Économie

Il n'est pas du tout certain que l'on puisse se passer un jour du nucléaire

En se prononçant pour la construction de nouveaux réacteurs, Macron remet le sujet à l'ordre du jour. À droite, c'est clairement oui, à gauche, c'est plutôt non, avec plus ou moins de clarté.

La centrale nucléaire de Saint-Laurent-des-Eaux, en 2017, à Saint-Laurent-Nouan, près d'Orléans. | Ludovic Marin / AFP
La centrale nucléaire de Saint-Laurent-des-Eaux, en 2017, à Saint-Laurent-Nouan, près d'Orléans. | Ludovic Marin / AFP

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Déjà fin mars, on le disait ici: il faut parler de la place du nucléaire en France. Le 13 octobre, en présentant les dix objectifs de son plan France 2030, Emmanuel Macron a relancé le débat de façon spectaculaire. Le premier de ces objectifs est en effet un investissement de l'ordre d'un milliard d'euros pour encourager la recherche et le développement de réacteurs de type SMR (pour small modular reactors). Cette seule annonce ne peut suffire à définir ce que pourrait être la future politique de la France en matière d'énergie nucléaire, mais elle a au moins le mérite de lancer la discussion.

 

Au cours des derniers mois, la mobilisation de la droite contre les éoliennes a rendu ce débat indispensable. Si l'on veut réellement réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre et dans le même temps ralentir la progression des énergies renouvelables, il faut bien trouver une autre solution, à moins de prendre le risque de manquer d'énergie. Et même si l'on s'abstient de suivre les politiques les plus conservatrices et si l'on continue à développer l'éolien et le solaire, il n'est pas du tout certain que l'on puisse se passer du nucléaire. La sobriété chère aux écologistes n'est pas la panacée. À l'évidence, il faut économiser l'énergie en recherchant une plus grande efficacité des processus de production et en évitant les usages superflus. Mais cela ne peut suffire. Et le problème ne concerne pas que la France.

Des besoins d'électricité multipliés par deux ou trois

Malgré des progrès rapides, plus de 700 millions de personnes dans le monde n'ont pas accès à l'électricité et, selon les estimations des Nations unies, il pourrait encore y en avoir 660 millions qui en seraient privées en 2030, principalement en Afrique subsaharienne. Et, comme on le voit avec l'automobile, la baisse de la consommation d'énergie fossile va conduire nécessairement à un plus grand recours à l'électricité. Selon le remarquable World Energy Markets Observatory (WEMO) publié chaque année par Capgemini, la consommation d'électricité dans le monde devrait doubler d'ici à 2050. Dans ses prévisions annuelles, l'Agence internationale de l'Énergie estime même que, dans un scénario «zéro émissions nettes» à l'horizon 2050, la production d'électricité devrait être presque multipliée par trois!

Pour faire face à ces besoins futurs, sera-t-il nécessaire de faire appel au nucléaire? La question est toujours discutée. Des scénarios 100% renouvelables circulent, mais ils sont très loin de faire l'unanimité parmi les spécialistes des questions énergétiques. On connaît les problèmes d'intermittence de ces énergies: si, cet automne, en Europe, on se retrouve avec une énergie si chère et une telle dépendance au gaz russe, c'est en partie parce qu'il y a eu une longue période sans vent en Europe du Nord. On voit aussi les problèmes d'acceptabilité sociale des éoliennes, qu'elles soient terrestres ou maritimes. Et l'implantation de centrales solaires peut aussi être contestée.

Une opinion moins négative face au nucléaire

Le nucléaire, dont la production est davantage pilotable, peut permettre de pallier les problèmes d'intermittence. Quant à son acceptabilité, elle n'est pas aussi problématique que l'activisme antinucléaire pourrait le laisser penser. La centrale de Fessenheim a été fermée en 2020 pour des raisons exclusivement politiques, mais le moins que l'on puisse dire est que la population locale ne le demandait pas. Quant à la population française dans son ensemble, selon la dernière enquête de l'IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire), elle reste divisée sur le sujet, mais son opinion est plutôt positive et meilleure qu'elle ne l'a été dans le passé.

Cette confiance relative est-elle justifiée? Les Français auraient-ils déjà oublié Fukushima? Non, certainement pas. 62% d'entre eux pensent même qu'un accident comparable à Fukushima pourrait se produire en France. Mais qui sait ce qui s'est réellement passé au Japon en ce mois de mars 2011? Officiellement, l'accident de la centrale nucléaire de Fukushima n'a causé qu'une seule mort directe, alors que le séisme et le tsunami qui a suivi ont provoqué la mort de plus de 18.000 personnes. La réalité est sans doute plus complexe et le bilan qui devra être dressé dans le futur en tenant compte des effets à long terme de la radioactivité sera certainement plus élevé. Mais l'écart entre les deux chiffres, même s'il est appelé à se réduire, restera certainement considérable. Et ce n'est pas tout.

