Monde / Économie

Au Royaume-Uni, les pénuries font craindre un nouvel Hiver du mécontentement

Ces derniers jours, le manque d'essence et de biens de consommation a semé un vent de panique en Angleterre. Des événements qui ne sont pas sans rappeler la période 1978-1979. 

Boris Johnson, le 2 octobre, à Leeds, au nord de l'Angleterre. | Christopher Furlong / Pool / AFP
Boris Johnson, le 2 octobre, à Leeds, au nord de l'Angleterre. | Christopher Furlong / Pool / AFP

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Depuis plusieurs mois, le Royaume-Uni est touché par des pénuries sur les fruits et légumes, les produits laitiers, les jouets ou encore la volaille. Ces dernières semaines, des entreprises comme Ikea ou Haribo ont également fait part de leurs difficultés à approvisionner leurs points de vente, en raison, en partie, d'un manque de chauffeurs routiers.

Fin septembre, la situation a pris un tour plus inquiétant lorsque l'essence a commencé à manquer. Le 23 septembre, la compagnie britannique BP annonçait qu'elle allait devoir rationner les livraisons de carburant dans les stations-service. Une nouvelle accueillie avec inquiétude, alors même que les dégâts causés par la crise sanitaire subsistent et que la mise en place des politiques migratoires liées au Brexit rebat les cartes pour de nombreux secteurs: restauration, agriculture, hôpitaux, métiers vétérinaires, etc. Récemment, les images de clients de stations-service qui en viennent aux mains devant des pompes à essence prises d'assaut ont fait le tour du monde, invitant à la comparaison de nombreux observateurs avec l'Hiver du mécontentement, dont l'empreinte dans la mémoire collective britannique semble toujours d'actualité.

 

Quand Brexit et pandémie ne font pas bon ménage

À l'instar de ses pays voisins, le Royaume-Uni a été durement frappé par la pandémie de Covid-19, venue mettre en péril les différentes chaînes logistiques, comme l'explique Clémence Fourton, maîtresse de conférences en études anglophones à Science Po Lille et autrice de l'ouvrage Le Royaume-Uni, un pays en crises? publié en 2021 aux éditions Le Cavalier Bleu. «La suspension du travail pendant les confinements et la fermeture temporaire des frontières a rendu l'acheminement de nombreux produits difficile.»

Une situation que les politiques post-Brexit sont venues aggraver: «Le pays fait face à une pénurie de main-d'œuvre. Il manque des dizaines de milliers de chauffeurs routiers pour assurer l'acheminement de divers produits sur le territoire britannique, notamment parce que des chauffeurs originaires d'autres pays européens ont choisi de quitter le pays après le Brexit. S'ajoute à cela le manque de travailleurs saisonniers, qui ont eux aussi quitté le pays, ce qui explique la pénurie de certains produits alimentaires dans les supermarchés.» Ces dernières semaines, par peur de manquer, certains consommateurs se sont rués vers les pompes à essence et dans les magasins, donnant lieu à des scènes de panique à travers le pays. Un effet domino qui entretient l'affolement et renforce la pénurie.

«Pour l'instant, je ne ressens pas l'impact des pénuries dans mon quotidien», explique Nicola, une Londonienne de 28 ans qui se rend au travail en transports en commun et fait ses courses, comme d'habitude, au supermarché de son quartier. En revanche, son entourage habitant à Reading, dans le Kent ou dans le Dorset subit de plein fouet les manques d'approvisionnement. «On m'a parlé de files d'attente de plus de quarante-cinq minutes, de restrictions qui interdisent de remplir son réservoir pour plus de 30 livres d'essence. Tout ça augmente le sentiment de panique et aboutit à des scènes d'hystérie.»

Un automne qui laisse présager un hiver difficile

Akshay, 30 ans, vit lui aussi à Londres. Depuis plusieurs jours, il voit une multiplication des files d'attente devant les pompes à essence de la capitale. «La semaine dernière, je suis passé devant une station qui affichait “plus de carburant”. Devant une autre, j'ai parlé à une femme qui m'a expliqué qu'elle faisait la queue depuis plus de deux heures.» Conséquence, le prix des courses de taxi a explosé et certaines lignes de métro sont prises d'assaut. «Récemment, Boris Johnson a parlé de faire intervenir l'armée pour acheminer de l'essence jusqu'aux stations, ça paraît surréaliste!», observe le jeune homme.

