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La justice comme arme de guerre pour comprendre le succès des talibans

Contrairement aux précédents régimes et aux autorités occidentales, le groupe fondamentaliste islamiste a su tirer son épingle du jeu en instaurant un système judiciaire capable d'être respecté par les alliés comme par les ennemis.

Zabihullah Mujahid, le porte-parole des talibans lors d’une conférence de presse à Kaboul le 24 août 2021. | Hoshang Hashimi / AFP 
Zabihullah Mujahid, le porte-parole des talibans lors d’une conférence de presse à Kaboul le 24 août 2021. | Hoshang Hashimi / AFP 

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C'est un cas qui l'a intrigué. Celui d'un opposant farouche aux talibans, menacé de mort par ces derniers, qui décide de retourner vers ses ennemis pour que justice soit rendue. Adam Baczko, chercheur au CNRS et auteur de l'enquête La guerre par le droit - Les tribunaux Taliban en Afghanistan, explique lors d'une conférence en mars 2020, le cas d'un collaborateur de l'ancien président Karzaï, qui se voit offrir par les talibans le choix entre la mort ou l'exil.

Tenant à la vie, l'homme abandonne ses terres pour s'installer ailleurs. Son départ précipité attire les convoitises de son voisin, lequel s'approprie son terrain, misant sur la bienveillance des talibans qui ont chassé de chez lui un adversaire. L'exilé attaque donc l'opportuniste voisin en justice, et après avoir obtenu de la part des membres du mouvement fondamentaliste islamiste des garanties pour sa sécurité, il retourne chez lui pour se rendre devant un juge taliban. Après examen des preuves de propriété et des témoignages des habitants, le juge décide de punir le voisin qui avait accaparé les terres et rend celles-ci à son propriétaire. «Alors que cet homme est farouchement anti-talibans, une heure après le début de notre entretien, il m'expliquait que concernant les décisions de justice, ils étaient très bien», explique le spécialiste.

Comment comprendre cette situation où un opposant notoire aux talibans décide de son propre chef de se présenter à un juge taliban car celui-ci tient en estime leurs jugements? Corruption généralisée de l'ancien gouvernement, accaparement foncier... Les conflits liés à la terre se sont démultipliés après quarante années de guerre en Afghanistan. De cette situation, un groupe a pu tirer son épingle du jeu: les talibans.

Flou juridique

Selon l'enquête statistique de l'Asia Foundation en 2019, près de la moitié des décisions de justice en Afghanistan concernent des conflits fonciers. Rien d'étonnant lorsque l'on sait que, comme c'est le cas dans de nombreux pays du tiers-monde, la question du cadastre n'a jamais été résolue.

Guerres et conflits n'ont évidemment pas fait évoluer favorablement cette situation. Depuis quarante ans, une dizaine d'autorités se sont succédé en Afghanistan, prononçant des jugements différents, voire contradictoires. Des communistes qui ont cherché à redistribuer les terres selon leur doctrine, aux talibans profondément conservateurs qui cherchent à revenir à un statut antérieur, le flou s'est créé.

En Afghanistan, comme c'est le cas dans de nombreux pays du tiers-monde, la question du cadastre n'a jamais été résolue.

«Les cas récurrents sont les conflits d'héritage à la suite du décès du propriétaire d'une parcelle. Les personnes qui revendiquent la terre vont alors se tourner vers différentes autorités juridiques qui vont prendre des décisions contradictoires, souvent partiellement appliquées. Cela a engendré de nombreux conflits qui se perpétuent à mesure que, avec la guerre civile, d'autres autorités juridiques prononcent des verdicts contradictoires. Et pendant ce temps, les gens s'entretuent autour de la propriété de la parcelle», rapporte Adam Baczko.

Et le départ de milliers d'Afghans provoqué par les conflits va envenimer la situation. «Avec la prolongation de la guerre durant des années puis des décennies, les personnes restées sur place ont souvent fini par considérer que ceux parties en exil au Pakistan étaient morts ou avaient délaissé leur terre et ne reviendraient jamais. D'autres personnes, des proches, des voisins se sont mis à cultiver la terre, à en vivre, et le jour où dix, vingt ans plus tard, la personne revient, je vous laisse imaginer à quel point ça peut devenir conflictuel

Accaparement foncier et impunité

Face à cette haute incertitude sur la propriété, les Afghans sont confrontés à des juges corrompus qui confondent justice et vente aux enchères. Celui qui donne le plus d'argent rafle la mise. Et avec l'arrivée de l'intervention internationale va émerger un nouveau fléau: celui de la corruption. Les potentats du régime afghan vont profiter de l'impunité et de l'aveuglement des armées occidentales pour accaparer des terres, publiques et privées.

