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En Pologne, un mur contre l'influence russe et l'afflux des migrants

Les autorités polonaises ont approuvé l'édification d'un mur à la frontière avec la Biélorussie. Affirmation souverainiste ou aveu de faiblesse?

Plusieurs spectres hantent le pays: la déstabilisation russe, les migrations et le différentiel économique entre elle et son flanc est. | Erik Mclean <a href="https://www.pexels.com/fr-fr/photo/metal-brouiller-cloture-exterieur-4077257/">via Pexels</a> 
Plusieurs spectres hantent le pays: la déstabilisation russe, les migrations et le différentiel économique entre elle et son flanc est. | Erik Mclean via Pexels 

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En 1989, la chute du mur de Berlin a symbolisé et accéléré la fin des systèmes communistes en Europe. Mais la construction des murs n'a pas pour autant cessé. Hors d'Europe, plusieurs États en ont érigé: entre Israël et la Cisjordanie ainsi qu'entre le Mexique et les États-Unis.

Certains États membres de l'Union se sont lancés dans de telles constructions: l'Espagne à Ceuta et Melilla en bordure du Maroc, la Hongrie pour couper la «route des Balkans» aux migrants et, plus récemment, la Pologne. L'allergie aux murs n'a pas duré dans les anciennes démocraties populaires. Aujourd'hui, le gouvernement Morawiecki veut tout à la fois entraver les flux migratoires venant de Biélorussie et se poser en bastion européen face à un autocrate défenseur de l'espace russe. Pour la Pologne, c'est autant une occasion d'affirmer sa souveraineté que de constater ses difficultés.

Symbole souverainiste et de politique migratoire

Quelles sont les origines de l'édification de ce mur? La Pologne et la Biélorussie ne partagent pas seulement 400 kilomètres de frontières communes, mais aussi des liens historiques profonds. Ainsi, les villes de Grodno ou de Brest (en Biélorussie) faisaient partie intégrante de la République de Pologne dans l'entre-deux-guerres. Aujourd'hui, ceux des Biélorusses qui sont de confession catholique sont bien souvent d'origine polonaise (ou lituanienne).

À partir d'août 2020, la Pologne, qui célébrait les 40 ans de la contestation du régime communiste avec Solidarność, ne pouvait que soutenir le soulèvement qui a eu lieu en Biélorussie pour contester les élections présidentielles truquées par le président Loukachenko. De fait, la Pologne s'intéresse de près à ce qui se passe de l'autre côté de cette frontière, redessinée en 1945. Les échanges commerciaux sont importants et les mouvements de population sont alimentés par l'attractivité du «miracle polonais».

Fortement attachée à la lutte contre les régimes forts de l'espace russe, la Pologne a promu (avec la France) une politique ferme de sanctions vis-à-vis du régime d'Alexandre Loukachenko. Ce dernier a par conséquent cherché à mettre en place des moyens de rétorsion vis-à-vis de ses voisins qui menacent la survie de son propre régime. Après avoir mené une politique de répression en interne, il s'est décidé à inspirer la crainte et la division au sein des opinions publiques de ses adversaires politiques.

Ainsi, afin de déstabiliser ses voisins, Alexandre Loukachenko a organisé une filière de migration clandestine. Il se sert de ressortissants d'Iran, d'Irak, de Syrie ou d'Afghanistan, passés en transit par la Turquie et l'Arménie, pour menacer ses voisins polonais et baltes. Ce sont près de 500 migrants par jour qui tentent de rentrer au sein de l'Union européenne (UE) par la frontière polonaise, et dont un certain nombre meurent dans les forêts environnant la ligne de démarcation. L'effet attendu, l'indignation des Polonais qui considèrent cette situation non comme le résultat d'une catastrophe humanitaire, mais d'une «guerre hybride» menée par les autorités biélorusses.

On voit ainsi s'agréger plusieurs spectres qui hantent la Pologne contemporaine: la déstabilisation en provenance de l'espace russe, les migrations issues du Moyen-Orient et le différentiel économique entre elle et son flanc est (Biélorussie et Ukraine).

C'est dans ce contexte que les autorités polonaises ont voté la construction du mur de 180 kilomètres, pour un montant de 350 millions d'euros, sans aide financière de l'UE. Pour le ministre polonais de l'Intérieur et de l'Administration, Mariusz Kamiński, le barrage est un symbole de la détermination de l'État polonais à limiter l'immigration illégale dans le pays. C'est un moyen de rassurer l'opinion publique.

À l'extérieur comme à l'intérieur, la Pologne se présente comme le bastion avancé de l'Union et le PiS comme la garnison qui prévient une nouvelle invasion. Mais le mur garantit-il une meilleure position de la Pologne sur la scène européenne et internationale? La Pologne du PiS peut-elle bénéficier de ce rôle de «garde-frontière» de l'Union?

L'illustration des faiblesses du PiS?

