Médias / Politique

Anne Hidalgo fait la fierté de la presse espagnole

En Espagne, les conquêtes politiques de cette enfant du pays symbolisent la réussite des immigrés qui, au prix de nombreux sacrifices, ont laissé derrière eux un pays dont l'histoire tourmentée reste vive dans les mémoires.

Restée proche de son pays d'origine, la candidate à la présidentielle 2022 entretient des relations avec d'éminentes figures du socialisme espagnol, dont le président du gouvernement Pedro Sánchez. | Gérard Julien / AFP
Restée proche de son pays d'origine, la candidate à la présidentielle 2022 entretient des relations avec d'éminentes figures du socialisme espagnol, dont le président du gouvernement Pedro Sánchez. | Gérard Julien / AFP

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«Une Espagnole, future présidente en France?», s'interroge le quotidien espagnol La Razón. Nous sommes le 13 septembre. La veille, Anne Hidalgo vient de déclarer sa candidature à l'élection présidentielle française. De l'autre côté des Pyrénées, la presse réagit. Comme à chaque pas dans la carrière politique de la maire de Paris. Née dans une province défavorisée du sud de l'Espagne, elle a toujours entretenu un lien privilégié avec ce pays, hanté par une mémoire dont elle représente un fragment et où sa trajectoire attire l'attention, voire suscite l'admiration.

«Il y a un intérêt particulier pour elle en raison de son origine», confirme Marc Basset, correspondant à Paris du quotidien espagnol El País. Il a lui-même rencontré plusieurs fois la candidate socialiste à la fonction suprême. «Nous nous intéressons aux candidats français en général. Mais il est vrai qu'Anne Hidalgo reçoit plus d'attention que n'en recevrait un autre à égalité de situation dans les sondages [elle n'est créditée que de 4 à 7% des intentions de vote, ndlr]. Il y a une sorte de patriotisme soft, un regard bienveillant et fier qu'une Espagnole soit maire de Paris.»

Anne Hidalgo accueille le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez alors qu'elle assiste au 40e Congrès du Parti socialiste espagnol (PSOE), lors de la Feria de Valencia le 15 octobre 2021. | Jose Jordanie / AFP

Rebelote, la semaine du 11 octobre. À Madrid, les grands quotidiens s'empressent d'annoncer la désignation de cette «Espagnole» comme candidate officielle du Parti socialiste (PS). Pour sa première sortie post investiture, à Valence, à l'occasion du Congrès du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), elle se montre aux côtés de Pedro Sánchez, président socialiste du gouvernement espagnol. La presse est là. Article après article, les journalistes rappellent qu'Anne Hidalgo est titulaire de la nationalité espagnole, ou qu'elle est née dans la province de Cadix, en Andalousie.

Des liens jamais rompus

À sa naissance, celle qui deviendra la première femme à diriger Paris reçoit le nom d'Ana María Hidalgo Aleu. Nous sommes en 1959, à San Fernando de Cadix, petite ville bâtie sur l'île de León, dans l'aire urbaine de Cadix, chef-lieu de la province du même nom. Sa famille part s'établir en France deux ans plus tard. Mais «Ana» n'a jamais coupé les ponts avec l'Espagne. Ni avec San Fernando. Quand elle était enfant, «nous [y] allions dès que nous en avions l'occasion, pour être avec la famille», raconte-t-elle au quotidien El Mundo quand elle accède à la mairie de Paris, en 2014. Après de longues années passées en France, ses parents retournent vivre sur les côtes de Cadix, où son père a fini ses jours, en 2019. Sa mère y vit encore et Anne Hidalgo y retourne tous les étés.

Elle est très liée à d'éminentes figures du socialisme local. «Ses parents militaient dans le groupe socialiste de San Fernando et nous avons développé une relation qui allait bien plus loin que la camaraderie politique», explique María Jesús Castro, grande amie de la maire de Paris dans sa ville natale et sénatrice de la province de Cadix. Le maire de Cadix, comme la première édile de San Fernando, ont plusieurs fois exprimé leur admiration pour leur homologue parisienne. Quand cette dernière envoie une vidéo de soutien à Juan Espada, en compétition avec Susana Díaz pour prendre la tête du PSOE en Andalousie, en juin dernier, l'équipe de campagne de Juan Espada la relaie tout de suite sur Twitter pour se vanter d'avoir l'appui de la maire de Paris. On la dit aussi personnellement proche de Pedro Sánchez, président du gouvernement.

«Revanche sociale»

Mais la raison de l'intérêt médiatique que la maire de Paris suscite chez nos voisins est ailleurs. Le jour où elle se lance officiellement dans la course à l'Élysée, le quotidien local El Diario de Cádiz publie une tribune dans laquelle Enrique Montiel, écrivain et journaliste originaire de San Fernando, fait part de son sentiment: «Certains ne se sont pas encore rendu compte que cette femme (...), qui vient sur l'île tous les étés, peut devenir présidente –une femme, née en Espagne– arriver au palais de l'Élysée, là où furent De Gaulle, Mitterrand, là où se trouve Macron, et diriger les destins d'une des grandes nations du monde, la France.»