Lorsque les talibans sont chassés du pouvoir en 2001 et que Hamid Karzaï est nommé à la tête de l'État afghan, celui-ci déclare toutes les terres qui n'ont pas de titre de propriété comme terre d'État. D'un seul coup, 80% des terres du pays vont obtenir ce statut juridique et vont être l'objet de pots-de-vin entre l'élite du clan Karzaï et les autorités régionales et municipales. Le chercheur détaille: «Le cas d'école à Kaboul, c'est le quartier de Shirpour, en plein de centre-ville. Les dirigeants du pays se sont appropriés cette base aérienne qui appartient à l'État et se la sont partagée. L'accaparement du foncier a été mené directement par le chef de la police de Kaboul et le maire de Kaboul de l'époque qui s'attirent ainsi les bonnes grâces des gens du gouvernement.»

 

Les agents étrangers vont fermer les yeux sur ce genre de processus. «L'affaire remonte puisqu'elle devient publique et elle est dénoncée par le responsable des Nations unies sur les questions d'urbanisme. Pour le faire taire, il est renvoyé par sa hiérarchie hors d'Afghanistan. Les Nations unies ainsi que les autorités occidentales décident d'enterrer cette affaire plutôt que de la traiter.»

Aveuglement occidental

La responsabilité des forces spéciales américaines devient un peu plus prégnante lorsque l'on évoque l'accaparement des terres privées. Conor Foley fut travailleur humanitaire en Afghanistan pour le Norwegian Refugee Council. Selon lui, les Américains se sont laissés duper: «Souvent ce qu'il se passait c'est que les seigneurs de guerre afghans allaient désigner aux forces américaines un autre seigneur de guerre rival, en le présentant comme taliban pour qu'ils l'éliminent. Uniquement pour récupérer ses terres. Donc les Américains ont aussi fait beaucoup d'erreurs.»

L'exemple le plus marquant de cet aveuglement a un nom: Gul Agha Sherzaï. Principale source du renseignement américain dans le sud de l'Afghanistan, il s'est servi de ce statut pour devenir l'un des plus grands accapareurs de terres en utilisant l'intervention internationale pour couvrir ses crimes.

«Ses fils et neveux sont traducteurs pour l'armée américaine et sa propre milice de combattants va accompagner les forces spéciales américaines dans leurs opérations. Donc en étant complètement sous la coupe de ces potentats qu'ils ont choisi eux-mêmes, en étant partiaux, les forces spéciales américaines notamment et plus généralement occidentales, vont contribuer à défendre ceux qui pratiquent l'accaparement foncier», analyse Adam Baczko.

Un système judiciaire taliban respecté

Au contraire, le système de justice des talibans est perçu comme plus avantageux et plus abordable par une population souvent illettrée et disposant de peu de revenus. Un Afghan peu éduqué d'un milieu rural aura plus de facilité à s'informer auprès d'un religieux sur la charia que d'un avocat à propos du droit officiel. Et des mesures rudimentaires ont permis de limiter la corruption comme la mise en place d'un système de rotation des juges talibans tous les six mois.

Conor Foley indique que «ce système a l'avantage pour les Afghans d'être beaucoup plus simple, plus rapide et moins cher. Et il s'inscrit dans la société afghane. L'Afghanistan a toujours été un pays conservateur, religieux et très hiérarchique. La tradition veut que des hommes âgés prennent des décisions et la communauté les respecte».

Un Afghan peu éduqué d'un milieu rural aura plus de facilité à s'informer auprès d'un religieux sur la charia que d'un avocat à propos du droit officiel.

Relativisons néanmoins ce succès des talibans qui n'en tirent pas un soutien populaire dans le sens électoral du terme. «C'est un parti qui ne se ferait pas élire s'il organisait des élections, c'est bien pour cela qu'ils n'en organiseront pas. Mais c'est un parti qui est reconnu comme capable de trancher les litiges de manière impartiale, peu importe que les gens les apprécient ou pas. Là où les talibans ont pu réussir, c'est en imposant le respect de leur décision judiciaire. Et c'est bien une défaite patente de l'ancien gouvernement sur le plan juridique.»

Encore réduits à une insurrection, les talibans ont su tirer parti de leur système judiciaire pour accroître leur popularité. Il ne fallait qu'un pas pour obtenir ce que les précédents régimes n'ont pas réussi, être perçu par une partie de la population comme une autorité politique légitime.

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