gouvernement. Une partie de la population a même opté pour une résistance violente. Les mobilisations se sont aussi levées en Martinique et à Saint-Martin. Face à cela, le gouvernement français a essentiellement répondu par un rappel au respect de la loi et au maintien de l'ordre public, ce qui n'a fait que radicaliser la situation, comme l'avait prévu le politologue Fred Reno.

Pour comprendre la profondeur de la crise actuelle et, de manière plus conjoncturelle, pourquoi l'argumentaire et la communication des autorités politiques et sanitaires en matière de Covid n'ont pas convaincu, il est nécessaire de replacer les récents événements dans une perspective historique plus large, qui renvoie au passé colonial des Antilles françaises (Guadeloupe et Martinique) et à son héritage actuel.

Aux origines du droit dérogatoire

Ce passé colonial est essentiellement caractérisé par un processus de dérogations locales au droit français mené et assumé par l'État.

Ces dérogations sont la conséquence du statut colonial lui-même, qui entraîne intentionnellement une subordination du territoire et de sa population au profit de la métropole et de ses intérêts économiques et stratégiques. Dans son Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire rappelle cette réalité en insistant sur le fait que l'agriculture en particulier est orientée dans les colonies (et cette analyse reste valable aujourd'hui encore, à travers les cultures intensives de la canne et de la banane) «vers le seul bénéfice des métropoles».

Parmi ces dérogations, on peut citer au premier chef le fameux Code noir. Cet édit sur la police des îles françaises d'Amérique datant de 1685, constitue dès sa promulgation une profonde violation du droit français puisque ce dernier ne tolérait déjà plus, à l'époque, l'esclavage sur le sol du royaume. Les Antilles françaises avaient de plus été intégrées au domaine royal dix ans auparavant, et la coutume de Paris y était officiellement en vigueur.

Le Code noir datant de 1685 peut être considéré comme l'acte fondateur du droit colonial français. | Ambre Troizat via Wikimedia Commons

Ce texte législatif, préparé par les Colbert père et fils et promulgué par Louis XIV, et qui légalise l'esclavage pour des raisons économiques et géopolitiques, peut donc être considéré comme l'acte fondateur du droit colonial français en tant qu'ensemble de règles dérogeant au droit commun national.

À la légalisation de l'esclavage s'ajoutera, aux XVIIIe et XIXe siècles, la mise en place d'une politique de discrimination et de ségrégation juridique et sociale envers les affranchis et leurs descendants, appelés «libres de couleur». Ces mesures conduisent à l'institution d'un véritable apartheid racial (avant ceux instaurés dans le sud des États-Unis et en Afrique du Sud), aggravant encore davantage la spécificité dérogatoire du modèle social antillais en regard du modèle français.

Pire encore, lorsque Bonaparte rétablit l'esclavage à la Guadeloupe le 16 juillet 1802 (huit ans après sa première abolition en février 1794) à travers un arrêté qui viole formellement la constitution qu'il avait lui-même instaurée en 1799, il tente de masquer cette illégalité manifeste par une autre: il ordonne que le texte ne soit pas publié au Journal officiel et reste secret jusqu'en 1803. On atteint ici un sommet dans l'histoire des crimes coloniaux, à la fois dans le degré de violation du droit national, et dans le mépris exprimé par le gouvernement à l'égard des populations qui en furent victimes pendant quarante-deux années durant.

Héritage colonial

Malgré l'abolition définitive de l'esclavage (1848), puis du statut colonial (1946), cette politique dérogatoire est encore bien présente dans de nombreux domaines aux Antilles françaises, alors que la départementalisation a, dans le même temps, créé par ailleurs de nouveaux retards structurels de développement, comme le rappelle le politologue Georges Calixte.

Politique dérogatoire par exemple dans l'instauration en 1954 de l'indemnité dite de «vie chère» au profit des seuls fonctionnaires. Cette mesure crée une importante disparité de pouvoir d'achat (40% en l'occurrence) avec les salariés du secteur privé, le tout dans un cadre de réelle «vie chère» due en particulier au caractère peu ouvert des circuits économiques locaux (sociétés d'import-export, de grande distribution et de concessions automobiles restées aux mains de quelques groupes très puissants contrôlant et dominant le marché local et donc les prix) et qui constitue d'ailleurs l'une des principales revendications des mobilisations actuelles.

