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«On a inventé le crypto-communisme»: les acheteurs du NFT à 69 millions nous livrent leurs confidences

Dans leur premier entretien avec un média français, les fondateurs de Metapurse évoquent le tourbillon «post-Beeple», leurs ambitions pédagogiques, leur musée virtuel (et remercient Mark Zuckerberg d'avoir agité le drapeau du métavers).

La première édition du festival DreamVerse à New York était l'occasion de découvrir <em>Everydays</em>, l'œuvre virtuelle la plus chère du monde. | Metapurse
La première édition du festival DreamVerse à New York était l'occasion de découvrir Everydays, l'œuvre virtuelle la plus chère du monde. | Metapurse

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Il a fallu montrer patte blanche et, surtout, patienter avant de parvenir à leur parler. Car le monde entier semblait vouloir les questionner depuis ce jour de mars où le marché de l'art a fusionné avec la blockchain –sorte de registre numérique public constitué de blocs comparables aux pages d'un livre de comptabilité virtuel dont les informations sont accessibles à tous…

 

La maison de ventes aux enchères Christie's consacrait pour la première fois une vente unique à une œuvre d'art entièrement numérique, non accompagnée de son double «physique». À l'issue de deux semaines d'enchères, le 11 mars 2021, elle a été emportée par un mystérieux acheteur pour l'équivalent de 69 millions de dollars, payés en cryptomonnaie Etherium. Précisons que Everydays: the First 5.000 Days est une œuvre composite, constituée de 5.000 NFT. Ou jetons non-fongibles, qui, comme l'explique Thomas Burgel sur Korii, «grâce à la blockchain, constituent une sorte d'acte de propriété intangible d'une œuvre numérique: vous n'achetez pas le fichier, qui reste reproductible à l'infini, mais êtes et restez à jamais le véritable propriétaire de ce qu'il contient».

Le nom de Mike Winkelmann, l'artiste digital connu sous le pseudonyme de Beeple, était soudain sur toutes les lèvres. La version des faits donnée par la presse se résumait à «un artiste inconnu partage désormais le podium des artistes vivants les plus chers au monde». En réalité, les œuvres 3D de Beeple avaient déjà accompagné la chanteuse Shakira lors du SuperBowl, et il comptait déjà Elon Musk et Apple parmi ses clients. En 2018, Nicolas Ghesquière, directeur artistique de Louis Vuitton, avait fait défiler des vêtements illustrés par Beeple au Louvre. Les œuvres en question étaient déjà extraites de la série Everydays, souvent comparée aux Ready Made historiques de Marcel Duchamp.

Cependant, il aurait été difficile d'imaginer la fulgurante ascension de sa cote en l'espace de deux ans. Ses «merdouilles artistiques», selon sa propre définition, lui font désormais partager le podium aux côtés de Jeff Koons et David Hockney. Incrédule, il avoue penser que les NFT «sont une bulle qui pourrait éclater à tout moment» et a préféré récupérer le fruit de la vente d'Everydays en espèces sonnantes et trébuchantes. Depuis le mois de mars, l'Ether a doublé de valeur.

Il y a quelques semaines, Christie's mettait en vente la première œuvre hybride de l'artiste américain: une sculpture dont les quatre écrans projettent des vidéos NFT. Human One est une œuvre évolutive, puisque son auteur en conservera le contrôle, à distance. On pourrait presque y lire une métaphore inversée de l'artiste démuni face aux forces spéculatives du marché. Une métaphore ironique, puisqu'elle a été acquise pour 29 millions de dollars. L'histoire ne dit pas si Winkelmann a opté pour un règlement hybride…

 

 

 

 

22 millions de regards braqués sur les enchères

Quiconque a déjà participé à des enchères physiques ou en ligne est familier du sentiment d'excitation grandissante qui s'empare de l'acheteur potentiel à l'approche de la clôture. Imaginez une vente qui dure deux semaines, avec trente-trois enchérisseurs se livrant une bataille acharnée autour d'une œuvre mise à prix à 100 dollars, la propulsant vers la somme finale de 69 millions, frais inclus –le tout sous le regard de 22 millions de curieux connectés au même moment pour assister à la vacation de la décennie. «Acquérir l'œuvre a été une épreuve émotionnelle», admet aujourd'hui l'acheteur. Il glisse au passage n'avoir pas dépassé la limite qu'il s'était fixée, «mais j'aurais pu, pour cette œuvre emblématique d'une révolution en marche».

