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Révélé par La Haine, le film culte de Mathieu Kassovitz, Saïd Taghmaoui est aujourd'hui l'acteur français le plus coté d'Hollywood. Il se raconte ici sans filtre, depuis son enfance dans la cité des 3.000 jusqu'à Los Angeles, avec Laurent Sagalovitsch à qui il a fait appel après avoir lu un de ses billets sur Slate.fr.
En colère mais toujours lucide, il confie ses rêves et ses désillusions, son déchirement d'avoir dû quitter la France qui ne lui proposait pas de rôle à sa juste mesure, ses combats contre le racisme, son amour de la boxe, sa fragilité, sa timidité.
De La Haine à Hollywood, paru le 12 mai 2021 au Cherche Midi, dresse en creux le portrait d'un acteur qui n'a jamais oublié d'où il venait et qui a fait de sa vie un combat contre la fatalité. Nous en publions ici un extrait.
Longtemps, j'en ai terriblement voulu à la France de m'avoir autant ignoré. J'avais tant à lui donner. Je voulais tellement être de la fête, participer à cette grande aventure collective où je me serais démené comme un beau diable pour rendre au centuple ce que ce pays m'avait apporté. J'étais prêt à tous les sacrifices. Seulement, pour vivre un grand amour, il faut être deux, et j'étais bien seul au moment d'échanger les vœux.
Pour des raisons qui tiennent autant à mes origines sociales qu'à des déterminants raciaux, à tout un héritage colonial qui, quoi qu'on en dise, continue à hanter nos consciences, j'ai été répudié sans ménagement. Mis à l'écart. Montré du doigt comme l'exemple à ne pas suivre. En ce qui concerne le talent, je n'avais rien à envier aux autres acteurs de ma génération. Certains me trouveront d'une prétention sans bornes mais tant pis, j'ai passé l'âge d'agir avec la tiédeur propre aux comédiens du dimanche.
Il n'y a aucune aigreur en moi, et s'il y a eu longtemps de la colère, avec l'âge elle tend à s'apaiser: ce livre en est la preuve. Et un ressentiment infini, dont je me nourris pour avancer. Si je n'en veux à personne en particulier, je n'ai pas assez de mots pour qualifier ce système de caste qui étouffe le cinéma français et la société française en général. Sa consanguinité. Cette façon très aristocratique de se donner uniquement à ceux dont les cartes de visite brillent de l'éclat de l'entresoi. Je ne suis pas particulièrement en extase devant l'Amérique, mais au moins a-t-elle la vertu de donner la possibilité à chacun de s'extraire du bourbier qui est le sien.
Je n'ignore rien du sort réservé aux minorités, de la précarité des populations afro-américaines et latinos, du racisme toujours aussi omniprésent, mais malgré tout, j'ai la faiblesse de penser qu'on juge là-bas un homme avant tout sur son caractère, sur sa valeur propre et non sur la foi d'un réseau de connivences. Je ne suis pas parti faire carrière en Amérique, c'est l'Amérique qui est venue à moi, parce que pour eux, j'étais comme une évidence.
Au risque de me répéter, je n'avais aucun désir d'Amérique, aucune fascination particulière. Pourquoi en aurais-je eu d'ailleurs? J'avais la France comme terrain de jeux et pour moi, c'était le plus beau décor qui puisse exister. C'est en France que je voulais réussir, c'est à la France que je voulais donner tout l'amour que j'avais, que j'ai, en moi. Mais j'ai eu beau frapper à la porte, jamais elle n'a voulu s'ouvrir. Alors, parce qu'il fallait bien vivre, que je ne pouvais pas rester à macérer dans mon ressentiment, j'ai pris le chemin de l'exil, la route de l'Amérique. Sans pour autant renier mon amour et ma tendresse pour mon pays natal. Je le dis tout net: j'aime la France. J'aime sa culture, sa cuisine, ses terroirs, ses paysages, son histoire, son art de vivre. C'est mon pays. J'attendais tellement de la France que j'ai fini par ne plus rien attendre d'elle.
Aujourd'hui, je ne ressens plus d'aigreur ni d'amertume. Je suis même le plus heureux des hommes quand je reviens habiter mon appartement parisien. Que je dîne à des tables réputées. Que je visite ses musées. Que je profite de ses théâtres. Je suis chez moi. Et c'est au nom de cet amour que je me permets de dire qu'elle ne va pas dans le bon sens, cette France de mon enfance. Que je n'aime pas son visage quand elle exclut au lieu de rassembler, quand elle laisse à la porte des millions d'enfants d'immigrés qui désespèrent d'être ainsi mis de côté alors qu'ils ont tant à lui apporter.
Ces enfants, ce sont ses enfants. Ils sont nés ici, ils ont grandi ici, et pourtant, rien à faire, on continue à les considérer comme des étrangers dans leur propre pays. On les discrimine, on les stigmatise, on les caricature, on leur refuse ce minimum d'attention, d'amour sans lequel on n'arrive à rien dans la vie. Le mythe du Français «de souche» est une construction de l'esprit qui repose sur des fantasmes de pureté totalement déconnectés de la réalité telle que nous l'a transmise l'histoire. Comment croire à cette fable quand pendant des siècles et des siècles, nos rois et reines se mariaient avec des régents espagnols, des monarques autrichiens, des princesses prussiennes, autant de sang étranger et d'enfants aux origines mêlées.
Le mélange! C'est par le mélange, l'apport d'autres cultures qu'un pays grandit et s'émancipe. C'est par l'échange qu'il atteint la prospérité. Le brassage des populations permet aux nations de se réinventer à chaque génération. Sans quoi, elles se figent avant de s'éteindre à petit feu. Ceux qui rêvent à une France uniforme, identique dans toutes ses singularités, ne l'aiment pas vraiment; ce sont en fait les fossoyeurs de l'identité française qu'ils prétendent vouloir préserver. Ils trahissent l'esprit français tel qu'il s'est perpétué à travers les siècles, cette volonté d'offrir à chacun de ses enfants, quelles que soient son origine, sa religion, sa couleur de peau, les mêmes chances de réussir dans la vie. Les mêmes.
À force de les ignorer, de les humilier, sans parfois en avoir conscience, on les jette dans les bras des fondamentalistes, qui profitent de cette aubaine pour leur farcir le crâne. On leur dit qu'ils ne sont ni français, ni marocains, ni algériens, mais juste musulmans. On leur conseille de se détourner de la République qui les a oubliés. Leur vraie patrie se trouve dans les pages du Coran. Voilà comment on perd la bataille des idées: en laissant toute une partie de la jeunesse végéter dans des quartiers insalubres, et en ne leur offrant comme seule perspective de finir livreur ou vigile.