Santé / Société

Faut-il craindre la disparition des personnes porteuses de trisomie 21?

Les personnes porteuses du syndrome de Down restent au cœur d'une bataille réactionnaire à propos du droit à l'avortement.

Heidi Crowter, une jeune femme trisomique, se bat au Royaume-Uni au sein du groupe militant Don't Screen Us Out contre une loi autorisant l'avortement jusqu'à la naissance en cas de trisomie 21.<em> | </em>Capture d'écran Don't Screen Us Out <a href="https://www.youtube.com/watch?v=yJUP5dqDuKQ">via YouTube</a>
Heidi Crowter, une jeune femme trisomique, se bat au Royaume-Uni au sein du groupe militant Don't Screen Us Out contre une loi autorisant l'avortement jusqu'à la naissance en cas de trisomie 21. | Capture d'écran Don't Screen Us Out via YouTube

Temps de lecture: 6 minutes

Ces dernières années ont vu d'immenses progrès en matière de visibilité des personnes porteuses de trisomie 21. En octobre 2021, George Webster, jeune acteur et danseur trisomique de 20 ans, a été embauché comme présentateur d'une émission pour enfants sur la chaîne BBC. La ville d'Arras s'est distinguée par l'élection d'Eléonore Laloux comme conseillère municipale en mars 2020. En 2014, la jeune femme avait coécrit et publié un livre autobiographique, Triso et alors!.

Toute la France, ou presque, connaît les Cafés Joyeux. Cette enseigne de restauration rapide de qualité emploie en tout cinquante-et-une personnes porteuses de trisomie 21, atteintes d'autisme ou d'un autre handicap mental, qui travaillent en cuisine, en caisse et servent la clientèle. Les fondateurs, Yann et Lydwine Bucaille, œuvrent concrètement à l'inclusion de ces personnes et les rendent visibles, en les employant dans des cafés en centre-ville. Yann observe que les «équipiers joyeux» éprouvent de la fierté à travailler auprès du public, que leur estime de soi se développe et que leur activité accroît leurs capacités intellectuelles et leurs compétences sociales.

Droit à l'avortement versus eugénisme

Si seulement les choses étaient si simples… On ne peut que se réjouir de voir que des personnes autrefois considérées comme des monstres peuvent à présent s'épanouir dans différentes sphères de la société. Nul doute que le regard sur les personnes porteuses de trisomie 21 en deviendra plus juste et moins hostile.

Cela étant dit, il ne faut pas oublier que les personnes porteuses de trisomie 21 restent au cœur d'une bataille réactionnaire à propos du droit à l'avortement. Faut-il se réjouir du fait que, grâce aux techniques médicales de détection du chromosome supplémentaire, et au droit des femmes à avorter, chaque femme ait le choix de poursuivre ou non une grossesse en étant de mieux en mieux informée sur l'enfant à naître?

Au Royaume-Uni, si le fœtus est atteint du syndrome de Down, la loi autorise les IVG jusqu'à la naissance.

Ou bien faut-il craindre une évolution eugéniste de notre société et la disparition pure et simple des personnes trisomiques? Cette question en implique une autre, plutôt désagréable dans son énoncé: avons-nous besoin des personnes trisomiques? En Islande, aucune naissance de bébé trisomique n'a été recensée depuis 2017. Comment réagir face à ce constat?

Au Royaume-Uni, si le fœtus est atteint du syndrome de Down, la loi autorise les interruptions de grossesse jusqu'à la naissance. En 2016, Heidi Crowter, une jeune femme trisomique âgée alors de 20 ans, mène la campagne Don't Screen Us Out (Ne nous éliminez pas), lancée par un groupe de militants opposés à cette loi. Elle assigne le secrétaire d'État à la Santé Jeremy Hunt devant la Haute Cour de Londres au motif que cette disposition de la loi sur l'avortement de 1967 est «discriminatoire et stigmatise les personnes handicapées».

La plaignante accompagne sa requête d'un message adressé au membre du gouvernement qui deviendra viral en cumulant 150.000 vues sur Facebook. Elle y argue du fait que sa vie est «simplement aussi importante et joyeuse que celle de n'importe qui», qu'elle pense que tout le monde doit «une valeur égale, et devrait être évalué de manière égale», que les enfants porteurs d'un handicap «participent aussi à la diversité et à la richesse de la vie». Plutôt que de faciliter leur avortement, la jeune femme enjoint Jeremy Hunt à «travailler avec nous à bâtir une société qui traite chacun avec toute la dignité, le respect, la compassion, et l'amour qu'il mérite».

 

Un argument anti-avortement cher aux catholiques réactionnaires

La revendication d'une société plus juste envers les personnes handicapées ne peut que rencontrer notre assentiment. Cependant, comparer l'avortement à l'élimination de personnes en vie nourrit la cause anti-avortement. L'argumentaire de cette jeune femme renvoie à la tradition de «défense de la vie» des personnes vulnérables chère aux organisations catholiques réactionnaires.

Historiquement, les établissements catholiques étaient les seuls à prendre en charge les personnes handicapées, avec un engagement sincère envers les «simples d'esprit», et la tradition perdure, rappelle Claire Desaint, coprésidente de l'association Femmes pour le dire, femmes pour agir (FDFA), qui défend les droits des femmes porteuses de handicap. Défense des personnes vulnérables et lutte contre le droit à l'IVG ont longtemps été les deux faces d'une même médaille.

