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Peng Shuai: comment la mobilisation internationale a coupé l'herbe sous le pied de Pékin

Coutumier des disparitions suspectes, le gouvernement chinois n'avait certainement pas prévu le séisme qu'allait provoquer la mise sous silence de la tenniswoman.

Peng Shuai, lors d'un match à Wimbledon, en juillet 2018. | Oli Scarff / AFP
Peng Shuai, lors d'un match à Wimbledon, en juillet 2018. | Oli Scarff / AFP

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Normalement, ce qui est arrivé à Peng Shuai aurait dû être étouffé. Cette joueuse internationale de tennis chinoise âgée de 36 ans a révélé avoir été violée par Zhang Gaoli, un dignitaire du Parti communiste chinois, dont elle était la maîtresse. Ce témoignage paru le 2 novembre sur Weibo, l'équivalent chinois de Twitter, est resté en ligne une vingtaine de minutes avant que la censure ne l'efface. Mais des millions d'internautes chinois ont eu le temps de saisir le message et de le reposter avant qu'il ne soit systématiquement effacé par les autorités de contrôle. De son côté, la police chinoise a reçu l'ordre d'écarter Peng Shuai de la vie publique et de la maintenir en résidence surveillée sans possibilité de communiquer avec quiconque. Cette sportive est célèbre notamment pour avoir remporté en double Wimbledon en 2013 et Roland-Garros en 2014. En 2014, également, elle est restée en tête du double pendant vingt semaines et a atteint la demi-finale à Flushing Meadows. Elle est aujourd'hui classée 189e joueuse mondiale en double. En Chine, son nom a été effacé de toute compétition à venir et, au mieux, elle aurait pu réapparaître discrètement dans quelques mois.

Mais les autorités chinoises n'avaient certainement pas prévu que la disparition de Peng Shuai allait provoquer autant de réactions internationales. D'abord, du côté des joueurs de tennis. Beaucoup ont rencontré la joueuse chinoise dans des compétitions aux quatre coins du monde, ces quinze dernières années. De Serena Williams à Naomi Osaka, en passant par Chris Evert et Novak Djokovic, nombreux sont les sportifs qui ont fait savoir combien le sort de Peng Shuai les inquiétait. Plusieurs États se sont exprimés dans le même sens. En France, Jean-Yves Le Drian a demandé que Peng Shuai «puisse s'exprimer librement». À l'ONU, le Haut-Commissariat aux droits de l'homme réclame qu'une enquête «soit menée en toute transparence sur ces allégations d'agression sexuelle». De plus, diverses organisations mondiales de tennis ont commencé à évoquer l'idée d'annuler toute compétition en Chine.

 

Cible de la justice chinoise

Le régime chinois a l'habitude de mettre à l'ombre les personnalités qui contrecarrent la ligne officielle fixée par le Parti communiste. Mais aucune des dernières disparitions n'a provoqué une mobilisation semblable à celle dont a bénéficié Peng Shuai. En octobre 2020, il n'y a pas eu de protestations internationales lorsque, après avoir prononcé un discours où il critiquait les autorités de régulations financières chinoises, Jack Ma a soudainement disparu. Il est le créateur d'Alibaba, puissant groupe chinois comparable à l'américain Amazon, qui offre sur internet des plateformes de paiement et de vente au détail, et qui est un moteur de recherche pour le magasinage.

Jamais dans l'histoire de la République populaire un homme politique chinois n'a été accusé publiquement de viol comme l'a été Zhang Gaoli.

En décembre 2020, l'administration chinoise pour la régulation des marchés ouvre une enquête sur les «pratiques monopolistiques» d'Alibaba. En janvier 2021, Jack Ma réapparaît dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux mais, en avril, l'entreprise est condamnée à une amende d'un montant équivalent à 2,8 milliards de dollars. Elle n'a pas fait appel. Parallèlement, les réglementations chinoises de l'e-commerce se sont considérablement durcies et au troisième trimestre de cette année, les bénéfices d'Alibaba ont fondu de 81% pour la période qui va de juillet à septembre dernier: ils sont passé de 28,77 milliards à 5,37 milliards de yuans (soit 741,3 millions d'euros).

