Économie

La décroissance ne résoudra pas la crise environnementale

Si la lutte contre le changement climatique se fait au détriment de l'amélioration des conditions matérielles de la population, l'écologie politique risque de ne pas séduire.

La décroissance est une fausse solution qui ne fait pas consensus. | Visual Stories || Micheile <a href="https://unsplash.com/photos/lZ_4nPFKcV8">via Unsplash</a>
La décroissance est une fausse solution qui ne fait pas consensus. | Visual Stories || Micheile via Unsplash

Temps de lecture: 9 minutes

Le dérèglement de plus en plus manifeste du climat, la pollution des océans, le recul de la biodiversité sont là pour nous rappeler chaque jour que nos activités ont un impact négatif grave sur l'environnement. Pratiquement plus personne ne le conteste. La seule vraie question, aujourd'hui, c'est de savoir ce que l'on fait pour arrêter le massacre. Un raisonnement simple et en apparence imparable consiste à dire: la croissance, c'est de l'énergie; l'énergie, c'est du C02 en plus ou moins grande quantité selon la source; donc, pour ralentir les émissions et arriver à ne plus produire plus de CO2 que la planète ne peut en absorber, il faut ralentir la croissance, voire l'arrêter. Et on arrive à l'idée de décroissance que beaucoup d'écologistes ont adoptée.

Mais, concrètement, qu'est-ce que cela signifierait, de mettre en pratique cette idée? Apparemment, il ne semble pas y avoir un réel consensus sur le sujet. Pour la partie la plus radicale des partisans de la décroissance, il s'agit tout simplement de produire moins qu'on ne produit aujourd'hui. Il s'agit de prôner la sobriété et, dans une société sobre, on n'aurait plus besoin de tout ce que l'on met actuellement sur le marché, dont l'utilité réelle est souvent contestable.

Faire le partage entre le «brun» et le vert»

D'autres partisans de la décroissance, craignant qu'un changement aussi brutal ne soit difficilement gérable, proposent une approche plus nuancée: les activités dites «vertes», celles qui sont faiblement émettrices de C02 ou d'autres gaz à effet de serre, pourraient continuer à croître, elles pourraient même être encouragées. Seules devraient décroître les activités dites «brunes», celles qui sont fortement émettrices de gaz à effet de serre. Cette approche, apparemment plus nuancée, a toutefois un défaut: elle peut prêter à maints arrangements avec la situation actuelle, le partage entre le brun et le vert n'étant pas aussi évident que l'on pourrait le croire. Est-il bien raisonnable, par exemple, de continuer à faire croître le parc automobile en se contentant de remplacer les véhicules à moteur thermique par des véhicules à moteur électrique?

Alors, pour les partisans de la décroissance, il y a une autre façon de raisonner, qui consiste à éluder complètement le problème et à ne plus se positionner suivant les termes de croissance du PIB ou de telle ou telle activité. La décroissance est alors purement et simplement l'abandon de la référence à la notion de croissance. C'est, par exemple, le discours de Delphine Batho, seule candidate à la primaire EELV à avoir revendiqué ouvertement la recherche de la décroissance et à expliciter ce que ce terme représente pour elle, ainsi qu'elle l'a fait dans un entretien accordé à Reporterre: «Que toutes les décisions soient prises non pas en fonction des bilans comptables et de la course folle à la surchauffe économique, mais en fonction du bien-être humain, de la lutte contre le réchauffement climatique et de la préservation du vivant.»

Les deux faces du PIB

Cette définition-là a un mérite: donner des objectifs en apparence clairs. Mais, en réalité, on ne progresse guère davantage dans la définition d'un programme d'action. Le bien-être humain, ne croyait-on pas le trouver lors des Trente Glorieuses, lorsque la croissance rapide du PIB permettait une amélioration rapide du niveau et de la qualité de vie, avec des logements plus confortables et mieux chauffés, la possibilité donnée à un plus grand nombre de personnes de partir en vacances à la mer ou à la montagne, alors que ce privilège était réservé auparavant à une élite fortunée, et un accès généralisé à des soins de qualité? Si la lutte contre le changement climatique et la préservation du vivant doivent conduire à un arrêt de l'amélioration du sort matériel de l'ensemble de la population, l'écologie politique risque fort de ne pas séduire les foules.