Ainsi la Fondation Lejeune est connue pour ses travaux de recherche sur la trisomie 21 mais aussi pour son puissant travail de lobbying contre le droit à l'avortement et la recherche sur les cellules souches. Retour en arrière: en 1959, au CNRS, Jérôme Lejeune est co-auteur de l'article pionnier qui présente l'anomalie chromosomique à l'origine de la trisomie 21. Il se présentera d'ailleurs comme le principal voire unique découvreur du gène, même si l'intuition de départ de cette découverte est due à Raymond Turpin et que c'est Marthe Gauthier qui a pour la première fois repéré et isolé le chromosome en plus.

À la suite de cette découverte, des techniques de dépistage précoce de plus en plus poussées sont mises au point. L'utilisation de «sa» découverte en faveur du choix des femmes de poursuivre ou non une grossesse a fortement contrarié Jérôme Lejeune qui, en réaction, s'est proclamé «défenseur de la vie». Il proclame ainsi: «Je vais être obligé de prendre la parole publiquement pour défendre nos malades. On va utiliser notre découverte pour les supprimer. Si je ne les défends pas, je les trahis.»

La Fondation est membre du collectif En marche pour la vie, et on peut citer l'activité de conseiller scientifique de Jérôme Lejeune, en 1974, pour l'association anti-avortement Laissez-les vivre-SOS futures mères, la plus ancienne association anti-IVG française, connue pour ses opérations commando dans des chambres d'hôpital. À présent, la Fondation alloue 9,4% de son budget au lobbying contre le droit à l'IVG et la recherche sur les cellules souches, notamment avec des attaques en justice régulières contre des chercheuses et chercheurs.

Son secrétaire général actuel, Nicolas Sévillia, pointe le fait que les naissances d'enfants porteurs de trisomie 21 se font de plus en plus rares, en raison des récentes techniques de dépistages, mais avant tout, selon lui, «à cause de la frayeur qui entoure le handicap mental». Toujours selon ses termes, «si les femmes savaient que ces personnes ont à présent une meilleure espérance de vie, et à quel point un enfant porteur de trisomie 21 peut apporter du bonheur à une famille, elles n'avorteraient pas aussi fréquemment». Lorsqu'on lui demande si les femmes auraient moins souvent recours à l'avortement si elles étaient mieux informées, Nicolas Sévillia est formel: «Les femmes ne sont pas réellement libres dans leur prise de décision.»

Entre le marteau de l'éthique et l'enclume de l'utilitarisme

L'étudiante-chercheuse Averil Huck, dans son travail encadré par Richard Montvoisin auprès du Cortecs, met en lumière l'évolution dans l'argumentaire des réseaux catholiques anti-IVG. Traditionnellement, ils mobilisent essentiellement des arguments ontologiques: une IVG reviendrait à interrompre une vie, donc à commettre un meurtre. Il fallait mobiliser des questions complexes comme celle de la conscience de soi de l'embryon. Leurs propos impliquaient également la foi.

À partir des années 1990, avec le déclin global des convictions religieuses, les catholiques traditionalistes ont décidé d'accroître leur audience en ajoutant à leur répertoire une autre rhétorique, conséquentialiste celle-là. L'argument selon lequel les femmes qui avortent présentent un risque élevé de tomber en dépression n'implique aucune croyance religieuse et peut se répandre auprès de personnes d'horizons divers.

La liberté des femmes de poursuivre ou non une grossesse ne dépend pas de l'éventuelle utilité sociale de ce que deviendrait l'embryon.

Ils utilisent également le sentiment de sympathie légitime que l'on peut éprouver pour des personnes trisomiques pour inverser la logique de l'interruption de grossesse, en posant la question: pensez-vous vraiment que ces personnes ne méritent pas de vivre?

Selon la campagne de la Fondation Jérôme Lejeune Laissez-nous entrer dans l'histoire de mars 2021, avorter un embryon porteur d'une anomalie génétique revient à priver l'avenir d'une grande figure. Et si, au lieu d'interrompre une grossesse, vous faisiez plutôt le choix d'engendrer, qui sait, peut-être une nouvelle Édith Piaf ou, mieux encore, un nouveau Bonaparte! (Les exemples sont tirés de la campagne d'affichage). La boutade désormais éculée répond: «Avec le droit à l'IVG, on avorte peut-être Beethoven, mais peut-être aussi Hitler.» Or la liberté des femmes de poursuivre ou non une grossesse ne dépend pas de l'éventuelle utilité sociale de ce que deviendrait l'embryon. Il s'agit du corps et de la vie de chaque femme enceinte.

Suivant une logique inverse, le philosophe utilitariste David Singer avance sur les ondes d'une station de radio chrétienne britannique qu'il vaut mieux être valide que porteur de handicap, et que, suivant cette logique, il est préférable d'avorter les embryons porteurs d'une anomalie génétique.

Et au milieu, il y a les futures mères… qui n'ont pas à porter dans leur ventre et sur leurs épaules la responsabilité d'une telle alternative. Ainsi l'écrivaine Caroline Boudet, mère de Louise, porteuse de trisomie 21, et qui se bat pour son droit à la scolarisation, refuse de prendre parti dans ce débat. Poursuivre ou interrompre une grossesse doit rester un choix personnel, ce n'est pas une prise de position pro ou anti-diagnostic pré-natal ni pro ou anti-IVG que quiconque serait en droit de critiquer.

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