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En Algérie, le drapeau berbère de la discorde

La chasse est lancée contre le Mouvement pour l'autodétermination de la Kabylie.

Un manifestant algérien antigouvernement brandit un drapeau amazigh (berbère) lors d'une manifestation dans la capitale Alger, le 12 mars 2021. | Ryad Kramdi / AFP
Un manifestant algérien antigouvernement brandit un drapeau amazigh (berbère) lors d'une manifestation dans la capitale Alger, le 12 mars 2021. | Ryad Kramdi / AFP

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Depuis la mise en cause officielle du Mouvement pour l'autodétermination de la Kabylie (MAK) dans les incendies du mois d'août, et l'assassinat spectaculaire, pendant la même période, du jeune Djamel Bensmail dans la ville de Larbaâ Nath-Irathen, la chasse est lancée contre les membres de cette organisation clandestine: une cinquantaine de ses membres ont été arrêtés les 7 et 8 septembre dans la seule région de la Basse Kabylie.

Le pouvoir s'était engagé à combattre cette organisation (en même temps, d'ailleurs, que l'organisation islamiste Rachad) jusqu'à son «éradication totale».

Politique d'éradication

Cela a suffi à certains acteurs de l'opposition pour dénoncer, comme pendant les années 1990, le recours au «tout-sécuritaire». Mais la question qui taraude les esprits est de savoir jusqu'où le pouvoir en place peut aller dans cette politique d'éradication: va-t-il s'attaquer, de front, à tout ce qui fonde le soubassement idéologique de ce mouvement et, par ricochet, à tout ce qui incarne le particularisme kabyle?

Ira-t-il, par exemple, jusqu'à interdire le déploiement du drapeau berbère (ou amazigh) sur les places publiques, comme le souhaitent aujourd'hui les détracteurs du berbérisme, lesquels y ont toujours vu un drapeau rival au tricolore national? La tentation est grande, mais cela ne pourra se faire sans risque d'ouvrir un nouveau front, notamment en Kabylie, au moment où ce même pouvoir caresse l'espoir de voir cette région, réputée frondeuse, revenir enfin au processus électoral, à l'occasion des élections locales du 27 novembre prochain.

Le drapeau berbère, représenté par un Yaz rouge, couleur représentant le teint brun des populations berbères. Le bleu représente le ciel, le vert représente le reflet des montagnes sur l’eau et le jaune représente le sable de la mer. | Mysid via Wikimedia – Le drapeau algérien. | SKopp via Wikimedia – Le drapeau du MAK. | Amazighkab via Wikimedia - montage Slate.fr

Toute la problématique se posera quand, dans leur élan, les autorités seront amenées à bannir, de facto, le drapeau distinctif du MAK, que d'aucuns confondent, sciemment ou non, avec celui dit berbère. Le premier est celui d'un parti-État (tout à fait virtuel), le second est revendiqué par l'ensemble des adeptes de la cause berbère, y compris les partisans du MAK, comme un emblème culturel ou identitaire qui, selon eux, représente tous les peuples berbérophones, de l'oasis égyptienne de Siwa à l'Atlantique.

Cet étendard jaune-bleu-vert, frappé au milieu d'un signe «Z» en caractères tifinagh (ancien phénicien), a été promu à Paris dans les années 1970 par l'Académis berbère (ACB), réunissant des militants et des intellectuels acquis à la cause, mais qui n'a été massivement propagé qu'à partir de 2011, dans la foulée des révolutions du printemps arabe. Un paradoxe, si l'on sait que toute la revendication berbère reposait sur la résistance à l'arabisation de masse entamée par les régimes arabes post-indépendance.

Le spectre d'une guerre ethnique

Le sociologue et enseignant à l'université d'Alger Nacer Dajabi ne pense pas que le drapeau amazigh pose un problème aux Algériens qui, dit-il, «l'ont largement accepté, en dépit de quelques réserves que l'on constate dans certaines régions et chez certaines catégories de citoyens.» Selon lui, «le Hirak a clairement montré qu'une bonne partie des Algériens sait faire la différence entre le drapeau national et ce que symbolise le drapeau amazigh aperçu plutôt comme un symbole culturel».

Signe avant-coureur de cette cabale: une campagne féroce appelant sur les réseaux sociaux à l'interdiction du drapeau berbère, désigné comme «symbole de division et de fitna [discorde en arabe, ndlr]». Des vidéos montrant cet emblème brûlé symboliquement sur la place publique avaient commencé à faire monter la tension et à faire planer sur le pays le spectre d'une guerre ethnique, surtout que ces affronts sont assimilés à des attaques contre une région, la Kabylie, et sa population.