«Anne Hidalgo est issue d'une famille ouvrière d'une petite ville du sud de l'Espagne. Le fait qu'elle soit aujourd'hui candidate à la présidentielle est une sorte de revanche sociale. Cela nous remplit d'orgueil. On peut se dire qu'on y est arrivé», explique Carole Viñals, maîtresse de conférences à l'université de Lille, spécialiste de l'Espagne contemporaine et autrice d'une étude sur l'usage de l'identité franco-espagnole et des mémoires communes aux deux pays en matière de politique (La postmémoire et le discours politique de Manuel Valls et Anne Hidalgo). Dans les années 1960, l'Espagne, sous le joug de la dictature de Franco, reste en marge du processus de reconstruction de l'après-guerre en Europe.

«Que cette femme issue d'une famille ouvrière du sud de l'Espagne soit candidate à la présidentielle française nous remplit d'orgueil.»
Carole Viñals, maîtresse de conférences, spécialiste de l'Espagne contemporaine

Particulièrement touchée par les difficultés économiques qui frappent le pays, l'Andalousie est une terre d'immigration. «On a beaucoup de mal aujourd'hui à se rendre compte à quel point les Espagnols qui arrivaient en France à l'époque ont été maltraités. Dans les archives, on peut voir des lieux où il est écrit “interdit aux animaux et aux Espagnols”. On leur prélevait du sang avec des aiguilles pour animaux... De plus, la France, pays frontalier, a toujours été une sorte de modèle pour les Espagnols», poursuit Carole Viñals.

Sur sa terre d'adoption, la candidate socialiste à la présidentielle joue beaucoup de cette histoire. «J'avais 2 ans quand mes parents ont pris la route de l'exil (...). J'ai grandi à Lyon (...), notamment dans le quartier de Vaise, puis dans le nouveau quartier de La Duchère, bâti à la hâte pour résorber l'habitat insalubre du quartier ouvrier de Vaise, accueillir les rapatriés d'Algérie et loger la main-d'œuvre immigrée que l'industrie réclamait», écrit-elle dans le livre qu'elle publie juste avant d'entrer en campagne, Une Femme française. Une idée centrale chez Anne Hidalgo apparaît dans ce texte: c'est l'école de la République qui a fait d'elle une Française à part entière. Et rend possible le parcours qui sera le sien.

Un «cas d'école» de la République

Message reçu cinq sur cinq chez nos voisins. «Cela me semble extraordinaire qu'une fille née dans une petite ville d'Espagne, dont les parents sont partis en France parce que la situation économique n'était pas bonne, soit aujourd'hui candidate à la présidence, s'enthousiasme le journaliste du Diario de Cádiz, Enrique Montiel. Il est impossible de dissocier cette trajectoire de la réalité d'une République dans laquelle ce que l'on valorise, c'est le mérite et la capacité. Je ne sais pas si cela se serait produit dans l'Espagne de cette époque.»

Une période de l'histoire où, de l'autre côté des Pyrénées, l'idée de république est honnie par la dictature. «Quand il se marie à sa mère, María Aleu, avec laquelle il a deux filles, le père d'Ana, qui est républicain, refuse de les scolariser dans un établissement espagnol [dirigé par des religieux, ndlr]. Il décide de quitter son pays afin que ses filles ne grandissent pas sous une dictature et bénéficient du système scolaire français», se souvient María Jesús Castro.

«Le père d'Anne Hidalgo, un républicain, décide de fuir la dictature espagnole afin que ses filles bénéficient du système scolaire français.»
María Jesús Castro, sénatrice de la province de Cadix

Le jour de son investiture à la mairie de Paris, en 2014, Anne Hidalgo a invité quelques proches originaires de sa ville natale. «J'ai dit à son père: “Antonio, tu as fait d'énormes efforts. Mais voici la récompense”», se souvient la sénatrice de Cadix. Le père avait lui-même fait un bref passage sur les bancs de l'école française dans son enfance, quand sa famille s'était réfugiée en France pour fuir la guerre civile. Le grand-père paternel d'Anne Hidalgo gérait une exploitation agricole pour le maire d'une petite ville, près de Málaga. Il était républicain et syndicaliste. Un statut dangereux au moment où les franquistes prennent le contrôle du territoire. «Les républicains fuient alors de Málaga à Almería. C'est un événement connu sous le nom de “la débandade”», relate l'amie de la famille.

Lorsque les troupes fidèles à Franco entrent à Málaga, en 1937, une colonne de réfugiés se forme en direction de la ville d'Almería, à l'est, sur la route qui mène vers la France. Le 8 février, ils sont bombardés depuis le ciel, mitraillés depuis la mer et le sol. Longtemps oublié en Espagne, ce massacre aurait arraché les vies de 3.000 à 5.000 civils. «Je pense à mon père qui était dans cette colonne de réfugiés, il avait 7 ans», tweete l'actuelle maire de Paris le 7 février 2021, citant un post commémorant l'événement.

