Politique

Pierre Mazeaud, seule incarnation vraie et passionnée de l'esprit de la Ve République

Tribun du palais Bourbon, doyen des gaullistes dans un pays où le gaullisme a disparu, l'ancien président du Conseil constitutionnel marque aussi l'histoire par son parcours d'alpiniste.

L'ancien président du Conseil constitutionnel, Pierre Mazeaud, pose durant une séance photos le 4 mai 2018 à Paris. | Joel Saget / AFP
L'ancien président du Conseil constitutionnel, Pierre Mazeaud, pose durant une séance photos le 4 mai 2018 à Paris. | Joel Saget / AFP

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Ancien président du Conseil constitutionnel, Pierre Mazeaud est aujourd'hui le doyen des gaullistes. Il est aussi un témoin et un analyste pointilleux de l'évolution du régime politique de la Ve République, dont il fut une figure de premier plan, surtout à l'Assemblée nationale. Son recul et son indépendance donnent de la profondeur au travail du Parlement qui, effacé actuellement, révèle évidemment au pays le besoin de sa propre existence comme il peut susciter une certaine nostalgie.

Interrogé récemment par plusieurs médias, Pierre Mazeaud nous dit, avec son caractère bien trempé, son expérience et passion, un peu de nous-mêmes et beaucoup de notre époque et de la crise que vit notre pays. Il y a une décennie sortait une biographie écrite par Olivier Guillaumont, magnifiquement éditée par les Éditions Guérin et intitulée Pierre Mazeaud, l'insoumis. Insoumis? Sans doute plus que bien d'autres...

Plusieurs vies et un destin hors du commun

Pierre Mazeaud appartient à deux mondes grandement étrangers l'un à l'autre: le monde de la politique et celui de l'alpinisme. Issu d'une lignée d'aristocrates de l'université et de la magistrature, Mazeaud est à l'opposé de l'esprit bourgeois qui prospère aujourd'hui comme jamais. Il est un personnage politique important de la Ve République et l'un des rares –de droite de surcroît!– à avoir appartenu et s'être épanoui au sein d'un des rares derniers milieux transclassistes: celui de l'alpinisme, qui mêlait des garçons de toutes conditions, choisissant d'attaquer les voies et faces encore vierges des Alpes, au prix parfois de leur vie ou du deuil.

Comprend-on Pierre Mazeaud et son énergie conquérante sans percer les mystères du jeune alpiniste familier des Alpes et finalement vainqueur, à 50 ans, avec Jean Afanassieff et Nicolas Jaeger, de l'Everest? Certainement pas. Dans sa carrière politique, il ne doit rien à l'alpinisme, contrairement à Maurice Herzog qu'il assassina de quelque pique bien sentie. Dans sa vie, dans ce qu'il est, il doit probablement à cet affrontement passionné avec les sommets alpins ou himalayens une chose qui échappe au commun des mortels, un mystère, une force.

Kurt Diemberger, Pierre Mazeaud, Jean Afanassieff et Nicolas Jaeger donnent une conférence de presse après leur expédition sur l'Everest, le 26 octobre 1978 à Roissy. | Pierre Guillaud / AFP

Cet enthousiasme pour tout ce dans quoi il s'est investi, mais aussi un courage et une endurance physique hors du commun liés à sa passion pour l'alpinisme, ont progressivement donné d'autres atouts à Pierre Mazeaud.

Ténor de l'Assemblée nationale et de la vie politique française, c'est une personnalité hors norme, à la fois juriste scrupuleux, tribun orageux et homme de conviction au caractère suffisamment trempé pour ne laisser personne indifférent, ni se taire quand une question fondamentale à ses yeux émerge dans le débat. À l'évidence, Pierre Mazeaud n'est pas le genre d'homme auquel on ferait querelle dans le réfectoire d'un refuge de haute montagne, mais assurément à la parole et aux conseils de qui on ferait confiance.

Entre anarchisme et gaullisme, la liberté avant tout

En politique, Pierre Mazeaud, qui donc est issu d'une grande famille de juristes, se lie de fidélité à Michel Debré et conserve un attachement viscéral à la première version de la Ve République, à celle d'un parlementarisme rationalisé mais vivant. Collaborateur de Jean Foyer, il reste aujourd'hui un partisan lucide du modèle constitutionnel premier du régime.

Fidèle en amitié et en politique, il déclare en 1998: «J'aime bien Jacques», ce qui dit beaucoup de ses relations avec Chirac. C'est ainsi que chez Anne Sinclair à «7 sur 7», Pierre Mazeaud définit ses relations avec le président de la République. Il avoue s'être particulièrement emporté dans le bureau de ce dernier lors de sa décision de dissoudre l'Assemblée nationale en avril 1997. Pierre Mazeaud fut pourtant de ceux qui quittèrent le gouvernement en 1976, lorsque Chirac claqua la porte de Matignon. Quelques jours après cette déclaration dans «7 sur 7», il devient membre du Conseil constitutionnel.

