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Ce moment où Colin Powell sabota sa propre carrière

Général et homme d'État respecté, il se révéla pourtant incapable de déjouer les manœuvres de ses rivaux.

L'ancien secrétaire d'État américain à Tokyo le 18 juin 2014. | Kazuhiro Nogi / AFP
L'ancien secrétaire d'État américain à Tokyo le 18 juin 2014. | Kazuhiro Nogi / AFP

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Colin Powell, qui occupa le poste de plus grand diplomate des États-Unis, de plus haut général et qui fut le premier homme noir à l'avoir fait dans les deux cas, est mort ce lundi à 84 ans. Rarement, jamais peut-être, un homme d'État ou de guerre américain n'atteignit de telles cimes du pouvoir avant de déchoir, cassé par ses rivaux au sein même du gouvernement.

La doctrine Powell

Né à Harlem dans une famille jamaïcaine, exemple typique du gamin des classes laborieuses qui se fait tout seul, Powell s'engagea dans l'armée, se battit au Vietnam comme simple soldat, monta en grade et devint général puis, après avoir été conseiller à la sécurité nationale du président Ronald Reagan, fut nommé chef d'état-major interarmées par le président George H.W. Bush.

Officier qui, vertu rare, associait expérience du champ de bataille et intelligence politique, Powell transforma sa fonction de chef d'état-major en véritable force d'impulsion, et utilisa son vaste personnel –plusieurs centaines des meilleurs officiers militaires, répartis en plusieurs unités spécialisées– d'une manière qui, comme me le confia un responsable à l'époque, «enveloppait le reste de l'administration de la sécurité nationale».

Selon la «doctrine Powell» seules des raisons valables justifiaient la guerre: des objectifs politiques vitaux, un succès militaire à coût acceptable, l'échec de tous les moyens non violents.

Ce fut à ce poste que Colin Powell devint une personnalité publique, qu'il conçut la plus grande partie de la stratégie de la première guerre du Golfe qui expulsa l'armée d'invasion irakienne du Koweït, et qu'il expliqua cette stratégie lors de plusieurs conférences de presse télévisées.

À cette époque, il formula également ce que l'on appellerait plus tard la «doctrine Powel, vision selon laquelle les États-Unis ne devraient entrer en guerre que dans le cas où les objectifs politiques seraient vitaux et bien définis, si la force militaire était susceptible d'atteindre ces objectifs à un coût acceptable, si tous les moyens non violents avaient échoué –et, lorsque la guerre s'avérerait nécessaire, à condition de ne la livrer qu'en étant assurés de bénéficier d'une écrasante supériorité militaire. Cette doctrine, critique implicite de l'intervention américaine au Vietnam –à la fois de ses justifications défaillantes et de ses tactiques décousues–, n'a cessé d'influencer le débat sur la pertinence de l'usage de la force militaire depuis.

Dans l'ombre de Chesney et Rumsfeld

Après que les Démocrates regagnèrent la Maison-Blanche en 1992, Powell écrivit ses mémoires, devenues best-seller, Un enfant du Bronx, et envisagea de se présenter à l'élection présidentielle. (Son épouse, Alma, l'exhorta à ne pas le faire, craignant qu'il ne fût victime d'un assassinat raciste). Lorsque les Républicains revinrent au pouvoir en 2000, le président George W. Bush le nomma secrétaire d'État, faisant l'unanimité, dans ce qui sembla être l'apogée de son ascension, mais qui s'avéra en réalité être l'amorce de sa chute. Ostensiblement sûr de lui, persuadé qu'il pourrait régner sur le domaine de la politique étrangère grâce à son influence et à sa popularité, il ne tarda pas, à sa grande surprise, à être constamment supplanté sur toutes les affaires importantes par un duo inséparable composé du vice-président Dick Cheney et du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, amis et collègues depuis l'administration Nixon.

Powell fit de grandes choses dans les domaines dont Cheney et Rumsfeld se désintéressaient. À l'automne 2001, ils le laissèrent conduire les navettes diplomatiques qui permirent sans doute d'éviter une guerre entre deux nations nucléarisées, l'Inde et le Pakistan. Powell contribua également à apaiser les tensions avec la Chine après qu'elle avait abattu un avion espion américain. Toutefois, il perdit quasiment toutes ses autres batailles. Dans l'une de ses premières déclarations, Powell annonça par exemple qu'il reprendrait les négociations sur le nucléaire entamées par le président Bill Clinton avec la Corée du Nord –avant de se faire rembarrer par Condoleezza Rice, la conseillère à la Sécurité nationale de Bush, qui lui opposa qu'il n'en était pas question. Il dut manger son chapeau.

Chaque fois que Powell tenta la moindre forme de contrôle des armements, son sous-secrétaire d'État, John Bolton, placé à ce poste pour servir d'espion à Cheney, fit de son mieux pour saboter ses initiatives. Lors des rares occasions où Powell sortit victorieux d'un débat du Conseil de sécurité nationale, Cheney alla parler à Bush en privé pour faire annuler ses décisions.

Powell était supplanté sur toutes les affaires importantes par le vice-président Dick Cheney et le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld.

Au milieu du premier mandat de Bush, les homologues européens de Powell, qui avaient célébré sa nomination et s'entretenaient fréquemment avec lui, se rendirent compte que ses opinions, qui leur étaient agréables, ne reflétaient pas celles du président américain, et il perdit son influence à l'étranger. Lorsque Bush voulut faire passer un message sur le Moyen-Orient, ce fut Condoleezza Rice qu'il envoya. Lorsqu'il fallut dépêcher un émissaire en Europe de l'Ouest afin de faire pression pour effacer la dette irakienne, il y expédia James Baker, vieil ami de la famille Bush et qui avait été secrétaire d'État de son père.