Acte de réaffirmation d'une souveraineté, la crise actuelle souligne également trois faiblesses actuelles de la Pologne du PiS. La première tient à sa politique étrangère vis-à-vis des partenaires orientaux. La construction du mur constitue une palinodie qui peut faire perdre à la Pologne son influence régionale.

Avant même de devenir un État membre de l'UE, la Pologne a œuvré pour un rapprochement avec ses voisins, Ukraine et Biélorussie en tête, imaginant la possibilité d'un futur élargissement. La Pologne se présente depuis trois décennies comme leur avocat le plus influent au sein de l'UE.

Dans tous les forums internationaux, qu'ils soient régionaux ou européens, les dirigeants polonais mettent toujours leur point d'honneur à rappeler la nécessité d'un rayonnement de l'Union européenne dans les anciennes Républiques socialistes soviétiques. Autrement dit, la Pologne souhaite contester l'héritage soviétique sur des territoires que la Fédération de Russie considère comme sous son influence: dans l'espace Baltique (Biélorussie), dans l'espace de la mer Noire (Moldavie, Ukraine) et dans le Caucase (Géorgie, Arménie). En construisant un mur, la Pologne ne sera plus au centre, mais aux marches de la région. Elle défendra un limes et ne pourra donc plus se prétendre une puissance régionale en expansion.

Pourtant, la Pologne a profondément besoin de commercer avec son flanc oriental. Sur le plan démographique, son «miracle économique» a besoin des travailleurs de l'est. La Pologne a accueilli ces dernières années des informaticiens biélorusses et des travailleurs ukrainiens. Alors qu'elle était peu concernée par les migrations jusqu'à il y a peu, la démographie polonaise reste assez faible (1,38 enfant par femme en 2020).

Au-delà des flux humains, la frontière est un espace d'échanges: la Pologne constitue aujourd'hui la porte d'entrée de nombreux flux de marchandises venus d'Eurasie. En verrouillant sa frontière, elle ne sera plus un corridor en essor mais un cul-de-sac du commerce international. Enfin, sur le plan politique, la Pologne pourra-t-elle toujours à l'avenir se revendiquer comme une championne des droits humains dans la région? Construire un mur pourrait bien défaire et même détruire une partie de l'héritage régional du pays.

En érigeant un mur, la Pologne se prive du statut de champion de la lutte pour les droits humains et contre les régimes autoritaires post-soviétiques.

La construction du mur peut également souligner la marginalisation politique de la Pologne au sein de l'UE. Aujourd'hui, sur la scène européenne, le pays a enregistré des revers évidents. Sur le plan énergétique, Varsovie n'a pas su empêcher l'ouverture de Nord Stream 2, gazoduc reliant la Russie à l'Allemagne.

Sur le plan migratoire, son refus de solidarité par rapport aux pays du Sud a ruiné son influence hors du groupe de Visegrád (V4). L'Espagne, la Grèce et l'Italie considèrent la Pologne comme responsable de leur abandon par l'Union durant les grandes crises migratoires de 2015, ce qui n'est pas sans ironie aujourd'hui. Il est aujourd'hui impossible à la Pologne du PiS de construire des coalitions solides hors du V4 au sein des institutions de l'Union européenne. Alors qu'elle prétend être un État clé dans le processus de décision européen, la Pologne n'a pas été capable de capter des financements pour construire le bastion oriental des frontières européennes.

Il faut se souvenir qu'à l'automne 2020, l'adoption des sanctions contre la Biélorussie avait été retardée, la Grèce et Chypre déplorant à l'époque le manque de solidarité européenne face à la politique d'Erdoğan en Méditerranée orientale. Construire un mur ne permettra pas à la Pologne de se poser comme une protectrice des frontières de l'Union. Le gain politique dans l'UE sera minime.

Enfin, construire ce mur ruine les efforts de la Pologne indépendante puis européenne pour se doter du statut de défenseur des droits humains et de l'État de droit, mais aussi des valeurs catholiques. Longtemps pays d'émigration (on dit que Chicago est le première ou la deuxième ville polonaise du monde), société multiculturelle au cours de l'entre-deux-guerres, la Pologne est aujourd'hui confrontée à la question migratoire, comme les sociétés ouest-européennes. Jean-Paul II avait inspiré ses compatriotes jusqu'à la chute du régime.

Les autorités polonaises se reconnaîtraient-elles aujourd'hui dans les paroles du pape, prononcées en janvier 1996 dans la chapelle Sixtine: «La réalité des migrations ne peut être perçue comme une menace pour la sécurité et le bien-être, mais comme le signe d'une civilisation appelée à unir l'identité et l'universalité, la différence et l'égalité»?

Aujourd'hui, la Pologne a perdu en crédibilité dans le domaine des principes et des valeurs. En érigeant un mur contre les migrants, elle se prive du statut de champion de la lutte pour les sociétés civiles et les droits humains, et contre les régimes autoritaires post-soviétiques, qu'elle avait su revendiquer avec succès après 1991.

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