Déjà, le prix de l'énergie explose, alors que l'hiver arrive à grands pas. «La population subit de plein fouet l'arrêt des dispositifs sociaux mis en place pendant la pandémie, mais aussi l'inflation du prix du gaz, précise Clémence Fourton. En parallèle, le gouvernement conservateur montre plusieurs signes de fragilité, comme ce remaniement ministériel intervenu au mois de septembre ou la chute record de la cote de popularité de Boris Johnson depuis le printemps. Pour autant, au cours de son récent discours au Congrès annuel des conservateurs, il s'est montré très optimiste concernant le Brexit et la santé économique du pays…»

Une mécompréhension de la situation sociale qui ravive le souvenir de l'hiver 1978-1979, marqué par les grèves nationales, notamment des éboueurs et des fossoyeurs, les fermetures d'usines, les coupures d'électricité, les pénuries de nourriture ou encore de charbon. Des événements qui ont fourni un terreau favorable à l'élection de Margaret Thatcher, conservatrice ultra-libérale, au printemps 1979.

 

 

Vers un nouvel Hiver du mécontentement?

Le terme Hiver du mécontentement, tiré d'un vers de Shakespeare, a été employé la première fois par le tabloïd The Sun pour désigner la série de conflits sociaux ayant secoué le Royaume-Uni de septembre 1978 à avril 1979. Ce mouvement historique de contestation, dirigé à l'encontre du gouvernement travailliste de l'époque, était venu mettre un point final à une décennie marquée par le militantisme syndical.

En 2019, dans les pages de la Westmorland Gazette, l'historien Roger Bingham, en faisait le récit suivant: «Beaucoup des personnes qui ont vécu dans les années 1970 ont de très mauvais souvenirs de cet Hiver du mécontentement. Les chauffeurs routiers et les mineurs étaient en grève. Comme si ce n'était pas suffisant, les agents communaux refusaient de sabler les routes ou de ramasser les ordures. Des rats affamés avaient été filmés en train de ronger des sacs-poubelle dans la rue, et les récoltes de légumes avaient gelé. Ça a aussi été l'hiver le plus neigeux depuis 1947. Le 4 janvier, la température avait atteint les -24 degrés.»

«Comme dans les années 1970, la population paie aujourd'hui un lourd tribut à la dégradation de la situation économique.»
Clémence Fourton, maîtresse de conférences

Un épisode marquant, à l'origine d'un changement radical de paradigme à l'échelle politique: «Cet événement a incontestablement causé la chute du gouvernement travailliste. Il a été exploité par les conservateurs et les médias de droite pour propulser Margaret Thatcher au pouvoir. C'est ce qui leur a permis, par la suite, de légitimer la mise en place de politiques antisyndicalistes radicales», explique Clémence Fourton.

D'après la civilisationniste, la comparaison entre la situation actuelle et l'Hiver du mécontentement est en partie pertinente. «Comme c'était le cas dans les années 1970, la population paie aujourd'hui un lourd tribut à la dégradation de la situation économique, ce qui accroît le sentiment que le modèle économique ne fonctionne pas. De plus, les récentes scènes de chaos aux pompes à essence, dans l'un des pays les plus riches du monde, rappellent en effet les épisodes ubuesques vécus en 1978-1979.»

Pour autant, «à cette époque, cela faisait déjà des années que le gouvernement était la cible d'un mouvement ouvrier très organisé, fermement opposé aux politiques de contrôle des revenus. Le gouvernement conservateur actuel, lui, a été réélu trois fois en onze ans. Quant aux pénuries actuelles, elles ne sont pas la conséquence de la montée en puissance de mouvements sociaux, même si les courants protestataires se multiplient depuis plusieurs années. Aujourd'hui, contrairement à l'hiver 1978-1979, ce n'est pas la contestation sociale qui vient perturber l'économie.»

La société britannique et le camp du Brexit réalisent qu'en dépit de sa situation géographique et des manœuvres post-Brexit du gouvernement, le pays n'en est pas moins intégré à l'économie mondiale et européenne. Aujourd'hui, quel avenir pour son modèle économique et ses politiques migratoires? «Pour l'instant, Johnson fait le gros dos, tandis que le camp travailliste demeure extrêmement divisé. L'heure est un peu au sauve-qui-peut à l'échelle individuelle, et on ne peut pas dire que ce soit l'organisation collective qui prime», conclut Clémence Fourton.

La saga du Brexit semble donc encore avoir de beaux jours devant elle. Aux dépens de la population?

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