Culture

D'où viennent les plus gros rappeurs français? Paris, Marseille et la diagonale du vide

Deux cartes permettent de mettre en évidence de fortes polarisations parisienne et marseillaise. La Normandie s'en tire bien, à l'inverse de certains no man's land.

Image tirée du clip «Le Classico organisé» (morceau réunissant Koba LaD, JuL, PLK, SCH, Gazo, Soso Maness, Kofs, Guy2bezbar et Naps). | Capture d'écran DORETDEPLATINE <a href="https://www.youtube.com/watch?v=qE5fkjCmwco">via YouTube</a>
Image tirée du clip «Le Classico organisé» (morceau réunissant Koba LaD, JuL, PLK, SCH, Gazo, Soso Maness, Kofs, Guy2bezbar et Naps). | Capture d'écran DORETDEPLATINE via YouTube

Temps de lecture: 5 minutes

«En fumette sur l'Arc de Triomphe, khapta sur la Canebière»: tel est le refrain phare du projet majeur du rap français de 2021. Le Classico organisé, compilation regroupant une centaine de rappeurs marseillais et franciliens, est un évènement. Porté par le prolifique Jul, il incarne le regroupement du rap français autour de Paris et Marseille, ses deux pôles historiques, face à un rap de plus en plus local. L'occasion d'étudier où ont grandi les 100 plus grands artistes de ce genre devenu incontournable.

Cartographier le rap

Les deux cartes ci-dessous représentent les lieux d'enfance de 100 rappeurs français, qui ont été choisis parmi ceux ayant obtenu au moins un disque d'or depuis les années 1990. Ils représentent toutes les époques de la scène française, bien que les artistes les plus récents aient connu un succès plus franc et soient donc mieux représentés.

Le rap est une musique locale que ce genre de cartes permet de mieux comprendre. Là où des artistes de variété ne font pas grand cas de leur enfance dans telle ou telle ville française, la narration propre aux différentes vagues du rap français marque un ancrage territorial important. Le rappeur parle en son nom, de son enfance et de ses repères dans une ville dont il est l'étendard.

La référence géographique, à un quartier ou un numéro de département, est presque un passage obligé. Elle permet de situer des rappeurs dans des villes qu'ils n'habitent plus toujours, mais auxquelles ils sont affiliés à vie. Si les registres changent entre les slogans marseillais de «Bande organisée» et les sarcasmes caennais d'Orelsan, une chose est sûre: quand on vient de quelque part, on le rappe.

Crédit: Simon Le Nouvel

Marseillais, Parisiens vs le reste du monde

Deux tiers des rappeurs français ont grandi en Île-de-France, continuité hypertrophiée de la centralisation à la française. Une centralisation parisienne, la capitale ayant fait naître vingt-deux carrières, dont celles de Nekfeu, Doc Gynéco ou MHD. Mais une centralisation également très portée par la puissance des départements d'Île-de-France. Douze artistes pour le 93 de Kaaris et JoeyStarr, neuf pour le 94, cinq pour le 92, dont Booba a été l'étendard pendant deux bonnes décennies. L'Essonne incarne également des départements de grandes couronnes prolifiques, sept rappeurs (dont Ninho, Niska et PNL) y ayant grandi.

Crédit: Simon Le Nouvel

Le magnétisme de la région parisienne est confirmé par les bons scores de départements proches. Le Loiret cumule à lui seul trois artistes, comme si être desservi par les transports franciliens suffisait pour être une terre de rap.

Sans être structuré, le rap normand n'est pas ridicule.

Plus de deux tiers des rappeurs français viennent de l'immense vivier de la région parisienne. Et les autres? Les deux faits notables sont les bons résultats des Bouches-du-Rhône grâce aux rappeurs marseillais (IAM, Jul, Soprano) et les très bas scores des autres grandes villes françaises. Aucun rappeur n'a éclos à Nice, Bordeaux, Lyon. Des exceptions emblématiques sauvent l'honneur pour Toulouse, Rennes, Lille ou Strasbourg. Quelques villes moyennes surgissent également: Niro et Josman placent ainsi Blois et Vierzon sur la carte du rap français, rompant avec l'image d'une musique des grandes villes et de leurs banlieues.

La Normandie fait office de petite exception à la superpuissance de l'axe Paris-Marseille. Sans être structuré, le rap normand n'est pas ridicule. Le Havre, Rouen et Caen sont chacune représentées par un artiste qui y a grandi. Pas de quoi non plus rêver à un «Bande organisée» à la normande, réunissant Orelsan, Médine et Rilès, qui submergerait la scène française.

C'est donc avant tout une France bicéphale, balancée entre le mastodonte francilien et l'exception marseillaise, que symbolise cette carte. Pas grand-chose pour le reste de la France. C'est finalement Bruxelles qui fait office de troisième pôle du rap francophone, bien assis sur les succès de Damso, Shay et Hamza. Très loin des autres grandes villes françaises dont le Classico organisé, vendu comme une nouvelle page du rap français, montre qu'on peut aisément se passer.

Les dessous des cartes

Expliquer de tels écarts dans un champ musical encore jeune est un grand chantier. Les trajectoires individuelles comptent encore beaucoup dans un milieu très auto-déterminé. La puissance des Parisiens et Marseillais est cependant telle que des pistes d'explication sont possibles.