Il est incontestable que le système capitaliste repose sur une incitation pour les entreprises à accroître leur chiffre d'affaires et leurs bénéfices (quelle que soit la forme de ce capitalisme, à l'occidentale ou à la chinoise), le résultat se mesurant en unités monétaires, les autres considérations passant au second plan. Mais la hausse du PIB qui résulte de cette «course folle» n'a pas que des inconvénients. Le PIB est comme une pièce de monnaie: avec un côté face, la production, qui peut avoir un effet néfaste sur l'environnement, et le côté pile, qui est une somme de revenus, pour les salariés, pour les entreprises, pour l'État. Plus on produit, plus il y a de revenus à distribuer.

«Creuser des trous et les reboucher», c'est bon pour le PIB

On se souvient de la phrase fameuse de l'économiste John Maynard Keynes: «Mieux vaut encore employer des gens à creuser des trous et à les reboucher, plutôt que plonger dans la récession et laisser le chômage s'installer.» C'était évidemment une formule provocante destinée à justifier l'action de l'État dans des périodes difficiles, et cette formule a ses limites. Si on l'adaptait aux problèmes qui se posent aujourd'hui, on pourrait se demander s'il est bien de produire des voitures qui polluent et de construire ensuite des hôpitaux pour soigner les gens rendus malades par les gaz et les particules qu'ils ont respirés. Les deux actions conduisent à augmenter le PIB et à permettre la distribution de revenus, mais il n'est nul besoin d'être un écologiste patenté pour estimer que cette politique n'est pas vraiment satisfaisante. La conclusion semble évidente: mieux vaut un PIB plus faible et donc des revenus plus faibles également que d'arriver à ce résultat dans de telles conditions.

Pourtant, les choses ne sont pas si simples. Il ne se passe pas une journée sans que l'on entende des revendications en direction des entreprises ou de l'État. Et ces revendications ne sont pas minimes. Prenons l'exemple de la santé. Si vous écoutez les commentaires qui circulent, le Ségur de la santé a été du pipeau. L'État ne fait rien pour la santé et n'a aucune considération pour le personnel hospitalier. Pourtant, les chiffres sont parlants: 8,2 milliards par an pour améliorer les rémunérations et recruter des soignants, 19 milliards sur cinq ans pour la reprise de dette des établissements hospitaliers et l'investissement. Ce n'est peut-être pas suffisant, compte tenu du retard accumulé, mais il faudra financer ces dépenses et d'autres devront suivre sans doute.

Financer les dépenses de l'État

Dans les prochaines années, il faudra aussi massivement investir dans l'immobilier, à la fois pour faire face à la demande de logements neufs et pour permettre une moindre consommation d'énergie dans les logements anciens. Et les revendications s'accumulent dans une multitude d'autres domaines, qu'il s'agisse de la recherche publique, de la culture, de la justice ou de la sécurité, etc. Et, à chaque fois, les demandes sont formulées en milliards. Dans ce contexte, comment imaginer qu'un gouvernement puisse proposer de freiner la croissance et donc de limiter les dépenses de l'État plus que cela n'est fait aujourd'hui? Sans parler des salaires qui n'augmenteraient plus ou du problème des retraites…

Comment imaginer qu'un gouvernement puisse proposer de freiner la croissance et donc de limiter les dépenses de l'État plus que cela n'est fait aujourd'hui?

À droite, la question ne se pose pas: on verdira la croissance et les nouvelles techniques permettront de résoudre tous les problèmes. Le patronat est sur cette ligne. Fin août, à l'ouverture de l'édition 2021 de la Rencontre des entrepreneurs de France, Geoffroy Roux de Bézieux s'est montré conscient de l'importance de l'enjeu: «Aujourd'hui, ce dont on parle, c'est de tirer un trait complètement sur notre modèle de production tel qu'on le connaît depuis des siècles.»

Certes, il se montre confiant: «Face à ce défi, il y a des solutions technologiques; elles existent dans beaucoup de cas et, si elles n'existent pas, on les inventera.» Mais, malgré ces nouvelles techniques, la tâche s'annonce ardue: «La vérité, c'est qu'elles coûtent cher, beaucoup plus cher, et surtout qu'on ne peut pas les imposer de force à nos concitoyens, car, parfois, elles se heurtent à leurs libertés et à leurs besoins fondamentaux. Et donc, la vraie question qui se pose devant nous, ce n'est pas: faut-il faire la transition? C'est: comment concilier cet impératif de transition avec nos libertés?» Vaste débat philosophique qui n'inclut pas celui sur la décroissance.

