Médias / Sports

Fallait-il vraiment confier la Ligue 1 à Amazon?

Le choix du géant américain pour diffuser le championnat ne résout pas le problème du coût d'accès au football français pour le consommateur et reste discutable fiscalement.

En faisant le choix Amazon, la Ligue s'est attirée les foudres de Canal+, diffuseur historique du championnat de France. | Jeff Pachoud / AFP
En faisant le choix Amazon, la Ligue s'est attirée les foudres de Canal+, diffuseur historique du championnat de France. | Jeff Pachoud / AFP

Temps de lecture: 6 minutes

L'attribution à Amazon de l'essentiel des droits TV du championnat de France de football, et les multiples réactions médiatiques, judiciaires et même politiques qui s'en sont suivies, nous rappellent à quel point la vie des droits TV du football français n'a jamais été un long fleuve tranquille.

Dernier événement en date, le tribunal de commerce de Nanterre autorisait Canal+ à suspendre son contrat de sous-licence, conclu avec BeIN Sports pour la diffusion de deux matchs par journée de Ligue 1, tant que la chaîne qatarie n'assigne pas la Ligue de football professionnel (LFP) en justice ainsi que lui demande la chaîne cryptée. Canal+ demande en effet une renégociation du montant des droits après que Amazon a obtenu la diffusion des huit autres matchs pour une somme inférieure. Alors que les premiers versements doivent intervenir, la LFP pourrait aussi assigner BeIN en justice pour non-paiement.

On se régalerait d'ailleurs volontiers de cette délicieuse série à rebondissements offerte par l'ensemble des protagonistes, si les conséquences éventuelles à moyen terme pour les finances de nos clubs n'étaient pas aussi funestes (et ce n'est pas Jean‑Marc Mickeler, le président de la Direction nationale du contrôle de gestion, gendarme financier du football professionnel, qui prétendra le contraire).

Le fiasco de Mediapro a, en effet, été le pilote d'une série qui, si elle ne brille pas toujours par la cohérence économique de ses protagonistes, a le mérite de réserver son lot hebdomadaire de péripéties et coups de théâtre.

Le scénario à suspense qui nous est servi aura au moins eu une vertu: braquer les projecteurs sur l'économie du football. Une économie dont on sait désormais qu'elle souffre des failles structurelles qui ont conduit à la formation d'une bulle qui menace aujourd'hui d'éclater.

Trois enseignements, deux impensés

Concernant le cas spécifique des droits TV, l'analyse de la crise actuelle nous aura appris trois choses importantes:

  • L'inflation des droits TV a été largement soutenue par des mécanismes d'enchères et des processus de mise en concurrence, parfois artificielle, entre diffuseurs.

  • Par manque de diversification de leurs revenus, nos clubs sont devenus ultra-dépendants des droits TV.

  • Les droits TV sont un investissement d'autant plus difficile à rentabiliser pour les diffuseurs que des mécanismes de contournement (streaming et IPTV) sont facilement accessibles, et que la facture liée au morcellement du championnat entre plusieurs diffuseurs s'avère salée pour le consommateur.

Essentiels à la compréhension, ces éléments ne sont pas pour autant suffisants. Ils occultent en effet deux dimensions cruciales, deux impensés du processus d'attribution des droits TV sans lesquels il est difficile de se prononcer sur la pertinence du choix opéré par la LFP de confier à Amazon le soin de diffuser l'essentiel du championnat.

Des revenus plus solides

Dans ce grand jeu de stratégie que constitue la préparation d'un appel d'offres et la mise en concurrence des diffuseurs, la LFP a fait le choix de remettre en jeu les seuls lots jadis obtenus par Mediapro, là où les autres diffuseurs espéraient une remise à plat intégrale.

Ces lots ont donc été remportés par Amazon pour quelque 250 millions d'euros annuels (quand l'accord initial avec Mediapro prévoyait le versement de 780 millions d'euros annuels). Amazon s'engage également à verser 9 millions annuels pour la diffusion de huit matchs de Ligue 2 par journée de championnat.

Comme le montre le tableau ci-dessous, Amazon propose des revenus plus solides que l'offre concurrente proposée par Canal+ et BeIN Sports. Celle-ci prévoyait certes le versement de 673 millions, mais dont 78 étaient conditionnés au nombre d'abonnements enregistrés sur la période.

Julien Pillot / Créé avec Datawrapper

C'est mieux, mais uniquement sur le plan quantitatif. C'est ici que l'on identifie un premier impensé: où est passée la dimension qualitative de l'appel d'offres?

Près de 20 euros l'abonnement

Les procédures d'appel d'offres prévoient la constitution d'un dossier technique à travers lequel les attributaires potentiels décrivent les moyens qu'ils entendent déployer pour réaliser leur mission. En l'espèce, cette proposition qualitative doit préciser au moins deux points cruciaux pour saisir la pleine capacité des acteurs à promouvoir le produit que l'on s'apprête à leur confier: les moyens de production et de promotion du contenu.

Sur le premier de ces deux aspects, le choix d'Amazon ne semble pas particulièrement risqué dans la mesure où la compagnie de Jeff Bezos a déjà fait ses preuves en matière de diffusion d'événements sportifs. De plus, Amazon s'est engagé à verser 25 millions d'euros par saison pour couvrir les coûts de production.

