Société / Sports

Bernard Tapie a replacé Marseille sur les cartes de France, d'Europe et du monde

Déjà reconnu, il transcende son propre statut lorsque l'OM remporte la Coupe d'Europe en 1993, devenant ce qu'il a toujours été: un dieu marchant parmi les autres.

Les joueurs et dirigeants de l'Olympique de Marseille, dont l'Allemand Rudi Völler (2e rang 2eG), Basile Boli (1er rang G), Éric Di Meco (1er rang 2e G), Didier Deschamps (3e rang 2e G), Bernard Tapie (3e rang 3eG), posent le 27 mai 1993 à Marseille, avec la coupe d'Europe des clubs champions de football qu'ils ont remportée la veille. | Boris Horvat / AFP
Les joueurs et dirigeants de l'Olympique de Marseille, dont l'Allemand Rudi Völler (2e rang 2eG), Basile Boli (1er rang G), Éric Di Meco (1er rang 2e G), Didier Deschamps (3e rang 2e G), Bernard Tapie (3e rang 3eG), posent le 27 mai 1993 à Marseille, avec la coupe d'Europe des clubs champions de football qu'ils ont remportée la veille. | Boris Horvat / AFP

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Le soir du 26 mai 1993, Marseille tremble, Marseille vibre, Marseille jouit. L'OM remporte la Coupe d'Europe face à l'AC Milan. Cette nuit-là, Bernard Tapie devient un dieu vivant à Massalia dont il n'était jusqu'alors que le prince. À partir de cet instant, il pourrait nous demander n'importe quoi, nous le ferions.

La rumeur tenace qu'il faut être marseillais pour avoir du pouvoir à Marseille est démentie instantanément. L'accent, l'argot, la connaissance des rites sociaux... Tout ceci devient caduque et Marseille la ville rebelle peut dès lors se donner à l'homme en costume-cravate avec l'accent du nord.

Inutile de revenir sur l'importance de l'OM comme marqueur identitaire dans la plus vieille ville de France. Ce qui se joue entre Marseille et Tapie relève d'une alchimie entre hypnose collective, besoin de croire et incarnation sincère mais éphémère de la part de l'homme aux mille vies.

La Coupe d'Europe de 1993 catalyse l'idolâtrie dont nous avions besoin pour retrouver une dignité bafouée par la pauvreté endémique, la condescendance parisienne réelle ou fantasmée et les errances de la politique locale.

Ce soir-là, Bernard Tapie donne à la ville ce que Maradona avait apporté à Naples: la possibilité du bras d'honneur aux puissants par les bad boys de Marseille.

En fin de compte, nous nous sommes sentis représentés par un homme qui était à l'opposé de ce que nous étions vraiment. Bernard Tapie n'avait rien de véritablement marseillais si ce n'est l'essentiel, c'est-à-dire le sens de la répartie, l'amour de la bagarre et surtout, il était «un craint dégun» («dégun» signifie «personne» à Marseille).

«Paris, Paris, on t'encule»: un programme politique

Bernard Tapie faisait la jonction entre le sens des affaires et le street cred. Comment ne pas succomber à ce charmeur de serpents qui lorgnait alors la Mairie? Don Corleone assis sur le trône du Vieux-Port, ç'aurait eu une sacrée gueule.

Et puis bon, lorsque vous avez 20 ans à Marseille en 1993, vous êtes en périphérie de tout ce qui fait la «France qui gagne», la «France qui entreprend», la «France qui change». Avant que Marseille ne soit tendance et que les prix de l'immobilier explosent, personne ne venait ici. Les tour-operators proposaient Aix-en-Provence comme activité touristique dans leurs packages. Marseille, jamais.

Bernard Tapie nous replace sur la carte de France, d'Europe et du monde. Il est vraisemblable que bon nombre de Marseillais aient vu l'embrouille mais ont décidé de se laisser faire par un homme adoubé à gauche par le président en personne, qui affrontait ouvertement le Front national et Jean-Marie Le Pen (sur ce point, il est notable que son positionnement antiraciste fut l'une des rares constantes de sa parole publique) et qui dialoguait avec les institutions comme un chauffeur de taxi le ferait avec la police municipale.

Marseille avait trouvé le mix parfait, la prod ultime, le son qui va bien, entre Che Guevara et Tony Montana, celui qui a hissé au rang de programme politique le «Paris, Paris, on t'encule» tant entendu dans les rues.

L'énigme dans l'énigme

Bien évidemment, cette sympathie pour la canaille qui aveuglait la plupart de la jeunesse locale masquait la vision très libérale de Bernard Tapie. Nous avions oublié –volontairement ou pas– que c'est ce même homme qui affirmait aux employés de son usine de bascules qu'«au Japon, les employés ne se plaignent pas et déménagent à 800 kilomètres de chez eux pour garder leurs emplois».

Bernard Tapie était l'énigme dans l'énigme. L'homme insaisissable dans la ville incompréhensible. Un court instant, nous avons donc cru qu'il nous avait compris. Mais très vite, il nous est apparu qu'il n'en avait rien à faire de nous. D'une certaine façon, nous étions aussi ses employés corvéables à merci.

Reste toutefois ce sentiment tenace que l'épisode marseillais de Bernard Tapie n'était pas dénué d'une véritable sincérité. Au fond, il est probable que ce n'est pas tant nous qui lui ressemblions, mais plutôt Bernard Tapie qui nous ressemblait. Ayant compris cela avant nous, il tenta alors de nous rassembler.

Il a écrit en mai 1993 une part importante de sa propre mythologie en la liant à la nôtre. Il s'agit plus d'un scénario coécrit avec les Marseillais. Fort logiquement, cette association est aujourd'hui revendiquée par les deux parties.

Bernard Tapie a vite assimilé qu'ici et nulle part ailleurs, la possibilité lui était offerte de rédiger le chapitre majeur de sa propre Odyssée.

Peut-être avions-nous vu rapidement que notre dieu était un diable mais «On a beau dire, quand on est nu, même au diable on souhaite la bienvenue». Soyons beaux joueurs: nous avons aimé ce diable.

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