Le chlordécone fut interdit dans l'Hexagone en 1990, mais il est resté autorisé aux Antilles jusqu'en 1993.

Mais les dérogations les plus connues sont cependant celles liées à l'utilisation, dans les bananeraies antillaises, du chlordécone et des épandages aériens de pesticides, qui ont donné lieu à de virulentes contestations locales dans les années 2010. Le chlordécone fut pourtant interdit dans l'Hexagone en 1990, mais est resté autorisé aux Antilles jusqu'en 1993 –plus huit mois à la demande des planteurs, pour pouvoir «écouler les stocks».

Quant aux épandages aériens de pesticides, interdits par une directive européenne de 2009 (transposée en droit français par une ordonnance en 2011), ils seront pourtant autorisés localement jusqu'en 2015, à travers de multiples autorisations préfectorales et ministérielles «dérogatoires» et réitérées malgré l'intervention des tribunaux administratifs locaux.

À ce sujet, dans sa lettre ouverte du 11 juin 2013 adressée à la ministre de la Santé, la docteure Jos-Pelage, présidente de l'Association médicale pour la sauvegarde de l'environnement et de la santé (AMSES) en Martinique, avait commencé par cette formule-choc: «Aux Antilles françaises, on meurt par dérogation.» Elle ajoute qu'on peut légitimement se demander si on n'assiste pas là à une «survivance du vieil esprit colonial, qui, reposant sur le honteux postulat de l'infériorité de l'autochtone, considère la vie de celui-ci comme une valeur négligeable».

«Monstruosités juridiques»

Ces «monstruosités» esclavagistes d'une part et chimiques d'autre part, sont donc fondées sur des «monstruosités juridiques», c'est-à-dire des dérogations manifestes et profondes au droit national dans des domaines aussi importants que le droit à la liberté et à l'égalité, proclamés par la Déclaration des droits de l'homme de 1789, et que le droit à la santé et à un environnement sain, affirmés par la Charte de l'environnement de 2005.

Dès lors, il n'est pas surprenant que l'argument du gouvernement pour imposer l'obligation vaccinale des soignants selon lequel «la loi est la même pour tous» ne convainque pas autant dans les Antilles que dans l'Hexagone. La politique juridique coloniale et son héritage ont en effet profondément dégradé le rapport au droit, à la loi, à l'État, et par conséquent ont altéré le degré de confiance dans les autorités qui produisent et appliquent les règles juridiques, spécialement en matière sanitaire.

Les mobilisations et les défiances qui s'expriment actuellement dans les Antilles françaises s'inscrivent dans l'histoire des rapports conflictuels entre les îles colonisées et l'Hexagone. | Christophe Archambault / AFP

On comprend alors les propos d'Yves Jégo, ancien secrétaire d'État chargé des Outre-Mer, plaidant pour une prise en compte de cette réalité par les gouvernants actuels, quitte à établir des spécificités ultramarines aux mesures sanitaires.

Une crise au-delà des enjeux liés à la vaccination

Quant à l'explosion de colère et de violence qui accompagne cette résistance à la politique sanitaire du gouvernement, il faut rappeler que le sujet de la vaccination ne constitue qu'un des trente-deux points des revendications économiques, sociales, et sociétales formulées par l'intersyndicale actuelle.

Notons qu'elles sont d'ailleurs quasiment identiques à celles exprimées par le mouvement «LKP» de 2009. Cela montre à quel point, comme le souligne encore Yves Jégo dans son intervention précitée, «il y a eu une décennie de perdue» dans le traitement des retards structurels de développement qui affectent les Antilles françaises du fait de son passé et de son héritage colonial.

La seule solution pérenne à cette crise, semble être le traitement, une fois pour toutes, des problèmes structurels.

Pire encore, la situation sociale et économique s'est aggravée depuis 2009, comme le souligne Georges Calixte dans son article précité. La précarité a en effet augmenté en Guadeloupe. Plus d'un quart de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, et près de 60% des 16-25 ans sont au chômage.