 

 

Dans le monde de la cryptomonnaie comme sur le marché de l'art, l'événement a fait date. L'anonymat de l'acheteur a été rapidement brisé et le monde des non-initiés a ainsi découvert l'existence de MetaKovan, fondateur de Metapurse, (qu'on pourrait traduire par «le porte-monnaie meta»), fonds d'investissement spécialisé dans les NFT, et de son acolyte Twobadour. La presse s'est prise de passion pour l'histoire des deux trentenaires originaires du Tamil Nadu, dans le sud de l'Inde, self-made men surdoués de la blockchain venus secouer un marché de l'art conservateur.

Huit mois se sont écoulés depuis la vente historique. Que s'est-il passé, une fois la folie médiatique apaisée? S'attendaient-ils à une telle attention? «Pas à ce point. C'était un raz-de-marée qui a déclenché une diversité de réactions, des collaborations… Beaucoup de critiques étaient positives, mais elles se sont parfois avérées acerbes. Les gens ne comprennent pas ce que nous faisons, et la peur de l'autre ou de l'inconnu l'emporte souvent sur les aspects excitants de la nouveauté.»

«69 millions? Une affaire!»

On peut se demander ce qui les a poussés à investir une telle somme dans une œuvre d'art numérique. Simple effet de richesse, ou investissement avisé? Qu'est-ce qui peut bien conférer à cette série de fichiers JPEG une valeur de 69 millions de dollars? «Elle en vaut même plus! La première image de la collection a été publiée en mai 2007, il a fallu treize ans à Beeple pour réaliser son monumental collage virtuel. Cela a un prix», assure MetaKovan –qui signifie «le roi du meta», exocostume choisi par Vignesh Sundaresan.

«Cette œuvre vaudra bientôt un milliard de dollars, donc autant dire que nous avons fait une affaire», ajoute avec aplomb Twobadour, de son vrai nom Anand Venkateswaran. Ils en sont tous les deux persuadés, insistent-ils. Et je découvre qu'ils ont intérêt à faire preuve d'enthousiasme: MetaKovan, principal bailleur de fonds de Metapurse, est déjà propriétaire d'une vingtaine d'autres œuvres-NFT de Beeple, acquises pour la somme totale de 2,2 millions de dollars. Que Metapurse propose, sous la forme de «jetons» (correspondant à des actions), à la vente.

Dans le métavers, cet univers virtuel dans lequel Mark Zuckerberg projette nos vies futures, comme dans la vraie vie, certaines ficelles demeurent finalement identiques: pour faire grimper la cote d'un artiste, il y a des étapes à suivre dans un ordre scrupuleusement respecté. Ils sont malins, chez Metapurse, et ont bien compris les règles. Exposer physiquement l'œuvre était donc un passage obligé. Ils en ont fait la star de leur festival, DreamVerse, qui s'est tenu ce mois-ci à New York.

«Mais notre motivation première n'était pas de réaliser un coup. On nous a conditionnés, depuis notre plus jeune âge, à penser que l'art ne nous était pas destiné. Que l'art nous était financièrement inabordable, et que de toute façon, nous n'avions pas les moyens, par l'éducation ou le goût, de le comprendre. C'est un mythe qu'il fallait faire éclater. Nous nous sommes rapprochés d'une centaine d'artistes; nos longues conversations, notre plongée dans leurs idéaux, à tenter de décortiquer la structure de leur pensée, a été une aventure addictive.»

 

Acclamé par la foule, Beeple a fait une apparition sur la scène du festival DreamVerse, accompagné de MetaKovan (à gauche) et de Twobadour (à droite). | Metapurse

Collectionneurs, mécènes, et investis d'une mission? «De plusieurs. Celle de métamorphoser l'économie du marché de l'art, en apportant une dynamique différente: encourager les grands collectionneurs comme les petits investisseurs, rendre l'art accessible au public puisqu'on peut acheter tout ou une partie d'une œuvre. Acquérir une fraction d'une œuvre possédant une forte valeur, c'est un investissement tout à fait valide.»

