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Il y a ce moment, magique et comique à la fois, où King Lu ayant convié Cookie dans sa cabane au milieu des bois, l'invité s'empare d'un balai pour faire un peu de ménage, puis va cueillir des fleurs qu'il met dans un vase. Ces actes sont accomplis avec un naturel complet, comme des possibilités évidentes de comportement d'un homme accueilli par un autre.
On est dans ce qui ressemble plutôt à un western, au début du XIXe siècle dans une nature sauvage parcourue de trappeurs qui ne le sont guère moins. Cookie, qui s'appelle en réalité Figowitz et s'occupe de l'intendance de chasseurs de peaux de castors, a rencontré un peu plus tôt ce marin chinois essayant d'échapper à une bande de trappeurs russes qui veulent le tuer.
La boue, la dureté des existences et des mœurs, de multiples formes de violence d'un monde en train d'émerger sont le contexte de ce qui va définir la tonalité du film. C'était là d'emblée, mais la scène dans la cabane l'a rendu évident: le parti pris d'une douceur possible en semblable contexte, d'une délicatesse qui est à la fois celle de la relation entre les deux personnages principaux et celle de la mise en scène, de la manière de filmer de Kelly Reichardt.
Les codes ont changé
Cette douceur est le contraire d'une complaisance ou d'une mièvrerie. C'est un acte de bravoure et de fierté, l'affirmation contre 120 ans d'histoire du cinéma qu'on peut raconter les histoires autrement qu'on l'a toujours fait. Autrement qu'en cherchant les effets-chocs, qui sont toujours des actes de pouvoir, de domination –domination consentie et même très massivement demandée par les spectateurs.
Plus précisément, c'est l'affirmation qu'un genre aussi archétypal que le western, genre qui joue un rôle si important dans la construction des représentations (pas seulement aux États-Unis), peut être traité selon d'autres codes.
Avec son septième long-métrage, la cinéaste poursuit ainsi son cheminement, en parfaite cohérence avec l'esprit de Old Joy et de Certaines Femmes, et bien sûr de La Dernière Piste qui se situait déjà dans un univers inspiré du western, mais très différemment.
Mais s'il s'inscrit à l'évidence dans la continuité de l'œuvre de Kelly Reichardt, œuvre en ce moment présentée intégralement au Centre Pompidou, First Cow en constitue un sommet –ce qui, au passage, justifie de consacrer un article spécifique à ce film, une semaine après avoir proposé un portrait de son autrice à l'occasion de la rétrospective, en revendiquant cette insistance aux côtés de ce qu'on considère comme une œuvre d'une importance sans équivalent aujourd'hui.
Des confiseries au goût de l'enfance
Devenus amis, Cookie et King Lu se lancent dans un petit commerce aussi lucratif qu'improbable en pareil milieu: la fabrication de beignets. Ceux-ci remportent un succès immédiat auprès des rudes habitants du comptoir, lieu de rendez-vous de trappeurs et de divers aventuriers, ainsi que des membres des communautés amérindiennes des environs.
Pépites inattendues, ces modestes friandises deviennent illico des objets de fiction très féconds, selon un processus typique du cinéma de Reichardt. Ils sont à la fois un objet de projection imaginaire, où par le plaisir du goût tous ces types frustes retrouvent ce qui leur manque (un souvenir d'enfance, une évocation d'un lieu ou d'une atmosphère), l'objet permettant aux deux héros d'imaginer leur futur grâce à l'argent qu'ils en tirent, et une ressource illégale qui va déclencher les péripéties à venir.
Dans la nuit, la vache, objet de convoitise et d'affection. | Condor Distribution
L'ingrédient essentiel à leur fabrication (chez Kelly Reichardt, on sait toujours comment les choses sont fabriquées) est le lait, lait que les deux compères se procurent en allant traire nuitamment et clandestinement la seule vache des environs, propriété exclusive du notable du lieu, le chef du poste de transaction des fourrures.
Tout cela n'est que le début des tribulations à rebondissements de Cookie et King Lu. First Cow est bien un film d'aventures où l'on retrouve toutes les péripéties requises, mais traitées de façon inhabituelle. Cette façon n'a rien d'une quête ostensible d'originalité, elle ne comporte aucun effet de manche stylistique.
