Société

Votre ville fait-elle partie de la France glamour ou de la France backstage?

En quantifiant et en analysant le trafic enregistré sur les pages Wikipédia des communes, on peut évaluer le degré d'intérêt et donc d'attractivité que génère chacune.

La popularité des communes de France métropolitaine sur Wikipédia | Cartographie réalisée par Mathieu Garnier et Sylvain Manternach.
La popularité des communes de France métropolitaine sur Wikipédia | Cartographie réalisée par Mathieu Garnier et Sylvain Manternach.

Temps de lecture: 6 minutes

Qu'ont donc en commun les plateformes logistiques d'Amazon, les émissions de Stéphane Plaza, les restaurants de kebabs, les villages de néo-ruraux dans la Drôme, l'univers des coachs et les boulangeries de rond-point? Rien, bien sûr, sinon que chacune de ces réalités économiques, culturelles et sociales occupe le quotidien ou nourrit l'imaginaire d'un segment de la France contemporaine. Or, nul atlas ne permet de se repérer dans cette France nouvelle où chacun ignore ce que fait l'autre.

 

Dans leur ouvrage La France sous nos yeux –
Économie, paysages, nouveaux modes de vie
, paru le 7 octobre 2021 au Seuil, l'analyste politique Jérôme Fourquet et le journaliste Jean-Laurent Cassely rendent compte à hauteur d'hommes et de territoires de la vie quotidienne dans cette France nouvelle et ignorée d'elle-même.

Nous en publions un extrait, tiré du chapitre «La France “triple A”».

Conscient du poids croissant du tourisme dans notre économie et des loisirs dans nos vies, Jean Viard affirme que le «hors travail structure de plus en plus le travail». Historiquement, le travail et les activités productives étaient centraux, organisaient les modes de vie et influençaient fortement notre rapport à l'espace. Avec la montée en puissance de la société des loisirs, le temps libéré, qu'il s'agisse des vacances, des RTT ou de la retraite, occupe une place de plus en plus importante.

Une part très conséquente de la population peut désormais s'arracher à son territoire de résidence ou d'origine, soit le temps des vacances ou d'un week end, soit de manière plus définitive en décidant de changer de lieu de vie. Dans ce contexte, une autre idée forgée par Jean Viard prend toute son importance, celle de «la mise en désir des territoires»[1]. Dans une société où une partie significative de la population est potentiellement mobile, il s'agit pour les villes et les villages de se montrer attractifs afin d'attirer touristes et nouveaux résidents disposant si possible d'un bon niveau de vie ou de compétences spécifiques.

Si chaque commune de France n'a pas créé un office de tourisme ou un comité en charge de l'attractivité économique, chacune d'entre elles, jusqu'au plus petit village, dispose d'une page sur Wikipédia. Ces pages constituent autant de vitrines numériques visitées au quotidien par les internautes. En quantifiant et en analysant le trafic enregistré sur ces pages, on peut dès lors évaluer le degré d'intérêt –et donc d'attractivité ou de désirabilité– que génère chaque commune française.

Si chaque commune de France n'a pas créé un office de tourisme, chacune d'entre elles, jusqu'au plus petit village, dispose d'une page sur Wikipédia.

Nous nous sommes livrés à ce travail inédit en récupérant les données disponibles sur chaque page communale sur Wikipédia. Afin de disposer d'un matériau suffisamment robuste, nous avons travaillé sur une période assez longue, de 2008 à 2019. Nous avons ensuite mis en regard, pour chaque commune, le nombre de consultations de la page avec le nombre d'habitants dans la commune. Les deux paramètres étant logiquement corrélés, nous avons appliqué un modèle mathématique (régression) afin de distinguer les communes disposant d'un niveau de désirabilité très élevé, élevé, faible ou très faible après avoir «neutralisé» le facteur du nombre d'habitants.

La carte [ci-dessus] synthétise nos résultats et permet de mettre en évidence les espaces qui suscitent de l'intérêt et une forme de désirabilité (en rose sur la carte) et, à l'inverse, les zones qui ne génèrent que peu ou pas de curiosité et d'attention et qui sont donc moins attractives (en noir sur la carte). Cette géographie est singulière, et comme la carte a été dessinée au niveau de la commune, elle fait ressortir des contrastes à une échelle très fine.

Il apparaît sur cette carte que la France désirable est d'abord celle des villes, l'armature urbaine ressortant ainsi comme autant de points roses sur la carte. Ces villes bénéficient d'un potentiel touristique (plus ou moins développé) lié à leur patrimoine. Quand on établit le classement des villes dont la page est la plus consultée sur Wikipédia, les destinations touristiques sortent en tête: La Rochelle et Avignon dans la catégorie des villes de 50 à 100.000 habitants, Saint-Malo et Carcassonne dans la tranche des villes de 10 à 50.000 habitants, par exemple. Mais les villes sont également des centres d'activités économiques et culturelles, qui, pour cette raison même, nourrissent un courant d'intérêt auprès du public.