Avènement du crypto-communisme

Car, en dépit des réticences et des doutes émis par certains spécialistes des marchés financiers («Le fait que nous utilisions des pseudonymes, par exemple, a généré beaucoup de théories fumeuses et de questions du type “d'où vient tout cet argent, a-t-il été gagné honnêtement?”, etc.»), nombreux sont ceux qui se sont trouvé des affinités avec la démarche de Metapurse.

Récemment, l'affaire GameStop a mis en lumière le pouvoir des traders amateurs ou «investisseurs activistes». Réunis en une communauté sur un forum Reddit, ils ont fait vaciller de puissants fonds d'investissements – David soutenu par Robin des bois (la plateforme d'investissement sans frais pour les traders amateurs se nomme Robinhood) pour terrasser Goliath.

«La pandémie a précipité les situations: cela nous a aidés, ne le nions pas. À cause du Covid-19, nous étions tous tournés vers nous-mêmes, isolés. Les communautés virtuelles sont devenues un mode de vie adopté par tous.»

Metapurse ne vend pas que des œuvres d'art, mais également des terrains virtuels dont le prix de vente peut s'avérer aussi élevé, voire plus, que dans la vraie vie. Sur Cryptovoxels, Somnium Space –on y retrouve les frères Winklevoss, ennemis jurés de Zuckerberg qu'ils accusent de leur avoir volé l'idée de la création de Facebook et également propriétaires de la plateforme de vente aux enchères de NFT Nifty Gateway– ou Decentraland, les prix atteignent des records. Il y a quelques jours, la plateforme a vendu un emplacement virtuel pour 2,4 millions de dollars.

 

 

Tous les produits proposés par Metapurse, «des monuments, des terrains, du son…», s'adressent-ils aux initiés? «Certainement pas, nous avons toujours été contre l'idée d'exclusivité. Le métavers est tout ce qu'il y a de plus inclusif. En même temps, afin de conserver sa valeur à votre investissement, nous avons limité le nombre de copropriétaires de chaque bien à 5.000.» D'ailleurs, continue Twobadour, l'écosystème NFT n'a plus rien d'une sous-niche. «Le mouvement est réel, déjà bien ancré. C'est encore embryonnaire dans le sens où nous n'en sommes qu'au début de l'histoire, mais nous participons à l'écrire, en créant et soutenant un métavers dans lequel chacun aura les mêmes droits, pouvoirs, sera légitime.» Et l'annonce récente de Zuckerberg n'a fait qu'ajouter de l'eau au moulin Metapurse. Le «meta» est déjà là, la preuve par Facebook.

Mais alors, faut-il y voir un manifeste politique ou un bon filon? «C'est le début d'un mouvement porté par toute une génération, qui va, certes, générer beaucoup d'argent. Nous lui avons donné un coup de pouce, c'est la première impulsion d'un mouvement de fond. Le manifeste politique, lui, était un effet corollaire, inattendu. Nous avons inventé, sans l'avoir cherché, le crypto-communisme!», s'amusent-ils.

 

Quelque 3.000 personnes ont pu admirer les 160 œuvres NFT de la collection Metapurse exposées à New York. Le ticket d'accès variait de 25 à 2.500 US dollars. | Metapurse

Les NFT, lisseurs d'inégalités?

Ceux qui n'ont jamais été happés par SimCity, World of Warcraft ou Fortnite et n'adhèrent pas à la vision d'un univers à la Ready Player One peuvent-ils concevoir l'intérêt d'investir dans une œuvre digitale, qu'on ne peut exposer sur le mur du salon? On peut insister, propose Twobadour, sur le fait que la blockchain sécurise la transaction. «Dans le domaine de l'art, obsédé par le souci d'authenticité, c'est un argument qui fait forcément mouche.»

Quant aux artistes eux-mêmes, ajoutent les cryptomillionnaires, ils profitent de la formidable visibilité offerte par le système NFT: «C'est particulièrement égalitaire. Des artistes en Inde ou aux Philippines ont pu gagner quelques centaines ou milliers de dollars. Les œuvres n'ont pas besoin d'être traduites, l'art possède son propre langage universel.»

