Médias / Société

Après le «Envoyé spécial» sur Nicolas Hulot, l'insupportable accusation de «tribunal médiatique»

Si on veut lutter contre ces violences, il faut bien les désigner sur la place publique.

Nicolas Hulot en avril 2007. | François Guillot / AFP
Nicolas Hulot en avril 2007. | François Guillot / AFP

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La défense de Nicolas Hulot était beaucoup moins originale que son pendentif en queue de baleine. Il s'agissait du désormais fameux tribunal médiatique, «la justice se déplace dans les médias», «c'est tout un système qui perd la raison», «les journalistes ne sont pas des procureurs».

La rengaine du tribunal médiatique, on l'entend à chaque fois, avec toujours le même flou. On y mélange allègrement n'importe quelle parole sur un réseau social avec des enquêtes de journalistes solides. Puisqu'on peut écrire n'importe quoi sur internet, alors les journalistes raconteraient également n'importe quoi.

Les gens qui évoquent le tribunal médiatique, on dirait qu'ils sont chez l'épicier: allez hop, vous m'emballerez tout ça dans le gros sac tribunal médiatique, et vous m'y ajouterez une pincée de «elles mentent toutes» et beaucoup de «je suis la vraie victime».

Ce pendentif était-il une manière pas très subtile de rappeler «moi, j'essaie de sauver la planète?» | Capture d'écran BFMTV via YouTube

J'espère que la diffusion du reportage d'«Envoyé spécial» permettra de démontrer cela: une enquête journalistique sérieuse a une crédibilité particulière et ne devrait rien avoir à faire avec l'expression fourre-tout de «tribunal médiatique».

Je fais confiance aux journalistes

C'est également ce que décrit Marine Turchi dans son excellent livre paru le 10 novembre, Faute de preuve. Il est évident que quand Mediapart ou «Envoyé spécial» sort une enquête sur des accusations de violences sexuelles, je leur fais confiance, parce que je sais que toutes les précautions ont été prises.

Parce que, oui, les journalistes prennent des précautions. On ne sort pas des accusations pareilles comme ça, pour le plaisir. Les journalistes savent que cela va avoir un impact durable sur la vie de plusieurs personnes. Alors, elles (ce sont souvent des femmes sur ces sujets-là) prennent leur temps pour travailler minutieusement. Souvent des mois. Concernant Nicolas Hulot, Virginie Vilar y travaillait depuis quatre ans.

Dans le cas de Nicolas Hulot, il y a un autre élément de preuve: c'est le nombre de victimes qui témoignent.

On comprend, à la manière dont les témoignages contre Nicolas Hulot sont racontés, que les journalistes ont cherché le plus de détails contextuels possibles pour pouvoir les vérifier. De même, Marine Turchi explique le temps qu'elle a passé à enquêter sur les accusations d'Adèle Haenel contre Christophe Ruggia.

C'est intéressant, parce que c'est précisément l'un des points d'argumentation de Nicolas Hulot. Il n'y a pas de preuve, il ne peut pas y en avoir, c'était il y a trop longtemps. Il a l'air de parler de preuves matérielles, du type hématomes, ADN, etc.

D'ailleurs, dans le reportage d'«Envoyé spécial», la voix-off précise que «les faits sont invérifiables». Mais les journalistes vérifient tout le reste pour juger si un récit est crédible: les dates, les lieux, les échanges écrits, vocaux. La disposition des meubles. Les témoins qui ont pu voir les intéressés ensemble. Les proches qui peuvent décrire un changement d'attitude. Les aides psychologiques que les victimes ont pu demander à l'époque des faits. Et là, de nouveau, pour chaque personne, les lieux, les dates, les traces. C'est un énorme travail. Tout vérifier et recouper.

Et puis, comme dans le cas de Nicolas Hulot, il y a un autre élément de preuve: c'est le nombre de victimes qui témoignent –ainsi que la concordance entre leurs récits. Face à cela, Nicolas Hulot affirme que «le nombre ne fait pas la vérité». Pourtant, si. Au moins en partie. Qu'il y ait plusieurs femmes qui témoignent crédibilise évidemment une enquête. Cela permet également de comprendre qu'il ne s'agit pas que d'une seule fois, à l'occasion d'une rencontre au cours de laquelle il y aurait eu un «malentendu».

Sentiment d'impunité

Ce que l'on constate, c'est d'abord un immense sentiment d'impunité –aussi bien pour Patrick Poivre d'Arvor que pour Nicolas Hulot. Ensuite, c'est que c'est un schéma que l'auteur répète à dessein –puisqu'il fonctionne.

Mais il y a des pratiques différentes selon les journaux, et c'est également intéressant. Ainsi, dans son livre, Marine Turchi cite le chef du service police-justice du Parisien, Damien Delseny, qui explique qu'il ne publie pas un témoignage, même crédible, s'il n'y a pas de plainte.

La médiatisation de ces affaires permet à d'autres victimes de prendre la parole.

Mediapart et «Envoyé spécial» font un choix différent. Notamment parce que la médiatisation de ces affaires, leur relai par la presse, c'est aussi ce qui permet à d'autres victimes de prendre la parole. D'autres victimes dans d'autres affaires –ou, comme dans le cas de Nicolas Hulot ou Patrick Poivre d'Arvor, d'autres victimes du même homme.

Il est également important de garder en tête que nombre d'enquêtes ne sont pas publiées. Pas assez solides, pas assez d'éléments concordants. Dans ce petit milieu professionnel, on entend parler d'enquêtes qui n'aboutiront pas. C'est la preuve d'une certaine exigence –même si cela peut donner lieu au reproche «les journalistes savaient et n'ont rien dit».

Déni de compétences

En réalité, ce que les utilisateurs de l'expression «tribunal médiatique» disent, c'est que ces violences sexuelles ne sont pas un sujet journalistique. Qu'elles ne devraient se régler qu'au tribunal. Qu'il n'y a pas matière à article. Comment déterminer ce qui est un sujet journalistique ou pas? Raconter le réel me paraît être une mission journalistique. Ce n'est qu'en témoignant de cette réalité des violences sexuelles que l'on parviendra à une prise de conscience collective du problème. Les violences sexuelles sont un sujet politique. En ce sens, si on veut faire bouger les choses, si on veut lutter contre ces violences, il faut bien les désigner sur la place publique.

Marine Turchi souligne également que, dans le cas où la personne mise en cause attaque un média pour diffamation, «la justice se prononce, au-delà de la vérité des faits, sur la “bonne foi” du travail du journaliste, qui doit remplir cinq exigences: la légitimité du but poursuivi (l'information doit être d'intérêt public), le sérieux de l'enquête (qui doit s'appuyer sur une base factuelle et des vérifications), l'absence d'animosité personnelle, la modération dans l'expression et le respect du contradictoire (les parties mises en cause doivent avoir été sollicitées)». Le remarquable travail d'«Envoyé spécial» remplit tous ces critères. Et ça, c'est ce que l'on exige des journalistes.

Ce texte est paru dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq.

 
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