Aux côtés des villes, les régions touristiques constituent l'autre composante majeure de la France désirable. Qui dit tourisme dit soleil, et fort logiquement toute une partie de la France méridionale ressort en rose sur la carte. C'est principalement le cas au sud d'une ligne Genève-Foix, avec le Luberon comme foyer d'attractivité particulièrement intense.

Les littoraux sont également parés de rose sur notre carte, notamment au long de l'Atlantique (de la côte basque au Morbihan). On voit également ressortir un fin liseré rose autour des plages du Débarquement jusqu'à la frontière belge. Les zones de montagnes (Alpes et Pyrénées), ainsi que certains terroirs particuliers (le Périgord, les vignobles alsacien et bourguignon), complètent cette carte de la France touristique dont les pages Wikipédia jouissent d'une forte consultation.

Les territoires qui prennent bien moins la lumière ressortent en gris foncé ou en noir sur la carte. Il est frappant de constater que ces zones constituent comme un négatif, au sens photographique du terme, de la France qui brille et qui attire. Si les villes apparaissent en rose, elles sont systématiquement entourées d'un halo gris ou noir plus ou moins étendu. C'est particulièrement manifeste dans le cas de Bordeaux, de Toulouse, de Lyon ou de Rennes.

Ce halo agrège les banlieues et les couronnes périurbaines qui se sont constituées autour des villes-centres. Ces espaces, où réside pourtant une part importante de la population, n'offrent guère d'attrait touristique et suscitent peu d'intérêt sur Wikipédia. Le cas de la région parisienne est des plus parlants puisque l'on constate une différence de désirabilité notable entre les banlieues populaires (Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne, Val-d'Oise, nord de l'Essonne, en noir sur la carte) et les banlieues résidentielles de l'Ouest parisien, teintées de rose foncé, et manifestement capables de générer de l'attractivité et du désir.

La France gris foncé englobe également, à côté des banlieues et des couronnes périurbaines, toutes les zones qui ne disposent pas d'un véritable potentiel touristique. Ici encore, la logique du négatif photographique opère. Ainsi, une vaste France du Nord-Est gris et noir, couvrant la Haute-Normandie, la Picardie, le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, la Lorraine, la Franche-Comté et le sud de l'Alsace, fait pièce à la France du Sud-Est en rose.

Le contraste oppose ici les régions que leurs habitants désertent l'été et ces régions particulièrement touristiques. À l'instar des phénomènes météorologiques provoqués par de forts écarts de pression atmosphérique entre deux zones proches, ce très fort différentiel d'attractivité touristique et de désirabilité crée chaque été des perturbations majeures, qui prennent la forme d'embouteillages monstrueux quand les vacanciers du Nord-Est descendent dans le sud de la France[2].

À l'ombre de la France «triple A», des territoires entiers restent dans l'anonymat.

D'autres territoires encore apparaissent en gris sur la carte: il s'agit des espaces qui vivent à l'ombre des zones touristiques. Tel est le cas des espaces rétro-littoraux situés dans l'intérieur des terres à quelques kilomètres des plages et des stations balnéaires. Derrière un trait de côte paré de rose, des zones grises se dessinent ainsi en Charente-Maritime, en Vendée, en Bretagne et en Normandie.

De la même manière, si la majeure partie du massif alpin est rosée, c'est aux stations de ski et aux villages d'altitude qu'il le doit. Les principales vallées, elles, ressortent en gris foncé. Même contraste entre une chaîne pyrénéenne en rose et son vaste piémont grisâtre. Un peu plus au nord, la basse vallée de la Garonne constitue un angle mort entre Toulouse, Bordeaux, les Landes et le Périgord, nettement plus attractifs.

Dans cette course à la désirabilité, tous les territoires ne disposent donc pas des mêmes atouts. À l'ombre de la France «triple A», composée des villes touristiques, des bords de mer et des montagnes, des territoires entiers restent dans l'anonymat. Banlieues, couronnes périurbaines, zones rurales sans cachet ou éloignées des sites remarquables constituent cette France backstage.

Celle-ci n'est pas glamour, mais elle remplit des fonctions très utiles. C'est ici que se loge une bonne partie de la population active modeste, c'est ici que ce qui reste d'activités industrielles et agricoles est implanté, c'est par là également que transite la majeure partie des flux logistiques du pays. Les zones les plus attractives captent, elles, l'attention et la lumière, tels des artistes en représentation. Mais comme au théâtre, la pièce, pour être jouée, suppose le travail moins étincelant et moins valorisant accompli en coulisses, c'est-à-dire dans la France backstage.

 

1 — Jean Viard, Court traité sur les vacances, les voyages et l'hospitalité des lieux – La Tour-d'Aigues, Éditions de l'Aube, 2006. Retourner à l'article

2 — Ce phénomène s'observe également en matière de déménagements et de mouvements de population, les départements méditerranéens accueillant depuis plusieurs décennies de nouveaux habitants venus du nord-est de la France. Retourner à l'article

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