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Comment Daech a tenté de s'implanter en Afghanistan

Ses combattants n'y ont pas forcément été bien accueillis par les talibans, restés fidèles à leur alliance avec Al-Qaida.

Sur cette photo prise le 17 novembre 2019, des membres du groupe État islamique se tiennent aux côtés de leurs armes, après leur reddition au gouvernement afghan à Jalalabad, capitale de la province de Nangarhar. | Noorullah Shirzada / AFP
Sur cette photo prise le 17 novembre 2019, des membres du groupe État islamique se tiennent aux côtés de leurs armes, après leur reddition au gouvernement afghan à Jalalabad, capitale de la province de Nangarhar. | Noorullah Shirzada / AFP

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Dans La Guerre de vingt ans – Djihadisme et contre-terrorisme au XXIᵉ siècle (Robert Laffont, 2021), Marc Hecker et Élie Tenenbaum, deux chercheurs à l'Institut français des relations internationales et spécialistes des questions de défense et de terrorisme, font la rétrospective de deux décennies de lutte contre le terrorisme.
Le livre s'ouvre sur les attentats du World Trade Center du 11 septembre 2001 pour s'achever aujourd'hui.
Nous publions ici un extrait de la quatrième partie de l'ouvrage, titrée «Le retour du calife (2014‑2017)».

Dans un certain nombre de pays, les «provinces» de Daech ont franchi un cap supplémentaire en essayant de prendre le contrôle de territoires et d'y imposer leur gouvernance à l'image de la «maison mère» au Levant. C'est tout particulièrement le cas en Libye et en Afghanistan, où des connexions relativement fortes sont établies entre les franchises locales et «Daech central». La tentative d'importation du modèle syro-irakien y passe par plusieurs vecteurs. Tout d'abord, dès 2012‑2013, des centaines de Libyens et d'Afghans se portent volontaires pour aller combattre en Syrie. En Libye, les villes de Derna et Benghazi comptent par exemple un ratio de départs par habitant relativement élevé. En Afghanistan, les relations d'al-Qaida, surtout avec le groupe Haqqani, auraient même facilité la mise en place d'une filière d'acheminement de djihadistes.

Après un séjour plus ou moins long, ces combattants étrangers sont ensuite rentrés chez eux. En Afghanistan, les émirs de la wilayat Khorasan –région qui inclut l'Afghanistan mais aussi le Pakistan et une partie de l'Asie centrale et de l'Iran– ont tous fait l'aller-retour avec le Levant. De 2014 à 2017, trois représentants spéciaux d'Abou Bakr al-Baghdadi se succèdent à la tête de la province asiatique. Le premier, Qari Wali Rahman, est originaire de Baghlan, au nord de Kaboul. Il se rend en Syrie dès 2012 et rejoint Jabhat al-Nosra puis l'EI. Il est considéré comme proche d'un célèbre chef militaire de l'organisation, le Géorgien Abou Omar al-Chichani. Le deuxième, Abou Yasir al-Afghani, provient du district de Nangarhar et a combattu en Irak dès 2004 sous la direction d'al-Zarkaoui. Quant au troisième, Abou Hamza al-Khorasani, il est natif du Helmand et a gagné les rangs de l'EI en Syrie en 2014. Ces trois dirigeants sont ensuite rentrés en Afghanistan pour tenter d'y appliquer les méthodes observées au Levant. Ils n'y ont pas forcément été bien accueillis par les talibans, restés fidèles à leur alliance avec al-Qaida. Représentants d'une nouvelle génération de djihadistes afghans, plus éduqués et connectés que les talibans, les cadres de la wilayat Khorasan ont donc dû construire eux-mêmes leur mouvement en luttant aussi bien contre les autorités gouvernementales que contre leurs rivaux djihadistes plus établis.

Un autre vecteur de transfert du modèle syro-irakien vers la Libye et l'Afghanistan est l'envoi sur place de cadres syriens ou irakiens pour transmettre leurs connaissances, voire y occuper des postes de commandement. Des personnalités de premier plan de l'EI, comme le théologien Turki al-Binali et Abou Ali al-Anbari, effectuent ainsi des séjours en Libye. L'émir de Daech dans ce pays de la fin 2014 à la fin de 2015 –Abou Nabil al-Anbari– n'est pas un Libyen mais un Irakien envoyé par Abou Bakr al-Baghdadi pour prendre les rennes de la filiale dans la région de Syrte. En Afghanistan, les «conseillers» arabes restent plusieurs mois et occupent des fonctions clés en matière d'entraînement et de gouvernance. Enfin, les wilayas du Khorasan et de Libye bénéficient non seulement de ces transferts de compétences mais aussi d'apports de fonds substantiels. Al-Anbari serait ainsi arrivé en Libye avec plusieurs millions de dollars qui lui auraient permis d'acheter le soutien de tribus locales. Pour ce qui est de l'Afghanistan, d'après le chercheur Antonio Giustozzi, le système traditionnel de hawala aurait permis de transférer des dizaines de millions de dollars du Levant et des pays du Golfe vers le Khorasan.

En Afghanistan, les conquêtes territoriales de l'EI ont été moins spectaculaires, mais plus durables.

Les efforts de Daech pour dupliquer son modèle en Libye et en Afghanistan ont cependant abouti à des résultats différents dans les deux pays. En Libye, après avoir été chassée par al- Qaida des villes de Derna et Tripoli, l'organisation a réussi à prendre le contrôle de Syrte et d'une large bande côtière. Elle y a développé sa gouvernance en agissant comme en zone syroirakienne: d'abord en cherchant à séduire les populations locales, puis en imposant son pouvoir de façon brutale. L'expérience a duré plus d'un an avant que la ville ne soit reprise en 2016 par des milices locales agissant au nom du gouvernement d'accord national, aidées par une poignée de forces spéciales étrangères. L'expérience libyenne a également débordé sur la Tunisie voisine, dont étaient originaires un certain nombre de djihadistes de la wilaya, lesquels ont un temps envisagé de revenir s'installer par la force dans leur pays. Ainsi, en mars 2016, un commando de Daech venu de Libye a franchi la frontière tunisienne et tenté –en vain– de prendre le contrôle de la petite ville de Ben Guerdane.

En Afghanistan, les conquêtes territoriales de l'EI ont été moins spectaculaires, mais plus durables. L'organisation n'a en effet pas réussi à tenir des localités importantes pendant plus de quelques jours, vite délogée par les talibans qui n'ont pas toléré leurs tentatives d'implantation dans les provinces du Helmand et de Nangarhar. Toutefois, contrairement à son homologue libyen, le groupe a su s'ancrer dans le paysage local et survivre à ses revers.

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