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Aux États-Unis, le droit à l'avortement est de plus en plus menacé

L'État du Mississippi défend sa loi proscrivant l'IVG après quinze semaines et appelle la Cour suprême à renverser la décision grâce à laquelle il est possible d'y recourir avant que le fœtus soit viable.

Deux femmes en costumes de servantes de la série <em>The Handmaid's Tale,</em> le 10 mars 2017 à Austin (Texas). | Daniel X. O'Neil <a href="https://flic.kr/p/UworM3">via Flickr</a>
Deux femmes en costumes de servantes de la série The Handmaid's Tale, le 10 mars 2017 à Austin (Texas). | Daniel X. O'Neil via Flickr

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«Roe et Casey sont des décisions dépourvues de principes qui ont nui au processus démocratique, empoisonné le débat national, empoisonné le droit –et, ce faisant, nui à cette Cour.» Les mots de la procureure générale du Mississippi Lynn Fitch sont particulièrement forts.

Alors que la Cour suprême fédérale doit rendre sa décision à l'automne sur le dossier Dobbs v. Jackson Women's Health Organization, l'État du Sud défend âprement sa loi interdisant le recours à l'IVG après quinze semaines et appelle sans détour la Cour à renverser deux jurisprudences majeures, dont Roe v. Wade, qui avait consacré un droit constitutionnel à l'avortement en vertu du 14e amendement de la Constitution. Depuis cette décision de 1973, il est possible de recourir à l'interruption volontaire de grossesse avant la viabilité du fœtus.

Une interprétation originaliste du droit

L'argumentaire développé par Lynn Fitch a de lourds accents originalistes, du nom de cette théorie interprétative très conservatrice selon laquelle la Constitution doit être interprétée avec le sens qu'elle avait au moment de sa proclamation. Ainsi, note la procureure, lorsque le 14e amendement a été adopté, de nombreux États prohibaient l'avortement avant la viabilité. Par conséquent, écrit-elle, «même si la “liberté” garantie par la clause de procédure régulière protégeait un droit à l'avortement, rien dans l'histoire ou la tradition constitutionnelle ne permet de lier un tel droit au critère de viabilité».

Un critère de viabilité lui-même remis en cause par la procureure, qui le considère «sans fondement». À l'instar du célèbre professeur de droit John Hart Ely, Lynn Fitch avance que ce critère n'a aucun fondement constitutionnel et qu'il repose davantage sur les moyens obstétriques que sur l'état du fœtus, prenant à témoin la juge conservatrice Sandra Day O'Connor qui déplorait l'usage d'un critère arbitraire «intrinsèquement lié à l'état de la technologie médicale au moment où un litige particulier est engagé».

En 1992, dans l'affaire Planned Parenthood v. Casey, la Cour suprême a modifié le degré d'examen des lois restreignant l'avortement. Jusqu'alors, la Cour utilisait «l'examen strict» (strict scrutiny), selon lequel le gouvernement doit établir que la loi est étroitement adaptée pour servir un intérêt impérieux et qu'il n'existe pas de moyen moins restrictif par lequel le gouvernement peut atteindre ses objectifs.

Après Casey, la Cour a adopté le standard dit du «fardeau indu» (undue burden), qui a ouvert la voie à certaines restrictions, considérant que «l'État a un intérêt à protéger la vie de l'enfant à naître». Un critère qui ne satisfait pas non plus le Mississippi, estimant qu'il n'y a pas de manière objective de définir ce qui constitue un fardeau excessif. Pour cet État républicain, l'avortement est une question «d'auto-gouvernance démocratique», et le 10e amendement de la Constitution lui garantit cette souveraineté.

Une fragilité reconnue par RBG

Cette fragilité de la décision Roe n'est pas l'apanage des juristes du courant originaliste. Ruth Bader Ginsburg, juge à la Cour suprême de 1993 jusqu'à son décès en septembre 2020, était partisane de l'approche dite «living constitutionalism» (une théorie interprétative dynamique et évolutive).

Néanmoins, même elle qui était considérée comme progressiste et féministe reconnaissait certaines fragilités à la jurisprudence majeure de 1973. Pour celle qu'on surnommait RBG, la décision Roe aurait dû s'appuyer sur la clause d'égale protection plutôt que sur le droit à la vie privée, dont l'exégèse fut débattue dès Griswold v. Connecticut, une décision de 1965 concernant le droit à la contraception.

«Si Roe venait à être renversée, [...] près de la moitié des États criminaliseraient tous les avortements et imposeraient probablement des peines très lourdes.»
Mary Ziegler, professeure de droit à l'Université d'État de Floride

L'opinion majoritaire avait abouti à la conclusion que «La Déclaration des droits crée des pénombres, ou zones, qui établissent un droit à la vie privée. Ensemble, les premier, troisième, quatrième et neuvième amendements créent un droit à la vie privée dans les relations conjugales.» Cette inférence n'ayant jamais fait l'unanimité, faire reposer la décision Roe sur ce point la condamnait irrémédiablement à être sujette aux attaques et à entretenir une division déjà vive autour de la question de l'avortement.

Ruth Bader Ginsburg avait tout à fait conscience de cette division de la société américaine: à l'occasion d'un discours prononcé à la New York University School of Law en 1992, celle qui était encore juge à la cour d'appel pour le circuit du district de Columbia avait déploré une décision qui «a stoppé un processus politique qui allait dans le sens d'une réforme et [...] par conséquent prolongé la division et repoussé une résolution durable de la question». Des aveux de faiblesse qui pourraient appuyer un renversement total ou partiel de la jurisprudence Roe v. Wade et rendre aux États fédérés leur souveraineté sur l'existence ou non d'un droit à l'interruption volontaire de grossesse.

La menace de la criminalisation totale

Pour Mary Ziegler, professeure de droit à l'Université d'État de Floride et spécialiste du droit reproductif, l'objectif des États républicains est précisément de parvenir à renverser Roe pour récupérer leur souveraineté sur ce sujet: «Si Roe venait à être renversée, cette question serait probablement tranchée par les États, du moins à court terme. Nous constatons déjà de fortes différences entre les États américains, mais ces différences deviendraient beaucoup plus profondes –près de la moitié des États criminaliseraient tous les avortements et imposeraient probablement des peines très lourdes.»

La criminalisation totale est déjà prête au Texas, par exemple, où la HB1280 entrerait en vigueur trente jours après un renversement total ou partiel de la jurisprudence Roe. Une volonté de revanche pour le Lone Star State, puisque Roe v. Wade avait invalidé une loi émanant de cet État. Toutefois, les ambitions «pro-life» ne s'arrêtent pas aux portes des États, affirme Mary Ziegler, qui souligne que «les adversaires de l'avortement tenteraient d'obtenir de la Cour suprême qu'elle reconnaisse le statut de personne du fœtus en vertu du quatorzième amendement, ce qui criminaliserait tous les avortements à l'échelle nationale.» Cet avenir dystopique n'est pas sans rappeler l'ouvrage La Servante écarlate de Margaret Atwood.

Que fera la Cour suprême du dossier Dobbs v. Jackson Women's Health Organization? Si le juge en chef John Roberts a jusqu'ici tenu à suivre la règle du précédent (stare decisis), nombre de ses collègues n'ont jamais caché leur désir de renverser Roe, à commencer par les juges Thomas et Alito. Pour la professeure Ziegler, «la volonté de la Cour d'entendre cette affaire est un signe clair que les juges sont déterminés à renverser Roe. Une Cour qui veut éviter une confrontation avec Roe n'aurait jamais pris cette affaire.»

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