La faute du nucléaire ou de ceux qui en ont la responsabilité?

Les médias japonais ont fait circuler l'information selon laquelle la deuxième centrale de Fukushima, située à quelques kilomètres de la première et soumise comme elle au tremblement de terre et au séisme, n'a pas connu d'accident nucléaire grâce au sang-froid et à la compétence de ses responsables, ce qui tendrait à prouver que les dirigeants de Tepco, la compagnie qui exploitait les deux centrales, et les autorités de contrôle de la sécurité n'ont rien à se reprocher.

Accepter cette conclusion serait aller un peu vite en besogne. Car il faudrait parler aussi de la centrale d'Onagawa, deux fois plus proche de l'épicentre du séisme, dont les trois réacteurs ont résisté au cataclysme sans problème majeur, à tel point que 200 personnes dont les maisons avaient été détruites par le tremblement de terre et le tsunami ont trouvé refuge dans ses locaux…

Le nucléaire étant une industrie dangereuse, la moindre négligence peut être fatale.

Un miracle? Non, simplement une construction bien pensée et bien réalisée. La Tohoku Electric Power Company, qui exploitait cette centrale, à la différence de Tepco, a parfaitement mesuré les risques pris dans cette zone sismique. Au vu de l'étude des précédents tsunamis, il a été jugé nécessaire de placer les installations sensibles à une hauteur de quinze mètres au-dessus de la mer, les vagues les plus hautes n'ayant pas dépassé quatorze mètres, la centrale a pu résister. La conclusion de cette affaire aurait donc dû être la suivante: le nucléaire étant une industrie dangereuse, la moindre négligence peut être fatale.

À Fukushima, si l'exploitant de la centrale avait été plus précautionneux et si les autorités de contrôle avaient fait correctement leur travail, un accident aussi grave que celui qui a été enregistré aurait pu être évité. Ce n'est pas le nucléaire qui était en cause, mais la façon dont il a été géré.

À information incomplète, réaction erronée

Mais, faute d'une information complète sur ces événements, la conclusion en a été tirée un peu partout dans le monde qu'il ne fallait surtout pas compter sur l'énergie nucléaire. Même la prudente Angela Merkel, qui d'ordinaire évite les décisions précipitées, a fait préparer dès le mois de mai 2011 un projet de loi prévoyant que les dix-sept centrales nucléaires allemandes devraient être fermées dès la fin de 2022. C'est effectivement ce qui va être fait. Sur les six centrales encore en activité, trois doivent être fermées avant la fin de cette année et les trois dernières l'an prochain. Le résultat est connu: le développement très rapide des énergies renouvelables outre-Rhin a surtout servi à compenser le recul du nucléaire et laisse le pays dans un état de grande dépendance à l'égard du charbon et du gaz.

En 2018, l'Allemagne émettait encore beaucoup plus de CO2 par habitant que la France de 2011 (9,2 tonnes en 2011 et 8,5 tonnes en 2018 pour l'Allemagne, 5,1 tonnes en 2011 et 4,6 tonnes en 2018 pour la France). L'accord conclu dans les grandes lignes –la négociation de l'accord complet devrait prendre encore plusieurs semaines– entre les trois partis qui doivent former la future coalition «feu tricolore» au parlement allemand prévoit une fermeture des centrales au charbon «idéalement» (c'est-à-dire dans le meilleur des cas, qui n'est pas forcément le plus probable) en 2030, au lieu de 2038 selon le calendrier actuel.

Ce n'est pas fait. Selon ce même accord, 2% du territoire devraient être consacrés à l'énergie éolienne terrestre, mais, en Allemagne aussi, des mouvements de résistance aux éoliennes se manifestent et ralentissent les implantations. Et, avec des énergies renouvelables au nord et une industrie majoritairement dans le sud, le réseau de distribution de l'énergie est complètement à revoir…

Le nucléaire, une énergie «verte»?