Bien au contraire, avec un sens très sûr des rythmes, des cadres, des enchaînements de mouvements et de pauses, de paroles et de silence, de mobilisation calibrée de la musique, elle compose un assemblage d'événements, de relations, d'imaginaires suggérés d'une richesse dont on perd vite le compte, dont on ne réalise qu'après combien tout cela était vivant, habité.
Personnages masculins, film féminin
First Cow, à la suite des précédents films mais de manière encore plus accomplie et active de s'inscrire dans un cadre de références codé par la violence et les actes de puissance, de domination, est un film au féminin.
Un film féministe radical dans sa douceur de touche même, en ce qu'il défait méthodiquement les ressorts dramatiques et spectaculaires conformés par le machisme, quand bien même on n'y voit pratiquement jamais de femmes.
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Il ne s'agit pas de prétendre qu'il ne faut pas montrer des femmes, mais de dire que le véritable enjeu est toujours dans la manière dont les histoires sont montrées, et que jamais le fait d'avoir des femmes –ou des Noirs, ou quelque représentant·e que ce soit de minorité– n'a garanti d'échapper aux dispositifs d'oppression que reconduisent les mises en scène et les formes de représentation.
En quelques brèves apparitions, mais où ils parlent leur langue et portent les habits que leurs ancêtres portaient à cette époque, les Amérindiens Chinook occupent quant à eux un espace minime (ils ne sont pas les personnages de cette histoire), mais toujours juste et attentif.
Sous le signe d'un aphorisme de William Blake: «À l'oiseau, le nid, à l'araignée, la toile, à l'homme, l'amitié.» | Condor Distribution
Ajoutons que rien dans le film ne suggère que les deux amis, King Lu et Cookie, seraient homosexuels, ni d'ailleurs ne l'exclut. Ce n'est tout simplement pas le problème, dans cette proposition qui déjoue tous les pièges communautaristes qui s'ouvrent si généralement sous les pas de celles et ceux qui veulent échapper aux schémas de la domination masculine, blanche, hétéronormée, etc.
En cela, le film de Kelly Reichardt porte à un degré exceptionnel la possibilité de faire du cinéma autrement, de raconter des histoires selon d'autres dramaturgies, avec une beauté impressionnante des présences humaines, des paysages, des lumières et, ô combien, des ombres.
Des hommes parmi les vivants, tous les vivants
Il n'y a là nul hasard, cette impressionnante capacité à transformer les ressorts dramatiques par la façon de filmer est immédiatement, constamment et intimement associée à la capacité de ne pas séparer les humains des autres vivants.
Des visages et des plantes, des cadrages comme manières d'habiter le monde. | Condor Distribution
Kelly Reichardt est une cinéaste écologiste comme elle est une cinéaste féministe, sans rien de déclaratif, sans recourir à aucune signalétique. Tout se joue dans l'organisation de l'espace et du temps, dans la place des corps dans le cadre, dans la manière dont un chien (qui est une chienne bien connue des spectateurs des films précédents, Lucy), des herbes, des arbres, la rivière, et bien sûr la vache sont présents à l'image.
La manière très singulière dont les spectateurs voient pour la première fois les deux humains qui seront au cœur de ce récit est à la fois un clin d'œil humoristique, la plus élégante des ellipses narratives, et une trouvaille poétique fulgurante, synthétisant leur inscription dans la terre et dans le temps.
Mais cela serait passé presque inaperçu, comme toutes ces scènes délibérément tournées en très basses lumières, obscurité des songes éveillés où l'imaginaire a toute sa place –et acte de défiance évident à l'encontre du visionnage du film ailleurs que sur un écran de cinéma, dans les conditions de projection qu'il mérite.
C'est-à-dire sur ce grand écran singulièrement recomposé par le format presque carré de l'image. Ce format se révèle un moyen aussi parfait qu'inattendu de donner accès à une intimité chaleureuse et intense, et d'accueillir le vaste monde.
First Cow
de Kelly Reichardt
avec John Magaro, Orion Lee, Toby Jones
Durée: 2h02
Sortie le 20 octobre 2021