Dès lors, la seule solution réelle et pérenne à cette crise, comme déjà à celle de 2009, semble être la mise à plat et le traitement, une fois pour toutes, de ces problèmes structurels, ce qui représente certes un «immense chantier», mais un «chantier indispensable», comme le rappelle Yves Jégo.

Autonomie, indépendance, souveraineté: quel avenir politique pour les Antilles françaises?

Et puisqu'entre-temps le mot d'«autonomie» a été «lâché» par le gouvernement, ce chantier comportera forcément une discussion approfondie à ce sujet, car c'est par le biais d'une plus grande autonomie que le rapport à la loi et aux autorités qui la produisent et l'appliquent pourrait se réparer, s'améliorer, dès lors que cette loi deviendrait plus adaptée aux spécificités locales et surtout plus respectueuse des populations concernées.

Outre «l'autonomie de développement économique», lancée en 2014 par Serge Letchimy, député de la Martinique (et aujourd'hui président de la Communauté territoriale), à l'occasion de l'affaire des épandages aériens de pesticides, la notion d'autonomie, en Guadeloupe, renvoie également à la question beaucoup plus politique de l'évolution statutaire, qui est restée en statu quo depuis l'échec du référendum local du 7 décembre 2003 alors que la Martinique a finalement opté, en 2010, pour une «collectivité unique», installée en 2015.

Les discussions sont d'ores et déjà amorcées entre les élus locaux, qui mettent en avant la notion de «domiciliation locale du pouvoir de décision», et l'intersyndicale à l'origine de la mobilisation, qui est dominée par une tendance plus nettement «nationaliste» et même indépendantiste.

Car comme le rappelle le juriste Pierre-Yves Chicot, la notion d'autonomie, prévue à l'article 74 de la Constitution, est polymorphe et graduée, et a même été étendue depuis la réforme constitutionnelle du 28 mars 2003 (art. 74-1).

Rappelons qu'il existe aussi une notion intermédiaire, celle de «souveraineté» locale ou «partagée» dans une perspective fédérale, d'ailleurs prévue dans le titre XIII de la Constitution de 1958 (abrogé en 1995 faute d'avoir été mis en pratique) à travers la forme particulière d'une «Communauté française» composée d'«États membres» (cf. les anciens art. 76 et 77), et qui pourrait constituer une option politique médiane entre simple autonomie et pleine indépendance si elle était politiquement réactivée.

Alors que le référendum sur l'éventuelle indépendance de la Nouvelle-Calédonie, déjà très «autonome» (cf. art. 74-1, 76 et 77 nouveaux de la Constitution), approche à grands pas, l'avenir nous révélera donc quel sera le visage de cette plus ou moins grande «autonomie» politique en Guadeloupe à l'issue de la crise actuelle.


La question centrale de l'agriculture et de l'alimentation

Quoi qu'il en soit, c'est en premier lieu autour de la question de l'agriculture et de l'alimentation, encore profondément marquée par le passé et l'héritage colonial comme on l'a vu plus haut, que pourrait se positionner finalement le degré de «décolonisation» et d'émancipation économique et politique aux Antilles en général et en Guadeloupe en particulier.

Au-delà de la simple «autosuffisance alimentaire», tentée sans succès par le Schéma régional de développement économique (SRDEII), le curseur se placera donc finalement quelque part entre «l'autonomie alimentaire», comme viennent de le proposer Didier Destouches et Cécile Madassamy dans un manifeste récemment paru, et la pleine «souveraineté alimentaire», revendiquée par le mouvement «patriotique» local, qui insiste, dans le sillage du scandale du chlordécone et des épandages aériens, sur le lien entre cette souveraineté alimentaire et la défense de l'environnement ainsi que la protection de la santé.

La satisfaction des besoins alimentaires de la population locale à travers une agriculture saine et durable protégeant la santé publique et individuelle constitue en effet non seulement une nécessité économique et humaine, mais aussi un «enjeu profondément politique», comme le rappellent les auteurs du manifeste précité, non seulement aux Antilles françaises, mais dans tous les pays du monde.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.

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