Dans une optique de neutralité carbone à l'horizon 2050, l'AIE donne la priorité à des investissements massifs dans le renouvelable, mais estime qu'il faudra aussi développer substantiellement le nucléaire, ce qui ne semble pas tout à fait dans l'air du temps. Après Tchernobyl en 1986 et Fukushima en 2011, l'avenir de cette industrie a paru fortement compromis. De fait, actuellement, elle fournit une part de l'électricité mondiale de l'ordre de 10%, qui ne bouge plus beaucoup. En 2020, on comptait 443 réacteurs dans 32 pays, chiffre inchangé après un recul en 2019.

Il ne s'agit plus de bâtir une stratégie électrique tout nucléaire.

Mais des pays comme la Chine, la Russie et l'Inde ont des projets d'investissement et le développement de petits réacteurs de type SMR suscite un certain intérêt un peu partout dans le monde. Ils paraissent plus sûrs et nécessitent des investissements unitaires moins coûteux que les grands réacteurs de type EPR. À l'avantage de la taille se substituerait celui du nombre et d'une production en série des éléments qui seraient ensuite assemblés in situ. De surcroît, plusieurs technologies sont à l'étude, qui permettraient de passer à un nucléaire de quatrième génération, avec l'avantage de pouvoir recycler des combustibles usés actuellement stockés.

On ne peut donc exclure un retour du nucléaire, mais dans un contexte radicalement différent de celui de la France des années 1970. Il ne s'agit plus de bâtir une stratégie électrique tout nucléaire, mais seulement d'assurer une base de production stable et régulière autorisant un développement sécurisé des énergies renouvelables. En Europe, dix pays, avec en tête la France et la Pologne (à laquelle EDF aimerait vendre des EPR), font campagne pour que la «taxonomie» européenne reconnaisse l'énergie nucléaire comme un investissement durable sur le plan environnemental, ce qui lui permettrait de bénéficier des flux de la finance dite verte.

Il n'y a pas d'énergie propre

Cela pourrait paraître scandaleux à certains, mais qu'ils s'interrogent sincèrement: un pays comme la Pologne dont l'électricité dépend encore à plus de 70% du charbon peut-il baisser rapidement ses émissions de gaz à effet de serre sans recourir au nucléaire? Cela mériterait d'être démontré. En tout cas, il paraîtrait plus justifié de voir apparaître le nucléaire dans cette taxonomie européenne que le gaz, comme le souhaiterait l'Allemagne, au prétexte qu'il est moins nocif que le charbon ou le pétrole.

Ce débat européen conduit à réfléchir autrement qu'en mode binaire. Il serait abusif de dire que le nucléaire est une énergie propre, comme on le dit volontiers à droite de notre échiquier politique. Les risques d'émissions radioactives dans une centrale en fonctionnement ou dans les déchets qu'elle produit ne peuvent être passés sous silence. Et même en ce qui concerne les gaz à effet de serre, une centrale n'est pas totalement neutre durant tout son cycle de vie, ainsi que vient de le rappeler un incident survenu à la centrale de Flamanville où deux réacteurs de deuxième génération sont en activité depuis plus de trente ans en attendant la mise en service d'un EPR. Aucune source d'énergie n'est totalement propre.

Le contre-exemple belge

Avoir recours au nucléaire exige une stratégie claire à long terme. Il ne s'agit pas seulement d'encourager la recherche sur les SMR, il faut aussi savoir ce que l'on va faire de nos centrales vieillissantes encore en fonctionnement, décider très vite de la construction éventuelle de grands réacteurs du type EPR, savoir ce que l'on fera des déchets, etc. L'exemple de la Belgique devrait faire réfléchir. En 2003, le gouvernement Verhofstadt avait décidé que les sept réacteurs nucléaires opérés par Engie devraient être fermés avant 2025. Premier problème, ces réacteurs assurent la moitié de la consommation électrique du pays.

Leur fermeture va obliger à avoir recours, au moins «temporairement» à des centrales au gaz, les énergies renouvelables ne pouvant prendre totalement le relais. En matière de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, on fait mieux. Et maintenant des responsables politiques s'interrogent, et si on gardait les deux centrales les plus récentes? Mais là, nouveau problème: il fallait le dire avant, répond en substance Engie, si vous vouliez prolonger la durée de vie de deux de nos réacteurs, il aurait fallu nous prévenir dès 2020, maintenant, c'est trop tard!

Une politique énergétique doit se bâtir sur le long terme, à plus forte raison quand on a recours à une industrie aussi complexe et particulière que le nucléaire. Alors, mesdames et messieurs les candidats plus ou moins déclarés à la présidentielle, faites-nous connaître vos choix dès maintenant. Nous avons besoin de savoir où vous voulez aller sur un point aussi crucial pour notre avenir.

 

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