Le président de la commission des lois à l'Assemblée nationale, Pierre Mazeaud, s'exprime lors de l'émission «7 sur 7» dont il était l'invité, le 2 mars 1997 à Paris. | Pierre Boussel / AFP

Également lié à Philippe Séguin, qui fut son collaborateur lors d'un de ses passages au secrétariat d'État à la Jeunesse et aux Sports et avec lequel il partage beaucoup d'options politiques, dont le refus du traité de Maastricht, il mène la vie dure à ceux qu'il considère comme des adversaires au RPR –Édouard Balladur ou Alain Juppé. De quoi, a contrario de son habitude, se forger des amitiés.

Cette liberté de ton, d'idées, d'expression, Pierre Mazeaud la doit aussi à sa jeunesse militante anarchiste, très active. Son caractère trempé et la force de ses convictions n'altèrent pas son sens –jamais pris en défaut– de l'amitié, un sens probablement forgé dans les voies ouvertes dans le massif du mont Blanc. Ces ascensions lui ont appris la valeur des rapports de confiance humaine nécessaires en montagne, et consacré une amitié de plusieurs décennies avec le grand alpiniste italien Walter Bonatti, personnage incontestablement majeur de l'histoire de l'alpinisme, et dont Mazeaud dit volontiers qu'il lui a dû la vie en 1961.

Mazeaud pratique le sens de l'amitié à l'Assemblée nationale. C'est à la prestigieuse commission des lois de l'Assemblée nationale qu'il se lie d'une véritable amitié avec Julien Dray, alors bête noire d'une partie de la droite française en raison de son rôle dans l'organisation des mouvements de jeunesse de gauche, qui plus est lié au mitterrandisme triomphant.

Dans les conversations relatives à Pierre Mazeaud, certains retiendront immédiatement les rencontres de Mazeaud avec De Gaulle, d'autres resteront très respectueux et admiratifs de son amitié totale avec le grand Bonatti ou de celle avec Dino Buzzati. Un seul fil rouge, une seule corde fixe donc: l'amitié.

Parlementaire dans l'âme, une espèce en voie de disparition

À l'Assemblée nationale, il forme avec malice un duo particulièrement turbulent dans l'hémicycle avec Robert-André Vivien, figure du RPR, député-maire de Saint-Mandé et très doué pour susciter chahuts de ministres et proférer remarques aussi drôles que déstabilisantes.

Au cours de la législature 1988-1993, soudainement et sur un sujet annexe, le terrible duo chahute le secrétaire d'État aux Transports, Georges Sarre, qui n'a d'ailleurs jamais renié les relations de sympathie avec les deux hommes. Surpris par cette attaque en règle, Sarre les retrouve après la séance à la buvette du palais Bourbon et leur demande le pourquoi de cette offensive. Les deux compères, nullement acrimonieux, mais confrontés à la vérité d'un chahut qui s'exonérait probablement d'une réelle analyse dudit projet, lui expliquent: «En fait Georges, on ne t'avait jamais chahuté, tu étais le dernier, c'était l'occasion, voilà.» Un moment de vie, en fait.

Le président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, Pierre Mazeaud, réagit, sur les bancs de l'hémicycle, lors de la suite de la deuxième lecture du projet de loi sur l'immigration, le 26 février 1997 à Paris. | Pascal Guyot / AFP

Cependant, ce moment de vie camoufle mal –il révèle– que la vie politique souffrait peut-être de clivages aux défauts avérés, mais que les protagonistes des joutes politiques ne se haïssaient pas, voire s'appréciaient grandement. Les séances des questions au gouvernement étaient, somme toute, égayées par ces interventions dignes d'un monôme étudiant virant au chahut de fond d'amphi.

L'alpinisme, un rapport unique à la vie

Une amitié hors du commun, comme nous l'avons vu, explique la force du destin de Pierre Mazeaud: celle avec Walter Bonatti. Un drame historique est entré dans la mémoire de la famille de l'alpinisme: la tragique destinée de l'expédition du pilier du Frêney. Mazeaud, seul rescapé avec Bonatti de cette cordée composée d'alpinistes d'un niveau exceptionnel, confie qu'il doit la vie à son ami et révèle une vérité de l'amitié: dans une cordée, c'est la responsabilité que chaque membre a à l'égard de l'autre, responsabilité relative à la vie, qui détermine la vie, et par voie de conséquence l'amitié pour la vie.

Pierre Mazeaud a en effet fait de la montagne une face entière de son existence, sûrement d'ailleurs sa propre face nord, la plus difficile et la plus passionnante. C'est elle qui aura d'ailleurs forgé ses relations, dénuées de considérations de classe, éprises d'égalité mais exaltant la conscience du risque pris. Bref, Mazeaud s'est forgé une éthique et une éthique politique qui semblent appartenir à un monde englouti ou parallèle.