«Les NFT, décryptait Thomas Burgel quelques jours avant que Everydays ne se vende, peuvent contribuer à résoudre l'un des problèmes les plus cruciaux des artistes modernes: la monétisation d'œuvres auxquelles une reproductibilité infinie peut faire perdre toute valeur. Chacun peut télécharger le Nyan Cat. Mais une personne unique en possède désormais la copie officielle, à laquelle les règles économiques du marché de l'art peuvent désormais s'appliquer –et son créateur a été rémunéré pour son œuvre.»

BitPOD95, œuvre digitale de Beeple, est l'une des 5.000 qui composent la série Everydays: the First 5.000 Days. | Beeple via Wikimedia

Qui plus est, la traçabilité infaillible s'accompagne d'un droit de suite qui permet à l'artiste de toucher un pourcentage de toute revente de l'œuvre originale. Si les spéculateurs s'en mêlent, et que la valeur de l'œuvre originale s'emballe, son auteur en profite également. Une manne dont les artistes dits traditionnels veulent absolument leur part, comme Damien Hirst et les 10.000 pièces de son projet Devise, invitant les acheteurs à opter pour la version physique ou NFT d'une œuvre, détruisant celle qui n'a pas été choisie.

Carsten Höller, célèbre plasticien connu pour ses environnements interactifs, a mis au point une application de «réalité réduite» appelée 7.8, jouant sur une fréquence provoquant «des hallucinations, comme le LSD, promet-il. Votre téléphone va devenir dingue».

Le prochain coup d'éclat de Metapurse risque de faire du bruit.

Dévoilée à l'occasion du festival DreamVerse à New York, il ne s'agit pas de l'unique collaboration de MetaKovan et Twobadour avec un plasticien: avec l'artiste-star Olafur Eliasson, très engagé pour le climat, le prochain coup d'éclat de Metapurse risque de faire du bruit.

Sans aller jusqu'au greenwashing, y voient-ils l'occasion de faire taire les critiques reprochant la production et le commerce de NFT d'être particulièrement énergivores? «Le système bancaire classique consomme bien plus! Le mode de fonctionnement décentralisé des cryptomonnaies permet de raccourcir le circuit et ainsi de moins polluer; nous travaillons sur des solutions qui permettront de réduire de 90% la consommation énergétique.» Une étude récente de Galaxy Digital comparant les écosystèmes bancaires et de l'industrie minière de l'or à celui du Bitcoin (Metapurse préfère l'Ether au Bitcoin) prouve que la devise numérique consomme au minimum deux fois moins.

La méconnaissance du système, insistent-ils, fait naître beaucoup de polémiques stériles. C'est la raison pour laquelle ils ont décidé d'offrir cinquante bourses à des «storytellers» (artistes, journalistes, vidéastes…) bien décidés à populariser les NFT et la blockchain. Associés à la NAS Academy à Singapour, où vit MetaKovan, ils subventionnent également des formations sur les cryptomonnaies, gratuites pour les élèves –qui ont même la possibilité d'être rémunérés en Ether contre la production de vidéos.

 

Autre projet à vocation pédagogique, celle d'un «musée hybride» interactif et particulièrement ambitieux où cohabiteront les mondes réel et virtuel, exposant la collection d'œuvres de Metapurse et proposant une «approche révolutionnaire de l'art, pour tous. Nous sommes très pro-culture». Les toutes premières images du musée, au stade de l'ébauche, ont elles aussi été présentées en avant-première lors du festival DreamVerse. Quelque 160 œuvres d'art numérique y étaient exposées, dont Everydays, et 3.000 personnes s'y sont pressées. Pour accéder à la galerie seule, il fallait débourser 30 dollars, jusqu'à 2.500 pour un ticket VIP permettant de vivre l'expérience complète.

Sur Facebook, une photo montre un MetaKovan visiblement ravi de prendre la pose devant les Deux tournesols coupés de Van Gogh. Un tableau bien réel, lui. Le collectionneur de NFT a profité de sa parenthèse américaine pour se rendre au MET (Metropolitan Museum of Art): il s'agissait, selon lui, de sa première visite de musée «traditionnel», physique.

Ceux qui brûlent d'en apprendre plus seront heureux de savoir que nous nous sommes procuré, en exclusivité pour Slate.fr, les images de ce «musée du futur» et avons recueilli les témoignages de ses architectes aux profils peu communs et aux idées bien campées. À découvrir ici et, en attendant, «merci d'avoir joué à mon jeu».

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