Difficile de valoriser la «ligue des talents» quand elle n'est vue que par une poignée de téléspectateurs.

Le second aspect est nettement plus préoccupant. Car, là où le tandem Canal+–BeIN Sports présentait de solides garanties en matière de visibilité de la compétition du fait de leur base d'abonnés, Amazon part d'une feuille blanche. La LFP ne semble ainsi pas avoir tiré de leçon du fiasco de MediaPro qui avait péniblement conquis 600.000 abonnés. Difficile de valoriser la «ligue des talents» quand elle n'est vue que par une poignée de téléspectateurs.

Facture alourdie pour le consommateur

Et difficile d'attirer des abonnés à l'ère de l'IPTV et du streaming sans une offre compétitive sur le plan tarifaire. Le précédent Mediapro, qui proposait un abonnement à 25 euros, l'a démontré: les consommateurs ne sont pas enclins à débourser plus de quelques euros mensuels pour contempler les exploits des footballeurs de l'élite française.

Las, force est de constater que la LFP ne semble pas avoir pris de garanties suffisantes à ce niveau, sinon comment expliquer le tarif fort peu accessible proposé par Amazon pour son offre «Prime Ligue 1» (12,99 euros mensuels auxquels s'ajoutent les 5,99 euros par mois de l'abonnement Prime, soit un total de 18,98 euros)?

Julien Pillot / Créé avec Datawrapper

De ce point de vue, l'offre couplée Canal+–BeIN Sports à 41,90 euros par mois (hors réductions) présentait l'avantage d'un contenu nettement plus diversifié, mais surtout d'une offre concentrée en un seul point de contact et d'une facture globale allégée pour le consommateur qui voudrait voir l'intégralité de la compétition en toute légalité.

Délégation de service public

L'autre grand impensé de cet appel d'offres concerne sans aucun doute la poursuite de l'intérêt général. En tant qu'association loi 1901, LFP a pour objet la «gestion des activités du football professionnel» et la «défense des intérêts matériels et moraux du football professionnel».

Elle a ainsi pour mission de «développer les ressources du football professionnel dans le but d'en assurer la promotion». A priori, rien ne s'oppose donc à ce que la LFP privilégie une approche quantitative dans le processus d'attribution des droits TV: elle maximise la valeur du produit en conformité avec ses statuts.

Cependant, la LFP est une association créée par la Fédération Française de Football (FFF). Elle en dépend au titre d'une convention conclue entre les deux entités qui prévoit que la FFF a autorité sur la LFP. Autrement dit, les missions de la LFP sont confiées par la FFF et ne peuvent en aucune manière être contraires aux intérêts supérieurs de la FFF.

Or, en tant que fédération, la FFF assure une mission de service public qui consiste à développer et promouvoir le football, professionnel comme amateur, sur l'ensemble du territoire national. C'est donc bien au titre d'une délégation de service public (DSP) que la FFF donne pouvoir à la LFP de gérer les affaires du monde professionnel.

Le consommateur lésé, le contribuable aussi

Nous pourrions dès lors attendre de la LFP qu'elle agisse au nom de l'intérêt général, plutôt que dans le seul intérêt des clubs de football professionnel.

Nous avons déjà souligné que le consommateur ne semble pas avoir été particulièrement pris en considération lors de l'appel d'offres. Le contribuable non plus! En effet, autant Canal Plus –entreprise française, soumise à l'impôt sur les sociétés et contribuant par le financement du cinéma français à la politique d'exception culturelle– participe à l'effort redistributif, autant la question reste pleinement ouverte concernant Amazon.

Le rapport impôt payé sur chiffre d'affaires pour Amazon en France atteignait l'an passé un ratio prélèvements directs/chiffre d'affaires de tout juste 3,3%, ce qui place d'emblée le géant américain dans la catégorie des champions de l'optimisation fiscale.

La taxe mondiale prévoyant un plancher de 15% sur les entreprises du numérique a peu de chance d'infléchir le problème.

La taxe mondiale prévoyant un plancher de 15% sur les entreprises du numérique a, par ailleurs peu de chance d'infléchir le problème. En effet, celle-ci est conditionnée à un taux de profit de 10%, qui restera longtemps hors d'atteinte pour Amazon dont la stratégie consiste à privilégier la croissance de parts de marché aux profits.

Au final, il semble que la LFP, en ayant porté son choix sur Amazon, a non seulement privilégié une multinationale qui, fort éloignée des considérations françaises, s'avèrera difficile à fiscaliser et à fidéliser dans la durée, mais a également pris le risque de se couper encore un peu plus de son public en occultant la question du coût d'accès pour le consommateur.

En 2009, dans le cadre d'un article qui figurait également en bonne place dans un rapport au Premier ministre d'alors (François Fillon), nous alertions sur un double risque «d'invisibilisation» et de dépréciation du produit phare de la LFP, découlant du morcellement des offres et de la démocratisation des moyens techniques de contournement. Les derniers rebondissements dans la saga des droits TV du foot français semblent désormais confirmer un peu plus ce scénario.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.The Conversation
cover
-
/
cover

Liste de lecture