Le nombre de rappeurs de région parisienne s'explique assez facilement. L'Île-de-France représente un bon cinquième de la population française, dans des espaces quasi intégralement urbains. Elle colle surtout avec l'origine symbolique et initiale des rappeurs français, ces zones souvent nommées banlieues, dont le rap a longtemps «été compris comme l'expression musicale» selon Karim Hammou, chargé de recherche au CNRS.

«Aux États-Unis, beaucoup de rappeurs ont éclos loin de Los Angeles et New York. En Angleterre, il y a aussi des scènes locales très puissantes.»
Marc Bettinelli, journaliste au Monde

Paris est pour le rap français ce qu'elle est pour la France: son centre névralgique. Ce que confirme Marc Bettinelli, journaliste au Monde: «Paris regroupe labels, médias, concerts; comme beaucoup d'autres secteurs, c'est quelque chose qui booste les artistes de région parisienne.» Un coup de fouet qui compte pour les financements, la médiatisation, les fans. Et pour la création: «Les premiers rappeurs se sont beaucoup inspirés de la scène US, notamment Rockin' Squat, Dee Nasty, Booba. Ils étaient tous de région parisienne, ça a pu les aider à faire le lien avec d'autres scènes.»

Le rap français centralisé? Un constat qui tranche avec les autres grands pays de rap: «Aux États-Unis, beaucoup de rappeurs ont éclos loin de Los Angeles et New York. En Angleterre, il y a aussi des scènes locales très puissantes», rappelle Marc Bettinelli.

Marseille apparaît à ce titre comme un petit Paris. Il y règne à la fois un contexte urbain difficile et une population nombreuse qui augmente la probabilité de trouver la pépite parmi une foule de prétendants. Mais ce qui marche à Marseille semble beaucoup moins efficace dans les autres villes. Lyon ou Grenoble sont des grandes villes, ont les fameuses «banlieues» qui devraient faire office de réservoirs de rappeurs. Elles n'ont cependant fait éclore aucune star du rap français, et ne peuvent être comparées au succès de l'Île-de-France et de Marseille.

Les locomotives parisiennes et marseillaises

Il faut donc chercher aussi dans l'histoire du rap français. La force de l'axe Paris-Marseille est qu'il a été représenté dès les premières années. IAM et NTM, fleurons des années 1990, posent les bases d'une polarisation qui n'a jamais cessé. Les écoles marseillaises et parisiennes se sont structurées, diversifiées, divisées, mais se sont glissées dans le sillage des deux groupes iconiques des années 1990, là où aucun artiste lyonnais, nantais ou rémois n'a donné ni force ni exemple aux générations suivantes.

Les machines de rap parisiennes et marseillaises se sont lancées tôt, emportant avec elles de nouvelles générations d'artistes et de fans, là où les autres régions de France ont attendu les années 2010 pour faire éclore des artistes. Ce sont donc vingt ans de retard qui pèsent aujourd'hui sur les poursuivants des Parisiens et Marseillais. Vingt ans pendant lesquels des réseaux se sont structurés, selon Marc Bettinelli. «Beaucoup d'artistes ont été des vraies locomotives pour leur territoire. C'est le cas pour IAM, dont le label 361 Records a produit toute une vague d'artistes marseillais.»

De quoi renforcer la dimension profondément territoriale du rap français, là où on imagine mal Benjamin Biolay créer une «école lyonnaise» de la chanson française. De quoi expliquer aussi le succès de rappeurs parisiens et marseillais qui ont profité de la brèche ouverte par leurs prédécesseurs.

Le Classico organisé, qui met en lumière des rappeurs confirmés et plus anonymes d'Île-de-France et des Bouches-du-Rhône, va probablement continuer sur cette voie. Celle d'une superpuissance de l'axe Paris-Marseille, profitant de l'essor du rap français, multipliant les fans, les collaborations, accentuant toujours plus les spécificités symboliques des raps «parisiens» et «marseillais». Celle, au contraire, du reste de la France qui peine à poser son empreinte sur la carte du rap français.
 

Les 100 rappeurs et rappeuses: 47Ter, Abd al Malik, Akhenaton, Alonzo, Alpha Wann, Benash, Bigflo et Oli, Black M, Booba, Bosh, Bramsito, Chilla, Columbine, DA Uzi, Dadju, Deen Burbigo, Diam's, Dinos, Disiz, Djadja & Dinaz, Doc Gynéco, Dosseh, DTF, Eddy de Pretto, Fababy, Franglish, Freeze Corleone, Gambi, Georgio, Gims, Gradur, Grand Corps Malade, Gringe, Guizmo, Hatik, Heuss l'Enfoiré, Hornet La Frappe, Hugo TSR, JoeyStarr, Jok'Air, Josman, Jul, Kaaris, Kalash, Kalash Criminel, Keblack, Kerry James, Koba LaD, Kofs, La Fouine, Lacrim, Larry, Laylow, Lefa, Leto, Lomepal, Lorenzo, Mac Tyer, Maes, Maska, Medine, MHD, Mister V, Mister You, Moha La Squale, Naps, Nekfeu, Nepal, Ninho, Niro, Niska, Oboy, Orelsan, Oxmo Puccino, Passi, PLK, PNL, Rilès, Rim'k, RK, Rohff, Sadek, SCH, Seth Gueko, Sinik, Sneazzy, Sofiane, Soprano, Soso Maness, S.Pri noir, Sultan, Tayc, Timal, Tunisiano, Vald, Vegedream, Youssoupha, Zed Yun Pavarotti, Zkr, Zola.

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