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Les talibans n'ont pas changé, ils ont juste une meilleure stratégie diplomatique

Les leaders du mouvement religieux ultra-rigoriste, qui viennent de s'emparer de Kaboul, se prétendent modérés. Pourtant, leurs pratiques sont presque similaires à celles d'il y a vingt ans.

Des talibans, après la prise de la capitale afghane, dans le quartier de Kote Sangi à Kaboul, le 17 août 2021. | Hoshang Hashimi / AFP
Des talibans, après la prise de la capitale afghane, dans le quartier de Kote Sangi à Kaboul, le 17 août 2021. | Hoshang Hashimi / AFP

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Ils sont entrés dans le palais présidentiel la kalachnikov en bandoulière, et pour certains, le smartphone à la main afin d'immortaliser le moment. Dimanche 15 août, les talibans ont reconquis Kaboul, la capitale afghane, sans rencontrer de résistance. Pendant cette insurrection, débutée début mai à la faveur du retrait des troupes américaines, les différentes provinces sont passées une à une sous l'autorité des combattants.

Le mouvement qui souhaite instaurer la charia et un régime islamiste n'en est pas à son premier coup d'essai. Il y a vingt-cinq ans, le 27 septembre 1996, les «étudiants en théologie», la signification du mot «talibans» en arabe, s'emparaient pour la première fois de Kaboul après trois ans de combat pour le contrôle du territoire afghan. Ils sont restés au pouvoir jusqu'en décembre 2001, après avoir été délogés par l'armée américaine. Le gouvernement de George W. Bush leur reprochait d'abriter des terroristes d'Al-Qaida, dont leur chef Oussama ben Laden, responsable des attentats du 11 septembre 2001.

 
À la fin des années 1990, lorsque le groupe fondamentaliste a pris le pouvoir, les Afghans ont découvert la réalité d'un gouvernement sous l'autorité des talibans. Ils ont interdit aux femmes de travailler et d'étudier, les confinant au foyer à moins d'être accompagnées d'un tuteur masculin et de porter la burqa. Ils avaient banni les cerfs-volants (activité populaire en Afghanistan), le football et la musique, exception faite des chants religieux, et tenaient des exécutions publiques.

Aujourd'hui, les talibans s'apprêtent à réinstaurer l'émirat islamique d'Afghanistan. Après une vingtaine d'années sans connaître le pouvoir, ils veulent montrer au monde une face plus modérée. Ont-ils pour autant changé?

Il semble que non. Des cas d'exactions ont été rapportés du terrain, ainsi que des enlèvements de jeunes femmes pour les marier de force. Mais aujourd'hui, officiellement, les responsables du mouvement les nient. Ils ne souhaitent pas redevenir les parias qu'ils étaient auparavant, alors que seuls le Pakistan, les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite avaient reconnu leur régime à l'époque.

Une hydre à deux têtes

C'est toute la confusion qu'entretiennent les talibans, avec d'une part des dirigeants officiels qui se veulent rassurants et d'autre part, une base insurgée qui s'applique à commettre les mêmes barbaries qu'il y a vingt ans. «Cette génération de talibans a un niveau de maturité politique dans leur usage de la diplomatie internationale qu'ils ne possédaient pas avant», explique Obaidullah Baheer, professeur à l'American University of Afghanistan de Kaboul.

Les nouveaux détenteurs du pouvoir ont affirmé vouloir changer leurs rapports avec les groupes terroristes internationaux. Un point qui reste avant tout théorique, selon le politologue Olivier Roy, spécialiste des mouvements islamistes au Moyen-Orient. «Il y a vingt ans, les talibans considéraient Al-Qaida comme des frères à qui on doit l'hospitalité, même s'ils n'étaient pas d'accord. Ils disent aujourd'hui qu'ils n'hébergeront pas des terroristes internationaux. On peut penser qu'ils en ont tiré des leçons, mais il y a quand même un point d'interrogation.»

«La grande différence avec 2001, c'est que les talibans n'ont pas besoin de financement extérieur.»
Olivier Roy, politologue

Leur pragmatisme peut même se teinter d'opportunisme lorsqu'ils s'emparent de sujets auparavant tabous tels que la drogue. Car chez les talibans, l'opium signifie l'indépendance économique, alors qu'en Afghanistan, cette gomme noire issue du pavot est source de 90% de l'héroïne mondiale.

