Parents & enfants / Société

Le tabou du deuil périnatal, un supplice pour les parents

[TRIBUNE] Les parents de nouveau-nés décédés devraient être accompagnés, épaulés. Au lieu de cela, ils sont confrontés à la dénégation de toute une société.

Sur les réseaux sociaux, la parole se libère. Mais il reste du chemin à faire. | 愚木混株CDD20 <a href="https://pixabay.com/fr/illustrations/fantaisie-gouttelettes-d-eau-enfants-4063620/">via Pixabay</a>
Sur les réseaux sociaux, la parole se libère. Mais il reste du chemin à faire. | 愚木混株CDD20 via Pixabay

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«On m'a dit: “Votre enfant est mort”. C'était une heure après l'accouchement. [...] Les gens disaient: “Ce n'est pas si terrible à la naissance, il vaut mieux ça.” Était-ce terrible? Je le crois. Précisément, ça: cette coïncidence entre sa venue au monde et sa mort. Rien. Il ne me restait rien. Ce vide était terrible. Je n'avais pas eu d'enfant, même pendant une heure.»

Quelques mots de l'autrice de Barrage contre le Pacifique pour dire sa douleur infinie de mère face à la mort de son bébé. Un cri étouffé. Injonction à faire comme s'il ne s'était rien passé. Pourquoi est-il encore si difficile, dans nos sociétés contemporaines, d'évoquer le deuil périnatal, de donner une place aux enfants nés sans vie, à ceux morts lors de l'accouchement ou lors des premiers jours?[1] Les parents endeuillés souffrent du décès de leur enfant dans une grande solitude. En ne pouvant pas parler de leur enfant décédé, les parents le voient alors sombrer dans l'oubli et mourir une seconde fois. Pourquoi ce sujet relève à ce point de l'innommable?

La mort d'un nourrisson nous plonge dans un trouble profond: vers quel monde envoyer celui qui est perçu comme un quasi-enfant qui n'a pas été intégré au monde des vivants et ne peut donc être intégré au monde des morts? Ce dernier est alors considéré comme un «mauvais mort», inachevé et polluant, venant hanter les vivants. Si dans l'Occident chrétien, comme les autres «mauvais morts» (les suicidés, les excommuniés), les nourrissons étaient exclus des rites funéraires normaux, il existait des rituels religieux pour accompagner le deuil fréquent de nourrissons[2]. Aujourd'hui, ces morts, moins familières, échappent souvent à toute ritualisation et sont rejetées dans le domaine de l'indicible.

Même si les choses commencent à évoluer[3], jusque dans les années 1990, le corps d'un fœtus mort in utero était considéré, aux yeux de la loi, comme un «produit innommé», un «débris humain». L'enfant qui naissait vivant et viable mais qui décédait avant son enregistrement à l'état civil n'acquérait pas la personnalité juridique et faisait uniquement l'objet d'une déclaration d'«enfant sans vie».

Les femmes ne veulent plus être honteuses de ne pas avoir accompli ce que l'on attendait de leur corps.

Si les parents ne réclamaient pas les corps, ces derniers étaient assimilés à des déchets anatomiques et étaient incinérés, comme les membres amputés. En les qualifiant de détritus, les morts périnatales sont symboliquement rejetées hors des frontières de l'humain[4]. La société se prémunit d'une forme de contamination, parce qu'être en rapport avec ce qu'on désigne comme des déchets, que ce soit réellement ou symboliquement, revient à mettre en péril son identité ou celle du groupe auquel on appartient. Il faut alors reléguer ces morts redoutables hors de la sphère sociale. Les parents, qui se sentent coupables d'avoir enfanté un mort dangereux, sont eux aussi marginalisés et ne rencontrent auprès de la communauté des hommes que silence et dénégation.

À vouloir forclore ces «mal-morts», nos sociétés contemporaines engendrent une véritable conspiration du silence, insupportable pour les parents. C'est sans doute la raison pour laquelle la plateforme Instagram regorge aujourd'hui de photos publiées par les parents qui ont perdu un enfant à la naissance. Gigantesque cimetière de nouveau-nés décédés, ils brisent la culture du secret en exposant au grand jour ce que la société cherche à occulter.

 

Cette exposition des nouveau-nés décédés est concomitante de la libération de la parole des femmes autour de leurs corps et de leur expérience de la maternité. De la même façon qu'elles brisent les tabous autour des violences sexuelles, des règles, de la ménopause, du post-partum et des fausses couches, les femmes ne veulent plus être honteuses de ne pas avoir accompli ce que l'on attendait de leur corps, d'accoucher de la mort plutôt que de donner la vie. Elles refusent de faire comme si de rien n'était, car leur enfant, à leurs yeux, n'est pas rien.

Depuis quelques années, des associations, comme Agapa, Spama ou Souvenange, font un véritable travail, en France, pour que les parents soient mieux accompagnés lors d'un deuil périnatal. Mais il y a encore tant à faire. Si le chemin à parcourir est encore long, peut-être faut-il commencer par nommer ce qui existe: trouver un terme pour désigner l'état de parents d'un enfant mort afin que ce statut soit socialement reconnu?[5] Pour avoir perdu mon fils à terme en 2019, il me semble que le tabou autour du deuil périnatal sera enfin brisé lorsque je pourrais dire, en toute simplicité, sans créer de malaise, sans qu'on regarde mon ventre comme une bête étrange, que j'ai deux enfants: un fils né sans vie en 2019 et une fille née en pleine forme en 2021.

 

1 — Selon l'Organisation mondiale de la santé, on parle de deuil périnatal lorsque la mort de l'enfant intervient après vingt-huit semaines d'aménorrhée (ou à partir de 500 grammes) et jusqu'à sept jours après l’accouchement. Retourner à l'article

2 — Jusqu'au début du XXe siècle, 25% des décédés avant un an meurent à la naissance ou dans les jours qui suivent. Ils ne sont plus que 0,2%. Retourner à l'article

3 — Depuis les années 1990, en France comme dans l'ensemble des pays européens, le statut juridique du fœtus mort et les lois autour du traitement de son corps, se sont profondément transformés et n'ont eu de cesse de se consolider dans le sens d'une «personnalisation». Retourner à l'article

4 — Comme l'a bien montré Mary Douglas, le déchet, ce que l'on abandonne, est ce qui est rejeté hors du monde, ce qui n'a pas sa place dans l'ordre social. Retourner à l'article

5 — Certains utilisent le terme de «parange» mais il ne fait pas l'unanimité auprès des parents endeuillés. Retourner à l'article

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