Les autorités ont rapidement réagi en faisant arrêter et condamner ces pyromanes d'un nouveau genre. Mais d'aucuns, en Kabylie, croient que des clans au pouvoir alimentent un antikabylisme ambiant, à des fins de repositionnement clanique ou de division du mouvement de protestation, dont cette région est l'épicentre.

Cela dit, le pouvoir, fort de ses expériences passées, semble vouloir aller doucement, pour ne pas raviver la colère de la rue, tout en envoyant des signaux de fermeté. À Akbou, l'un des fiefs du MAK dans la wilaya de Béjaia, en Kabylie, des gendarmes ont «osé» arracher un emblème berbère accroché sur une statue au centre-ville, sans que cela n'ait suscité la moindre réaction populaire.

Dans le camp kabyle, le discrédit qui frappe l'aile radicale du courant berbériste, accusée de verser dans le fascisme, délie les langues. Ainsi, un dirigeant du Front des forces socialistes (FFS), Samir Bouakouir, casse un tabou en assumant sa position hostile à l'existence d'un drapeau berbère. Il écrit sur son compte Facebook: «Jamais, je ne hisserai le drapeau amazigh conçu par l'ACB de Mohand Arab Bessaoud et Jacques Bénet et imposé par le très suspect Congrès mondial amazigh, cheval de Troie des puissances mondiales néolibérales, comme le drapeau d'une pseudo-entité supranationale (…).»

Capture d'écran via Facebook

On ne sait pas si cette attitude reflète une tendance dominante au sein de ce parti ancré en Kabylie, mais sa direction n'avait pas hésité, en 2019, à dénoncer fermement l'interdiction du drapeau berbère par une décision du chef d'état-major d'alors, le général Ahmed Gaïd Salah.

Une mesure contre-productive?

Le 19 juin 219, en pleine ébullition de la révolte citoyenne, le chef d'état-major annonça que des instructions fermes avaient été données aux forces de sécurité pour faire face, disait-il, à «tous ceux qui oseraient attenter à la sensibilité des Algériens» sur la question du drapeau. Ahmed Gaïd Salah rappelait, à ce sujet, que «l'unique drapeau reconnu est le drapeau national, pour lequel un million et demi de chouhada [martyrs] se sont sacrifiés» et qu'il est «le seul drapeau qui symbolise la souveraineté du peuple algérien et de son intégrité territoriale».

Son ordre a eu, cependant, l'effet contraire: le nombre d'emblèmes berbères va se multiplier dans les marches, et la condamnation d'une soixantaine de manifestants pour port de ce drapeau à de lourdes peines ne fera que galvaniser davantage les foules. Un membre du bureau politique du Front de libération nationale (FLN), Abou El Fadl Baâdji, propulsé plus tard au poste de Secrétaire général, avant d'en être éjecté, et sans être apparemment mandaté, a tenté de donner un autre sens au message du général Gaïd Salah, en expliquant que celui-ci ne s'était pas attaqué au drapeau amazigh, comme beaucoup l'avaient compris, mais que c'était surtout le drapeau spécifique au «mouvement séparatiste» MAK qui était visé dans ce message.

«L'unique drapeau reconnu est le drapeau national, pour lequel un million et demi de martyrs se sont sacrifiés.»
Général Ahmed Gaïd Salah, ancien chef état-major

L'opinion était alors partagée entre ceux qui considéraient que le vice-ministre de la Défense avait commis un «dérapage» dont il n'aurait pas mesuré les répercussions, et ceux qui y voyaient, au contraire, une décision «salutaire», à travers laquelle il réhabilitait une autorité de l'État ébranlée, tout en créant une sorte de contre-feu face à l'insurrection citoyenne qui menaçait de tout balayer sur son chemin.

Du point de vue juridique, des défenseurs des droits humains avaient rappelé qu'il n'existait aucun texte de loi incriminant le déploiement d'un «drapeau identitaire», en arguant du fait que le drapeau amazigh, en l'occurrence, se vendait en Algérie depuis des années. Or, pour d'autres juristes, cette notion de «drapeau identitaire» pose toujours problème, dès lors qu'elle n'est stipulée dans aucune loi algérienne.

Ce schisme lié au drapeau amazigh prendra d'autres formes. Ainsi, en juillet 2019, deux entraîneurs de karaté, qui avaient conduit une délégation d'athlètes à une compétition internationale organisée en Tunisie, ont été sanctionnés pour avoir autorisé les membres de leur équipe à arborer le drapeau amazigh au moment où ils recevaient des médailles sur le podium. Cette bravade ne s'est jamais répétée, mais la problématique demeure entière.

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