La sanction infligée à Alibaba et à son créateur montre sans doute que le gouvernement chinois veut mettre au pas les grandes entreprises de la nouvelle technologie. Une autre de ses préoccupations semble être d'empêcher le monde du divertissement de prendre trop d'importance, et pour cela, de limiter le culte grandissant autour de ses célébrités. Début août dernier, c'est Zhao Wei, une actrice célèbre en Chine, dont le nom a été effacé de tous les réseaux sociaux alors qu'elle disposait de près de 86 millions d'abonnés sur Weibo. Les films dans lesquels elle a tourné ne sont plus accessibles sur les plateformes de téléchargement. Aucune explication n'a été donnée officiellement. À 45 ans, Zhao Wei est richissime et possède même un vignoble en France, le Château Monlot, un cru Saint-Émilion. Il est possible que ses investissements dans les studios de cinéma d'Alibaba aient joué contre elle.

Un autre artiste est actuellement la cible de la justice chinoise. Depuis le mois d'août, Kris Wu est en prison, accusé par une influenceuse de l'avoir droguée et violée et fait de même avec une vingtaine d'autres femmes. Ce chanteur rappeur d'origine chinoise mais de nationalité canadienne a appartenu à EXO, un boys-band sud-coréen chinois qui a connu un immense succès il y trois ans en Chine. Le Quotidien du Peuple a tenu à écrire qu'«une nationalité étrangère n'est pas un talisman. Quelle que soit la célébrité d'une personne, elle n'offre aucune immunité.» Mais par ailleurs, il semble que certaines implications peuvent se régler en argent. Ainsi, l'actrice Fan Bingbing, connue pour son rôle dans X-Men ou Iron Man, a disparu pendant près de trois mois en 2018. À 37 ans, elle était mise en cause dans une enquête sur les évasions fiscales dans l'industrie du cinéma, avant qu'il ne soit annoncé qu'elle avait versé l'équivalent de 111 millions d'euros au fisc. Elle a tenu à présenter ses excuses «à l'administration fiscale» et «à la société».

 

Marche arrière

L'affaire de Peng Shuai entre, à l'évidence, dans une tout autre catégorie. D'abord, c'est la championne de tennis elle-même qui a tenu à mettre en avant ce qui lui serait arrivé. Dans son message sur Weibo, elle explique avoir eu, il y a sept ans, une relation sexuelle avec Zhang Gaoli, qui avait alors 68 ans. Puis que cela s'est reproduit chez lui il y a trois ans après des parties de tennis. À chaque fois, précise Peng Shuai, l'épouse de Zhang Gaoli «montait la garde à l'extérieur» de la pièce où se passait la rencontre. La scène s'est reproduite une nouvelle fois, une semaine avant que Peng Shuai écrive son message. Elle écrit: «J'avais très peur. Cette après-midi là, j'ai d'abord refusé. Je n'arrêtais pas de pleurer. Pourquoi être revenu vers moi, m'avoir emmenée chez toi et m'avoir forcée à avoir une relation sexuelle avec toi?», écrit-elle, en s'adressant à M. Zhang. Et d'ajouter: «Tu as toujours eu peur que je cache un magnétophone. Tu démentiras certainement ou bien tu iras jusqu'à m'attaquer.»

Ce que raconte ce message est bien sûr très éloigné de l'image parfaitement vertueuse que donne officiellement la direction du parti. Quoi qu'il ait pu se passer dans les hauts cercles du pouvoir chinois, notamment à l'époque de Mao Zedong, jamais dans l'histoire de la République populaire un homme politique chinois n'a été accusé publiquement de viol comme l'a été Zhang Gaoli. De 2012 à 2017, il était l'un des sept membres du comité permanent du Parti communiste, la plus haute instance du pouvoir chinois. À ce titre, il est en principe intouchable, insoupçonnable et exemplaire.