«La grande différence avec 2001, c'est que les talibans n'ont pas besoin de financement extérieur. Il y en a peut-être, mais ils n'en ont pas besoin. En 2000, le mollah Omar avait interdit la récolte de l'opium pour des raisons religieuses et ça avait marché. Aujourd'hui, ils l'assument parfaitement. Ce n'est pas uniquement parce qu'ils bénéficient de ça économiquement, mais c'est parce que ça leur assure une base populaire chez les producteurs», développe Olivier Roy.

Du nettoyage ethnique à l'indifférence

Auparavant, ils étaient des cibles à abattre. Les Hazaras, groupe ethnique musulman de confession chiite représentant 10 à 15% de la population afghane, étaient considérés comme des «infidèles» par les talibans.

Dans le Hazarajat, région montagneuse au centre de l'Afghanistan où vivent la majorité des Hazaras, les talibans avaient interdit en 1998 à toute ONG humanitaire d'y pénétrer. Et pour cause, les combattants islamistes avaient pour habitude d'encercler les villages et de capturer les Hazaras pour les tuer. Aujourd'hui, il semble que les combattants islamistes se soient fait beaucoup plus discrets sur la question, quitte à prendre des décisions étonnantes. Le 22 avril 2020, les talibans postent une vidéo dans laquelle ils nomment un chiite Hazara comme gouverneur d'un district.

Du pur pragmatisme selon Olivier Roy: «Ils ne massacrent pas les chiites parce qu'ils en ont besoin. Ils ont très manifestement un accord avec l'Iran [pays voisin à majorité chiite, ndlr], qui sera respecté ou pas. Téhéran ne s'est pas opposé aujourd'hui à leur victoire, alors qu'il était farouchement anti-talibans il y a vingt ans.»

Si l'on s'éloigne des décisions diplomatiques, les talibans ne possèdent pas encore toutes les connaissances techniques pour une bonne gouvernance. D'après Obaidullah Baheer, lors de leur prise de pouvoir dans différentes provinces, leur manque de certaines compétences était criant. «Lorsque les talibans ont pris contrôle de nouveaux territoires, on a pu voir que ceux-ci avaient demandé aux personnes chargées des bureaux des douanes de rester à leur poste, parce qu'ils ne savaient pas comment les gérer.»

De même quand ils ont pris les contrôles de barrages hydroélectriques. «Ils avaient des problèmes à réguler le débit de l'eau. Leur priorité était de perturber la capacité du gouvernement à gérer les régions qu'ils contrôlaient plutôt que de la gouverner eux-mêmes.»

Une certaine popularité à la campagne

Pourtant, selon Olivier Roy, les talibans peuvent jouir d'une certaine popularité dans les campagnes: «Ils jouent le jeu des groupes de solidarité, le jeu tribal. Ils le maîtrisent alors que l'ancien gouvernement ne l'a jamais maîtrisé, et les Américains et les Occidentaux n'y comprennent strictement rien. Eux maîtrisent ce jeu au niveau local, donc ils savent faire des concessions et négocier avec les notables locaux, ce que l'ancien gouvernement ne savait pas faire.»

Car, si les talibans n'ont pas changé, c'est que leur idéologie est aussi ancrée dans la culture pachtoune des zones rurales. «Les talibans veulent assurer la paix à condition que les femmes restent à la maison, détaille le politologue. Mais dans les zones très traditionnelles, dans les campagnes, ce n'est pas un problème. Pour les Pachtounes, que les femmes restent à la maison, ça va de soi. Ce n'est pas du tout perçu comme oppressif.»

 

Cependant, le paysage démographique et technologique autour d'eux a changé. La capitale afghane n'est plus la même qu'en 2001: un tiers de la population a moins de 20 ans et les nouvelles technologies se sont développées. «Kaboul est aujourd'hui une ville trois fois plus grande que ce qu'elle était il y a vingt ans, et il y a tout une jeunesse, des moins de 30 ans qui ne se rappellent pas ce que c'était les talibans. En 2000, internet n'existait pratiquement pas. Les talibans vont essayer d'imposer un puritanisme islamique, mais cela va se heurter à une culture technologique qu'ils ne maîtrisent pas», analyse Olivier Roy.

À court terme, les talibans auront donc beaucoup à faire pour convaincre. Les scènes de panique filmées le 16 août à l'aéroport de Kaboul offrent au monde l'effroi d'une partie de la population après leur prise de pouvoir.

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