Discours fatal

Au lieu de lui servir de rampe de lancement vers la rédemption, la guerre en Irak accentua sa chute. Alors que Bush se dirigeait vers une invasion, Powell l'avertit des pièges qui l'attendaient –notamment, de façon assez prophétique, de ce qu'il qualifiait de «règle Pottery Barn [un magasin de décoration]: si vous cassez un truc, vous êtes obligé de le garder»–, mais sans succès. (Peu de temps avant le début de la guerre, un diplomate européen lui rappela qu'on disait de Bush qu'il dormait comme un bébé. Powell répliqua: «Moi aussi, je dors comme un bébé. Je me réveille toutes les deux heures en hurlant.») Mais, là encore, il se fit évincer. 

Incapable de trouver des soutiens pour l'invasion, tant aux États-Unis que parmi leurs alliés, Cheney eut l'idée diabolique de pousser Powell –seul haut fonctionnaire de l'administration Bush bénéficiant d'une crédibilité au niveau international– à prôner la guerre devant le Conseil de sécurité de l'ONU.

Le 6 novembre 2003, l'ancien président américain George W. Bush, l'ancien secrétaire d'État Colin Powell et l'ancien secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld s'apprêtent à signer la loi sur les crédits supplémentaires d'urgence pour la défense et la reconstruction de l'Irak et de l'Afghanistan dans l'East Room de la Maison-Blanche à Washington, DC. | Tim Sloan / AFP

Powell commença par regimber et déchira le script envoyé par la Maison-Blanche et qu'il était supposé lire. Mais, ensuite, désireux de se montrer utile et loyal, il se rendit au siège de la CIA où il passa des jours entiers à compulser des documents et des briefings, rejetant les affirmations non étayées et conservant celles qui semblaient un minimum plausibles. Enfin, il fit son fatal discours, en y mettant toute sa passion. De nombreux opposants à l'invasion furent convaincus, en grande partie parce que c'était Colin Powell qui la défendait.

Mais toutes les affirmations selon lesquelles Powell fut cru –toutes les preuves énumérées pour étayer l'idée que Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive– se révélèrent également fausses. Dans son excellent livre To Start a War, Robert Draper écrit qu'un grand nombre d'analystes de la CIA auraient pu dire à Powell que ces arguments étaient faux, ou pour le moins douteux, mais que le directeur de la CIA, George Tenet, désireux de complaire à Bush et de lui livrer les conclusions qu'il avait envie d'entendre, avait délibérément empêché Powell de leur parler.

«Un bon petit soldat»

Powell quitta l'administration après le premier mandat de Bush. Vers la fin, plusieurs récits journalistiques, et tout particulièrement ceux réunis dans l'ouvrage Plan d'attaque de Bob Woodward, le dépeignirent comme un détracteur de la guerre qui estimait que Cheney était atteint de «fièvre» de l'invasion; mais, même un an après avoir quitté son poste, en public Powell s'abstint de tout commentaire sur le sujet.

En juin 2005, soit six mois après le début du second mandat de Bush, il passa dans l'émission The Daily Show With Jon Stewart dans l'une de ses premières apparitions télévisées depuis son départ. Les questions que Stewart lui posa étaient de véritables boulevards pour lui permettre de dézinguer ses anciens collègues, toujours en poste, ou la guerre, qui faisait toujours rage. Mais Powell ne saisit pas la perche. Certes, il y avait eu des désaccords, admit-il, mais c'est le cas dans toutes les administrations. C'est le président le patron, et c'est un chouette type. Tiens, d'ailleurs, lui et Laura étaient justement venus dîner à la maison la semaine précédente.

Plus tard, Powell regretta ouvertement le rôle qu'il avait joué lors du discours à l'ONU et il dénonça ceux qui l'avaient manipulé à la CIA. Trop tard. S'il avait démissionné en signe de protestation avant l'invasion, il aurait peut-être empêché la guerre; s'il avait parlé après avoir quitté son poste, il aurait pu influencer son évolution. Mais il n'était pas comme ça. Il avait l'esprit d'équipe. C'était, profondément, un «bon petit soldat».

Au fil du temps, il prit ses distances avec le Parti républicain. Lors de l'élection présidentielle de 2008, il soutint Barack Obama, le qualifiant de candidat «du changement» au grand dam du sénateur John McCain, son vieil ami qui se présentait contre Obama. Cependant, ce dernier ne le sollicita que rarement sur des questions de défense. Ensuite, Powell ne soutint plus que des Démocrates –Obama de nouveau en 2012, Hillary Clinton en 2016 et Joe Biden en 2020.

Ces dernières années, hormis ses soutiens officiels, Powell resta en retrait de la politique nationale –sans qu'on sache vraiment s'il s'agissait d'un choix. Il consacra le plus clair de son temps à des causes personnelles et publiques, notamment la Colin Powell School for Civic and Global Leadership, à l'université où il avait fait ses études, le City College of New York. Il écrivit d'autres best-sellers et donna de nombreuses conférences, tantôt en étant payé, tantôt gratuitement. Il eut une vie merveilleuse qui, à un moment charnière de notre histoire, aurait pourtant pu prendre un tournant bien plus capital.

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