Culture

De quelles personnes réelles Proust s'est-il inspiré pour écrire «La Recherche»?

La publication d'inédits est l'occasion de revenir sur les origines du chef-d'œuvre de Marcel Proust et la transposition fictionnelle de son entourage.

Premières pages de <em>Du côté de chez Swann</em> avec les notes de révision faites à la main par l'auteur. Manuscrit vendu aux enchères par Christie's en juillet 2000 pour 663.750 livres. | Christie's <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:MS_A_la_recherche_du_temps_perdu.jpg">via Wikimedia Commons</a> – Montage Slate.fr
Premières pages de Du côté de chez Swann avec les notes de révision faites à la main par l'auteur. Manuscrit vendu aux enchères par Christie's en juillet 2000 pour 663.750 livres. | Christie's via Wikimedia Commons – Montage Slate.fr

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Décédé en 2018, Bernard de Fallois a légué à la Bibliothèque nationale le fonds des manuscrits de Proust, conservés à son domicile jusqu'à sa mort. L'éditeur avait examiné les papiers que lui avait confiés Suzy Mante-Proust, qui les avait elle-même reçus en 1935 de son père Robert Proust, frère et héritier de Marcel, mort en 1922. Ils sont entrés à la Bibliothèque nationale en 1962, à l'exception des cartons découverts chez Fallois.

Il y avait entre autres découvert les «soixante-quinze feuillets perdus» qui constituent le plus ancien état des prémices du manuscrit d'À la recherche du temps perdu, dont il avait révélé l'existence en 1954 dans sa préface de l'édition de Contre Sainte-Beuve, un recueil de critiques littéraires, commencé par Proust à l'automne 1908, à son retour de Cabourg. Bernard de Fallois avait décidé de ne pas publier tous les manuscrits de Proust contenus dans sept cartons d'archives qu'il gardait amoureusement chez lui, rue Cortambert, non loin du salon de la princesse de Polignac où Proust a situé l'exécution de la sonate de Vinteuil.

Dans son introduction à l'édition des légendaires Soixante-quinze feuillets, Jean-Yves Tadié écrit: «Un petit enfant pleure à Combray, et il en sort un chef-d'œuvre.» Mais tous les petits enfants qui pleurent en espérant le baiser du soir de leur mère qui n'arrive pas n'écrivent pas un chef-d'œuvre. C'est dans ses souvenirs d'enfance, rédigés sans chronologie, que se trouvent les clés de la croissance de ce matériel apparemment simple qui va se complexifiant et se métamorphosant, s'effaçant presque tel un palimpseste, pour révéler une cathédrale de 3.000 pages.

De Sainte-Beuve à «La Recherche»

Pendant l'été 1908, fatigué, comme souvent, Proust avait d'abord pensé écrire un article pour Le Figaro mais, six mois plus tard, Contre Sainte-Beuve s'était métamorphosé en un essai de 300 pages, se présentant comme une suite de conversations avec sa mère au sujet de Nerval, Baudelaire, Balzac et Flaubert. Cette somme deviendrait la matrice de Du côté de chez Swann, publié en 1913. «Maman viendrait près de mon lit et je lui raconterais un article que je veux faire sur Sainte-Beuve.» Bientôt, Sainte-Beuve sera abandonné au profit du récit qui s'élabore.

Dans ces pages qui ne sont pas seulement des réflexions sur la littérature, Proust évoque également nombre de ses amis rencontrés dans les salons, tels la comtesse Greffhule, Geneviève Straus ou Robert de Montesquiou qui croiront un jour se reconnaître dans les personnages de La Recherche: Charlus, Saint-Loup, Gilberte, Odette de Crécy, Palamède, Basin et Oriane de Guermantes, Madame Verdurin, Morel, pour n'en citer que quelques-uns.

Les analyses critiques seront finalement retirées au cours des multiples montages du roman.

Parmi ces chemises remplies de manuscrits de la main de Proust, de nouvelles brèves, des notes, des esquisses dont on retrouvera des traces dans La Recherche. Mais, en 1908, l'écrivain n'a pas encore trouvé le code génétique de sa croissance. Nombre d'éléments rédigés sur ces feuillets, sans cesse remaniés, seront au cours des années de gestation du roman insérés, retirés, déplacés à différents endroits dans les états des différents montages. Proust, à ce stade de la narration d'épisodes discontinus, négligeait de les raccorder, car il ignorait encore où ils allaient migrer. Dans la présente édition, les pages ont été ordonnées selon l'ordre dans lequel elles apparaissent dans À la recherche du temps perdu.

Esquisses d'un chef-d'œuvre

Il est difficile d'établir la chronologie de l'évolution des visions successives du roman en train de croître, car Proust ne datait ni ses manuscrits ni sa correspondance. Jean-Yves Tadié a classé les feuillets, tous rédigés sur le même papier, utilisés pour d'autres écrits dont les dates sont connues, à l'aide d'indices comme des événements attestés ailleurs.