«Avec ses quatre enfants, le grand-père d'Ana longe toute la côte méditerranéenne à pied. Ils réussissent à passer la frontière», continue María Jesús Castro. La famille s'établit dans une petite commune, non loin de Toulouse. Le petit Antonio Hidalgo y découvre l'école française.

À la fin de la guerre, en 1939, Francisco Franco a imposé l'autorité de sa dictature en Espagne. Le régime assure alors que «ceux qui n'ont pas les mains tachées de sang n'ont rien à craindre de la justice». Comme de nombreux exilés, le grand-père d'Anne Hidalgo y croit. Mais, à son retour, le chef de famille est accusé d'avoir participé au meurtre d'un jeune homme de la ville, selon le témoignage d'Antonio Hidalgo dans un supplément du quotidien El Mundo, en 2012.

La peine de mort est requise contre le patriarche, finalement condamné à trente ans de réclusion. Son ancien employeur et ami, maire de la ville et avocat, réussit à le tirer de prison et à le faire innocenter. Quand il sort, l'aïeul pèse 40 kilos pour 1,75 mètre. Sa femme est morte en couches peu après leur retour en Espagne. L'enfant aussi. Mais le père n'a pas pu assister aux obsèques.

Une figure bicéphale à la croisée des mythes

En France «Anne Hidalgo peut capitaliser sur cette histoire. Les Français ont une vision très romantique de la guerre d'Espagne, une bataille idéale où les républicains sont les gentils et les autres les méchants. Ça les intéresse, constate Carole Viñals. Le républicanisme est assimilé à des idées de gauche. Ça fait très noble de se réclamer de l'héritage de ceux qui ont lutté contre la dictature pour défendre la République.»

Cette posture résonne aussi de l'autre côté des Pyrénées. L'histoire de la guerre civile et des quarante ans de dictature qui ont suivi hante l'Espagne, d'autant qu'elle reste nimbée de zones d'ombre et de tabous. Cet épisode provoque de très vifs débats entre ceux qui préfèrent éviter un examen trop approfondi de cette histoire, estimant que cela rouvrirait les blessures du passé, et ceux qui demandent à ce que la mémoire des victimes soit réhabilitée.

«Anne Hidalgo peut capitaliser sur l'histoire de son père. Cela fait très noble de se réclamer de l'héritage de ceux qui ont lutté contre la dictature pour défendre la République.»
Carole Viñals, maîtresse de conférences, spécialiste de l'Espagne contemporaine

Entre 2018 et 2019, l'exhumation du corps de Franco, qui reposait dans un immense mausolée à la gloire de ses partisans, avait rencontré une opposition féroce de la droite. Une nouvelle proposition de loi mémorielle vient d'être présentée au Parlement par le gouvernement de gauche mené par le PSOE de Pedro Sánchez. L'examen du texte promet de durs affrontements politiques.

En novembre 2018, par exemple, la ministre de la Justice espagnole, la socialiste Dolores Delgado, remet publiquement à Anne Hidalgo le procès-verbal du conseil de guerre qui avait condamné son grand-père, à l'Hôtel de Ville de Paris. En 2019, dans le XIIIe arrondissement, la maire de Paris inaugure une fresque en l'honneur de «La Nueve», comme se faisait appeler la neuvième compagnie de régiment de marche du Tchad, qui comptait 146 hommes originaires d'Espagne sur 160. Ils furent les premiers à entrer dans Paris occupée par les nazis, le 24 août 1944, jour de la Libération. «De Gaulle a tout fait pour cacher un peu le rôle des étrangers et mettre en avant la nation française résistante. Il existe le sentiment chez les Espagnols de ne pas avoir été reconnus pour leurs efforts», précise Carole Viñals.

La maire de Paris Anne Hidalgo, le roi Felipe VI et la reine Letizia d'Espagne posent après le dévoilement d'une plaque de rue lors de l'inauguration du jardin des Combattants-de-la-Nueve le 3 juin 2015 à Paris. | Éric Feferberg / AFP

En Espagne, ces symboles marquent les esprits. «Cela aide à faire reconnaître une histoire longtemps méconnue à travers des actes symboliques. En Espagne, les gens y sont attentifs», remarque le correspondant d'El País à Paris, Marc Basset. L'inauguration d'un jardin des Combattants-de-La-Nueve [attenant à l'Hôtel de Ville, en 2015, ndlr] n'est qu'une toute petite part de son action. Beaucoup de Parisiens ne le savent même pas. Mais nous, on met le focus dessus.»

Ces mises en scène ne sont pas du goût de tout le monde. Quand le roi d'Espagne Felipe VI et sa femme Letizia participent à l'inauguration du jardin des Combattants-de-la-Nueve, les républicains y ont vu une aberration, car ils ne veulent rien savoir de la monarchie, une forme de gouvernance restaurée par Franco en personne. Mais qu'importe. Chez nos voisins, le symbole fait mouche.

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