 

 

Zhang Gaoli, au palais de l'Assemblée du Peuple, à Pékin, en 2017. | Wang Zhao / AFP

 

Diplômé en économie et spécialisé en statistique et planification, Zhang Gaoli est entré au Parti communiste à 27 ans. Il a d'abord travaillé dans la province de Canton comme employé dans l'industrie pétrolière puis il a gravi les échelons du parti. Dans les années 2000, il a été gouverneur de la province du Shandong avant de devenir en 2007 secrétaire du parti à Tianjin. Ville maritime proche de Pékin, Tianjin a connu un développement économique fulgurant. Elle compte 14 millions d'habitants, a mis en place une zone économique consacrée aux nouvelles technologies et est reliée à la capitale en une demi-heure de TGV. Zhang Gaoli, personnage austère, peu doué pour le sourire et qui ne dégage pas une allure de Dom Juan, était associé à toutes ces performances. Les révélations faites par Peng Shuai apportent une touche supplémentaire à son portrait.

Dans le milieu du tennis international, Peng Shuai ne semble pas être une tendre. En 2018, elle a été suspendue six mois par la Fédération internationale de tennis pour avoir essayé «avec des méthodes d'intimidation» d'obliger sa partenaire du double-dames à se retirer du tournoi de Wimbledon. Elle a alors dû payer l'équivalent de 8.600 euros d'amende. Mais les soutiens internationaux entraînés par son message sur Weibo lui ont donné une dimension symbolique considérable. Et le système de répression chinois a dû organiser sa marche arrière. Une courte vidéo impossible à dater est parue sur le net, sans doute filmée par un téléphone portable, qui montre Peng Shuai parfaitement calme et détendue.

 

 

 

 

Elle ne donne en aucun cas l'impression d'être celle qui vient de déclencher un séisme en révélant avoir été victime d'une agression sexuelle. Entourée par d'autres professionnelles du sport, et devant une série de plats chinois, elle écoute attentivement un entraîneur qui parle avec une totale banalité de son emploi du temps en lui disant: «Cette année, ce n'est pas comme l'an dernier, tu as trois mois pour t'entraîner. Et il faudra que tout soit bien organisé dès le 21 décembre.»

 

«La propagande d'État chinois»

Après cette séquence, d'autres documents ont été diffusés: des photos qui montrent Peng Shuai dans sa chambre ou encore une vidéo où elle assiste à une compétition de jeunes joueurs de tennis. Là-dessus, le 21 novembre, des officiels du sport mondial dont Thomas Bach, le président du Comité international olympique, ont conversé par vidéo avec Peng Shuai pendant une demi-heure. Ils déclarent ensuite que la joueuse a remercié le CIO «pour l'intérêt qu'il porte à son bien-être». Elle a expliqué qu'elle est «saine et sauve à son domicile et qu'elle aimerait que sa vie privée soit respectée».

De tels propos ont un avantage pour Pékin: ils peuvent satisfaire ceux qui craignent que le sort de Peng Shuai ait des conséquences négatives sur l'image des Jeux olympiques d'hiver qui vont se dérouler près de Pékin en février prochain. En revanche, les paroles apaisantes de la sportive ne rassurent nullement ceux qui soupçonnent les autorités chinoises d'exercer une forte pression sur elle. Lundi, l'association Human Rights Watch estimait qu'avec cet entretien, le CIO a relayé «la propagande d'État chinois». Et Steve Simon, le patron de la WTA, association qui gère le circuit professionnel féminin de tennis, met en doute la sincérité de tout ce qui est montré à Pékin sur la joueuse de tennis. Selon lui, les vidéos ne sont pas suffisantes «pour montrer que Peng Shuai est libre». La WTA réclame «une preuve indépendante et vérifiable» qu'elle est en sécurité. Il menace de retirer les intérêts de l'association en Chine si rien n'est fait.

Peng Shuai avait-elle conscience de l'ampleur des réactions qu'elle allait provoquer en rédigeant son témoignage sur Weibo? Ce qu'elle a rendu public s'inscrit à l'évidence dans la culture actuelle du mouvement MeToo. Dès lors, le pouvoir chinois l'oblige à s'exprimer de façon aussi neutre que possible et à ne jamais parler du viol dénoncé le 2 novembre. En même temps, le 19 novembre, Zhao Lijian, l'un des porte-paroles du ministère chinois des Affaires étrangères, a énoncé la ligne défensive des dirigeants chinois en disant: «Je pense que certains doivent cesser de délibérément monter en épingle cette question à des fins hostiles, et surtout, d'en faire une question politique.» Quant à Zhang Gaoli, il n'a pas dit un mot.

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