Culture

Quatre lumières tamisées pour le début de l'automne

«La Voix d'Aïda» de Jasmila Žbanić, «Tout s'est bien passé» de François Ozon, «La Troisième Guerre» de Giovanni Aloi et «Stillwater» de Tom McCarthy attirent l'attention parmi les pléthoriques sorties de la semaine.

Dans <em>La Voix d'Aïda, </em>le colonel néerlandais (Johan Heldenbergh) et Aïda (l'impressionnante Jasna Đuričić) face à la catastrophe annoncée, évitable, et qui se produira. | Condor Distribution
Dans La Voix d'Aïda, le colonel néerlandais (Johan Heldenbergh) et Aïda (l'impressionnante Jasna Đuričić) face à la catastrophe annoncée, évitable, et qui se produira. | Condor Distribution

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Le phénomène n'est certes pas nouveau, mais la longue fermeture des salles l'a encore aggravé. Chaque semaine voit débarquer sur les grands écrans une quantité déraisonnable de nouveaux films, dont ceux qui ont dû repousser leur sortie du fait de la pandémie. Ce sont ainsi dix-huit inédits qui atteignent les salles ce 22 septembre.

Pas de chef-d'œuvre en vue, mais au moins quatre réalisations qui méritent attention. Chacune a des motifs, chaque fois singuliers, de susciter l'intérêt. Ensemble, elles esquissent aussi la manière dont tant de films, malgré leurs qualités, restent si souvent assujettis à leur programme de départ.

«La Voix d'Aïda» de Jasmila Žbanić

La cinéaste bosniaque poursuit son inlassable travail de mémoire, commencé en 2006 avec Sarajevo, mon amour et continué avec le très impressionnant et émouvant Les Femmes de Visegrad. Son nouveau film est consacré à un crime de masse commis en Europe, avec la complicité des puissances occidentales dont la France: le massacre de Srebrenica, ville à majorité musulmane que devaient protéger les Casques bleus et qu'ils ont livrée à la soldatesque serbe.

 

Les plus de 8.000 morts de Srebrenica ne sont pas un crime occulté, c'est peut-être encore pire: un événement sinistre désormais passé par les profits et pertes des soubresauts de la fin de la Yougoslavie et du bloc de l'Est. Pour l'immense majorité de nos contemporains, le crime génocidaire de Srebrenica est juste un moment pénible qui appartient à un passé trouble qui s'éloigne.

Face à cet ensevelissement de la mémoire, la cinéaste mobilise les ressources d'un thriller qui montre une femme, traductrice pour les troupes néerlandaises supposées protéger la ville, se démener pour empêcher que son mari et ses fils soient exterminés, comme vont l'être tous les autres.

Reconstituant les épisodes les plus marquants de cette tragédie fort bien documentée, sans que cette «documentation» ait servi à grand-chose, la cinéaste réussit de surcroît à associer les ressources du film de suspense et le refus d'une description simpliste, notamment en ce qui concerne l'attitude du commandement sur le terrain et des soldats de l'ONU.

Elle bénéficie également de la puissance d'incarnation de l'actrice

Jasna Đuričić. Mise en forme fictionnelle mais très réaliste d'une tragédie authentique, La Voix d'Aïda ne peut échapper au poids de l'urgence et de la douleur dont il est porteur, film à la fois nécessaire et contraint par la mission qui lui incombe. Le message, légitime et grave, dont il est investi devient aussi sa limite.

Pourtant, celle-ci est étrangement et douloureusement franchie lorsque des foules massées aux portes d'un camp tenu par des soldats occidentaux sont repoussées entre les mains de leurs bourreaux. Malgré les différences immenses entre les situations, ces séquences résonnent avec les images très récentes venues de Kaboul, où les forces des grandes puissances occidentales se sont avérées incapables de protéger des civils. Pour cela aussi, La Voix d'Aïda ne parle pas que du passé.

«Tout s'est bien passé» de François Ozon

Comme Grâce à Dieu l'avait fait à propos d'une bien réelle affaire de pédophilie dans l'Église catholique, il pourrait sembler que le cinéaste se confronte à un autre débat de société brûlant, celui de l'euthanasie, ou plus précisément ici de la possibilité pour un individu de décider de mourir.

Mais si le film renvoie assurément à cette question, c'est par l'intermédiaire d'une œuvre littéraire, même si pas une œuvre de fiction. L'écrivaine Emmanuèle Bernheim avait raconté dans le livre éponyme comment elle et sa sœur avaient été confrontées à la décision de leur père de mettre fin à ses jours après un AVC.

 

Littéraire par la qualité de l'écriture, romanesque par les ressorts dramatiques qu'il mobilisait, le livre était pourtant non seulement un récit de faits réels, mais un récit qui conservait les noms des personnes évoquées et de multiples éléments de leur biographie.

La puissance du texte naissait de cette béance entre réalité et narration, béance qui redoublait et intensifiait celle entre refus de la mort d'un proche et compréhension de ses motivations à en finir –sans parler de l'obligation d'affronter les rigueurs de la loi, qui en France punit le recours à la mort assistée comme un meurtre.

S'y ajoutent, avec la transposition en film, un autre écart. L'écart entre le maintien de tous ces repères réels et le fait que les protagonistes sont évidemment des acteurs –et des acteurs tout à fait reconnaissables comme tels, à commencer par Sophie Marceau et André Dussolier dans les rôles d'Emmanuèle et d'André Bernheim.

Les interprètes ont dès lors une lourde charge à porter, charge qui résulte du hiatus entre véracité de ce qui s'est produit et facticité inévitable du travail des comédiens. L'effet est ambigu: si l'artifice est forcément une mise à distance, il est aussi une manière de déplacer vers le général une histoire ô combien particulière, personnelle.