Malaise à gauche

À gauche, on est plus partagé sur la croissance. Jusqu'à ces dernières années, celle-ci n'était pas remise en cause, bien au contraire: c'est elle qui permettait de créer des emplois, d'augmenter les rémunérations, etc. La vraie question était celle du juste partage des fruits de la croissance. Avec la montée en puissance des préoccupations environnementales et de la mouvance écologiste, les points de vue sont plus divergents, mais il semble bien difficile de vouloir renoncer à la croissance et de pouvoir en même temps financer un certain nombre de promesses. Comment Anne Hidalgo ferait-elle pour doubler le salaire des enseignants avec des recettes fiscales stagnantes voire en repli? Et Yannick Jadot, candidat officiel des Verts, pourrait-il lancer son grand plan de «50 milliards d'euros par an sur le quinquennat, soit 2% du PIB» (en faisant explicitement référence au PIB, cet agrégat honni), s'il se ralliait à l'idée de décroissance défendue par beaucoup d'autres membres de son parti?

Il est vrai que, à gauche, on nourrit l'espoir de pouvoir faire de grandes choses même sans davantage de moyens, en prenant l'argent là où il est, c'est-à-dire chez les riches. Il est certain que la transition écologique va coûter très cher et que les coûts risquent d'en être très difficilement supportables par les plus démunis si l'on n'engage pas une lutte plus serrée contre les inégalités. Et cela, ce n'est pas un débat franco-français: les problèmes rencontrés par Joe Biden avec l'aile gauche du Parti démocrate montrent bien qu'il y a là une vraie question. Mais il faut être réaliste: si, vraiment, on veut changer notre modèle de société qui repose sur la croissance, on ne le fera pas en quelques années, sauf à employer des moyens fort peu démocratiques. Pour financer les investissements qui devront être engagés très vite, car le problème du climat réclame une action rapide, il ne faut pas trop compter sur un changement important de société.

Problèmes de riches

Il ne faut pas oublier non plus qu'on est toujours le riche de quelqu'un. En l'occurrence, les Français, considérés collectivement, sont très riches en comparaison des pays les moins avancés. Nous avons en France un PIB par tête de 45.000 dollars alors que, selon les statistiques du FMI, la moyenne mondiale est de 12.160 dollars et celle des pays d'Afrique sub-saharienne n'est que de 1.690 dollars. Ces derniers pays sont justement ceux qui risquent de subir le plus violemment les effets du changement climatique alors qu'ils n'y sont pour rien. Avec nos problèmes de riches, nous pouvons nous poser le problème de la décroissance, eux ne le peuvent pas.

La décroissance n'est pas une solution valable pour tous, n'a pas la même signification pour tous ses partisans et ne résout en rien le problème.

Alors, il serait sans doute préférable d'arrêter de parler de décroissance, qui n'est pas une solution valable pour tous, qui n'a pas la même signification pour tous ses partisans et qui n'aide en rien à la résolution du problème. À l'évidence, il est urgent de changer nos modes de production et de consommation et d'adopter un comportement moins prédateur envers la nature, mais le changement ne peut prendre les mêmes formes pour tous les pays et toutes les catégories sociales. Et il sera difficile de donner envie de changer à la majorité de la population mondiale si le mot d'ordre est la décroissance.

Agir vite

En revanche, il serait souhaitable que, au niveau mondial, on se fixe des objectifs précis, concrets et que chaque pays s'engage à participer à la réalisation de cet objectif d'une façon appropriée à son niveau de développement et à son niveau d'émission de gaz à effet de serre. C'est par exemple ce que propose l'économiste Patrice Geoffron, ainsi qu'il l'exprimait en conclusion d'un webinaire organisé par l'institut Louis Bachelier et l'institut de recherche de la Caisse des dépôts: «Il faut qu'il soit clairement établi qu'entre maintenant et 2025, globalement, on a changé le business modèle mondial, qu'on soit capable de créer de la richesse –probablement moins– en émettant moins de CO2, ce qui n'est pas arrivé depuis 200 ans.» De fait, dans certains pays comme le nôtre, on est arrivé à avoir une croissance moins gourmande en énergie et à émettre moins de CO2, mais à l'échelle mondiale les émissions continuent à augmenter, sauf pendant les brèves périodes de récession mondiale.

C'est cette courbe qu'il faut casser au plus vite, décroissance ou pas.

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