Les infinies variations des scènes essentielles et primitives de La Recherche nous sont présentées accompagnées d'un important appareil critique établi par Nathalie Mauriac Dyer. Tout d'abord, le désespoir de devoir aller se coucher, puis la scène du baiser de «Maman» dont on découvre qu'elle trouve sa source dans la belle maison d'Auteuil de l'oncle maternel Weil, plutôt qu'à Iliers, qui va bientôt s'effacer devant Combray, où une biscotte, puis un morceau de pain rassis trempé dans une tasse de thé, éveillant la mémoire involontaire, se transmuera en l'immortelle madeleine plongée dans une infusion dans la chambre de la tante Léonie, à Combray.

Au fil des esquisses qui ne se répètent jamais selon les mêmes séquences, tels les acides aminés du code génétique, on suit aussi la structuration progressive des deux «côtés», celui de Guermantes/Villebon, et celui de Meséglise. Mais Balbec ne porte pas encore son nom.

De même, la grand-tante ne s'appelle pas encore Léonie. Adèle Berncastell (1824-1890), la grand-mère maternelle au jardin qui apparaît trois fois est confondue avec l'épouse de l'oncle Weil, et cette même grand-mère sera un peu plus tard aussi assimilée à Jeanne Clémence Weil (1849-1905), la mère de l'écrivain. Leurs prénoms réels disparaîtront. Adèle deviendra Cécile, Octavie et finalement Bathilde.

La bonne grincheuse ne s'appelle pas encore Françoise et n'en a ni la silhouette, la voix ou les traits. Apparaissent déjà deux jeunes filles aperçues sur la plage, la mort de la grand-mère, Venise, les dîners et les soirées dans le jardin de Combray.

Swann n'est pas encore entré dans le jardin de tante Léonie. C'est M. de Breteville qui est le visiteur du soir, inspiré par l'oncle Weil –ce que Proust ne reconnaît pas– et par Charles Haas –ce qu'il admet.

Mais le moteur unificateur n'est pas encore venu: le souvenir des chambres, qui lui permettront de développer et de relier les différents courants de sa narration.

À l'ombre de la judéité

Progressivement, Proust va dépouiller ses personnages de leurs noms réels, notamment ceux des membres juifs de sa famille, comme l'analyse finement Nathalie Dyer, qui cite cette phrase de Proust à propos de Charles Swann, dans le cahier 69: «Peut-être son origine juive en était-elle un peu cause qui [...] donnait aussi, par le souvenir des humiliations qu'il est bien rare qu'un juif n'ait pas éprouvées dans son enfance, une sorte de crainte d'être méprisé, mal jugé.» Ces lignes sont inspirées par le souvenir de l'oncle Louis Weil. Proust n'écrit jamais que la judéité se rattache à sa famille, pas même à sa mère adorée. Dans La Recherche, Gilberte, la fille de Charles Swann, finira par renier son nom pour lui préférer celui du deuxième mari de sa mère, et devenir Mademoiselle de Forcheville.

Nathalie Dyer remarque aussi que jamais Proust, ni dans son œuvre ni dans sa correspondance, ne mentionne Adolphe Crémieux, ardent défenseur des droits des Juifs d'Algérie notamment, alors qu'il était son arrière-grand-oncle par alliance. Pourtant, ce dernier avait signé l'acte de mariage de ses parents le 3 septembre 1870.

Tout ce qui concerne la judéité n'est jamais évoqué frontalement mais de façon cryptée, alors qu'en France, l'antisémitisme enflamme la société et la presse: La Libre Parole, L'Action française. Il ne peindra pas la vie de sa famille juive assimilée en France. Nathé Weil l'emmenait avec lui déposer un caillou sur la tombe de ses parents au cimetière du Père-Lachaise. Jeanne Weil se maria avec Robert Proust, qui était catholique, accepta de voir baptiser ses enfants, mais ne se convertit jamais. Marcel et Robert firent venir un rabbin pour dire le kaddish lors de sa mort.

Proust écrivit cependant à Emmanuel Berl pendant la Première Guerre mondiale: «Ils ont tous oublié que je suis juif. Moi pas.»

Proust trouva la solution en inventant le juif Swann qui, comme l'écrit Nathalie Dyer, lui permit de camoufler la judéité de sa famille. Et parfois de donner de Nathé Weil, son grand-père, un portrait contradictoire et provocant puisque «n'aimant pas les juifs».

Les prénoms véritables sont effacés car, écrit Proust: «Un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes les noms sont effacés.»

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Les Soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits

Marcel Proust, Jean-Yves Tadié (préfacier), Nathalie Mauriac Dyer (éditrice)

2021

Gallimard

384 pages

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