Tout s'est bien passé, le film, est moins le récit du drame de la famille Bernheim que celui, qui peut toucher tout le monde, d'affronter la fin de vie, pour soi-même ou pour un proche, et d'avoir à prendre des décisions sans retour.

C'est parce que, drame intimiste et psychologique tant qu'on voudra, Tout s'est bien passé est filmé comme un film d'action, action que ni les flash-back ni les apartés autour de figures secondaires ne détournent de son cours, bien au contraire, que le film tient sa ligne de tension.

Il la tient d'autant mieux que, constamment aux côtés de celle par qui le récit arrive, on se doute bien de son terme, même sans avoir lu le livre. L'absence de véritable suspense quant au résultat, au bénéfice d'une attention au chemin qui sera parcouru, est ici la meilleure des ressources. Et cela même si le film, lesté du double poids du caractère dramatique des événements et de leur authenticité factuelle, ne peut à aucun moment se libérer de cette fatalité, sans non plus en faire une ressource[1].

«La Troisième Guerre» de Giovanni Aloi

La troisième guerre, c'est maintenant, et c'est ici. Ici, en France, à Paris en l'occurrence. C'est ce que vivent les soldats de l'opération Sentinelle, confrontés à la menace terroriste, qui est assurément bien réelle mais essentiellement manifestée par des sacs oubliés par des passagers coupables d'étourderie.

Leur mission se déroule dans un espace public également théâtre de multiples formes de violence quotidienne, que viennent envenimer des moments d'affrontements collectifs, lors des manifestations.

 

À partir de cette perception de la réalité actuelle, le premier film du jeune réalisateur italien installé en France Giovanni Aloi se situe à l'intersection de deux enjeux.

L'un, passionnant, se développe autour de l'injonction d'observation aiguisée à laquelle sont assignés en permanence les militaires. Elle trouve une traduction cinématographique évidente et très riche, dans l'idée que tout pourrait signifier autre chose, que toute apparence est non pas trompeuse, mais porteuse de multiples sens, dont certains pourraient être dangereux.

L'autre concerne des considérations assez générales et un peu fumeuses sur l'état de violence plus ou moins diffus, et tenant à des éléments plus ou moins connectés entre eux, qui caractérise la société actuelle.

Pas nécessairement faux, mais assez superficiel, ce constat est relayé par l'injection de conflits entre les membres de la petite unité de la force Sentinelle à laquelle s'attache le film, et diverses péripéties droit sorties du manuel de scénario.

Ces divers ressorts psychologiques supposés augmenter la tension d'un film qui ne semble pas croire suffisamment en l'importance des véritables enjeux auxquels il se confronte l'affaiblissent. Ils contraignent les acteurs à des numéros surjoués au service de péripéties surécrites, qui deviennent la limite du film.

Mais les séquences de pure circulation dans la grande ville où rien ne se passe, mais où il serait insensé de considérer que rien ne peut se passer, restent des moments mémorables.

«Stillwater» de Tom McCarthy

Le titre désigne la petite ville d'Oklahoma d'où est originaire le redneck joué par Matt Damon, ville qu'il quitte pour Marseille, où sa fille est emprisonnée aux Baumettes, condamnée pour avoir tué son amante arabe.

Persuadé de l'innocence d'Allison, mais ne parlant pas français et ignorant tout des mœurs de Marseille, le cowboy déploie une énergie agressive et désordonnée pour faire triompher sa cause. Cette furia viriliste et individualiste sera en partie canalisée par la rencontre avec une actrice et sa fille de 9 ans.

 

Ainsi se met en place une série de figures reliées et opposées par de multiples lignes de conflit: entre homme et femme, Américain et Européen, Blancs et non-Blancs, homme du peuple et femme du monde de la culture, straight et gay, etc.

Tout aussi archétypale est la présentation de Marseille, avec visite de stade Vélodrome en plein délire pro-OM, calanques, quartiers Nord livrés au trafic de drogue et aux gangs. Des clichés, assurément, et qui peuvent avoir un côté amusant pour des spectateurs français –même si eux-mêmes ne sont pas forcément exempts de visions stéréotypées de la ville.

Faire un film avec des clichés n'est pas par principe un obstacle, mais à condition de trouver comment les faire suffisamment jouer les uns avec les autres. C'est à l'évidence le souci du réalisateur de Spotlight, souci qui se manifeste surtout dans le scénario.

Celui-ci croise ainsi une question intrigante, dont on aurait aimé qu'elle porte davantage non seulement le récit, mais la mise en scène: une mise en dialogue du volontarisme conquérant à l'américaine et du mektoub musulman.

Mais malgré l'apport très riche de l'actrice Abigail Breslin dans le rôle de la fille lesbienne révoltée et emprisonnée (la seule à faire bouger les lignes de son personnage aussi par son jeu), le film demeure engoncé dans les caractérisations de ses personnages et les stratégies de sa dramatisation, sans laisser place à aucune respiration.

La Voix d'Aïda

de Jasmila Žbanić

avec Jasna Đuričić, Izudin Bajrovic, Boris Ler

Séances

Sortie le 22 septembre 2021

Durée: 1h44

Tout s'est bien passé

de François Ozon

avec Sophie Marceau, André Dussolier, Géraldine Pailhas

Séances

Sortie le 22 septembre 2021

Durée: 1h52

La Troisième Guerre

de Giovanni Aloi

avec Anthony Bajon, Karim Leklou, Leila Bekhti

Séances

Sortie le 22 septembre 2021

Durée: 1h30

Stillwater

de Tom McCarthy

avec Matt Damon, Camille Cottin, Abigail Breslin

Séances

Sortie le 22 septembre 2021

Durée: 2h20

 

 

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