«Ils ont eu comme le bonheur de mourir jeunes où ils souhaitaient mourir.»
Pierre Mazeaud

Jeune, il fait partie de ce petit milieu d'alpinistes chevronnés qui, issus de tous les milieux sociaux, se lancent à l'assaut des voies les plus risquées des Alpes et se croisent à l'hôtel de Paris à Chamonix. De cette passion dévorante et toujours présente, il connaît le coût humain et la face dramatique de l'extraordinaire aventure collective de ces pionniers de l'alpinisme. Lors de l'expédition du Frêney, il perd un à un tous ses amis.

Le récit de ce drame de l'alpinisme correspond, pour tous ceux qui s'y intéressent, à l'épopée tragique des assauts de la face nord de l'Eiger. Le récit de ce drame, ses terribles heures, ont longtemps contribué à l'éducation de chaque jeune alpiniste. Les disparitions de Pierre Kohlmann puis d'Antoine Vieille et de Robert Guillaume en l'espace de quelques heures, celle d'Andrea Oggioni auprès de lui n'ont pu qu'avoir une influence majeure sur le destin de Pierre Mazeaud. Ce drame humain qui embrasse la complexité du rapport existentiel des alpinistes à leur passion est-il compréhensible par le profane? Il l'est par Mazeaud, qui n'hésite pas à donner son ressenti quant au destin de ses amis: «Ils ont eu comme le bonheur de mourir jeunes où ils souhaitaient mourir.» Il est vrai que les morts restent jeunes.

Vigie et autorité morale

La fidélité de Pierre Mazeaud pour l'esprit initial et parlementaire de la Ve République, celle des conceptions constitutionnelles de Michel Debré, aboutit après tant de révisions du texte originel, aussi logiquement que paradoxalement, en 1998, à sa nomination à la présidence du Conseil constitutionnel.

Il est, de fait, l'avant-dernier invité du légendaire «7 sur 7» d'Anne Sinclair, ce qui n'est pas aussi mémorable que la victoire sur l'Everest mais à peu de distance, avouons-le. Mazeaud, indépendant d'esprit, refuse l'occasion offerte par ce «7 sur 7» de s'opposer aux emplois jeunes de la gauche plurielle. Il se libère un peu plus de la doxa d'un peuple de droite courroucé par sa récente défaite et prêt à toutes les embardées politiques. Déjà, Mazeaud apparaît plus alors comme un gardien (du refuge gaulliste?) qu'un conquérant de l'inutile droitisation.

Devenant président du Conseil constitutionnel peu après, il sera apprécié et ne trahira pas sa vision de la vie, de l'action et de la liberté au service de la vérité à laquelle on croit.

Le président Jacques Chirac salue le président du Conseil constitutionnel Pierre Mazeaud, le 3 janvier 2005 au palais de l'Élysée à Paris, après la présentation des vœux des membres du Conseil constitutionnel au président de la République. | Patrick Kovarik / AFP

Fin 2021, il ne fait aucun doute que la voix de cet ancien président du Conseil constitutionnel, élu gaulliste pendant plusieurs décennies et opposé à l'élection présidentielle au suffrage universel va prendre de l'ampleur. Le vieux monde n'avait pas que des défauts, Mazeaud les compense de toute façon par ses qualités.

Des années durant, Pierre Mazeaud a été candidat, battu ou élu, tribun du RPR aux quatre coins du pays, député de plusieurs départements, ministre, président du Conseil constitutionnel. Figure du palais Bourbon, les échos de sa voix comme de peu d'autres s'y font encore entendre. Figure du RPR, il y a tenu une option personnelle sans aucun doute libre, sociale et très autonome à l'égard de l'appareil gaulliste. Sans grande illusion sur ses amis politiques tout en cultivant l'art de devenir ami avec ses contradicteurs, il a incarné et incarne encore une certaine conception de la politique, celle d'hier dans ce qu'elle avait de meilleur.

Ses visites récentes au palais Bourbon le désolent. Sa vision de Macron est nuancée; sa détestation de l'extrême droite, exacerbée. Ces derniers temps, Pierre Mazeaud, invité au micro de Frédéric Haziza, n'a manifesté que mépris pour Éric Zemmour et n'a pas renoncé à exprimer son dédain historique pour Michel Barnier, dédain légendaire au RPR où les jeunes militants pasquaïens peignaient sur les routes de Savoie «Barnier niais niais».

On croit comprendre que le personnel dit «politique» ne lui inspire rien, sinon une forme de nostalgie du temps où le Parlement était le Parlement et les conquérants des conquérants... même de l'inutile. Sens de l'État, de l'indépendance nationale, capacité à s'affronter et à s'entendre avec ses adversaires... Le monde de Pierre Mazeaud n'a-t-il pas vocation à transcender «ancien» et «nouveau» mondes?

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