France

L'interdiction totale de la burqa, un casse-tête juridique

Le Conseil d'Etat a émis un «avis défavorable» au projet de loi d'interdiction totale de la burqa. Mais le gouvernement est décidé à passer en force. Retour sur les forces et les arguments en présence.

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La France n'en a pas fini avec sa bataille de l'interdiction de la burqa. Presque tous les éléments de l'imbroglio juridique à venir, et bientôt de l'empoignade parlementaire, sont désormais en place. Le gouvernement va adopter, mercredi 19 mai, un projet de loi d'interdiction générale et absolue du voile intégral dans l'espace public, préparé par Michèle Alliot-Marie, ministre de la Justice, qui fait par avance l'objet d'une triple opposition: celle des instances de la communauté musulmane qui y voient une mesure de stigmatisation; celle du Parti socialiste qui a déposé sa propre proposition de loi préconisant une interdiction sectorielle, et non générale, de la burqa; celle surtout du Conseil d'Etat qui a prononcé un «avis défavorable» sur le projet de loi gouvernemental, selon des informations parues dans Le Figaro du 14 mai.

Même s'il n'est que consultatif, c'est l'avis du Conseil d'Etat qui est le plus menaçant pour le gouvernement. Les Sages renouvellent les réserves sur une loi d'interdiction totale qu'ils avaient déjà formulées dans un rapport remis le 30 mars au Premier ministre. Ils estiment qu'«une interdiction absolue et générale du port du voile intégral ne pourrait trouver aucun fondement juridique incontestable» et qu'elle serait «exposée à de fortes incertitudes constitutionnelles et conventionnelles».

En revanche, ils n'excluent pas des mesures d'interdiction partielle. Leur rapporteur, Olivier Schrameck, s'explique:

La sécurité publique et la lutte contre la fraude, renforcées par les exigences propres à certains services publics, seraient de nature à justifier des obligations de maintenir son visage à découvert, soit dans certains lieux, soit pour effectuer certaines démarches.

L'exemple des banques, de la poste, des services publics, des sorties d'école ont été maintes fois cités. La position du PS dans ce débat colle assez exactement à celle du Conseil d'Etat.

Le gouvernement est toutefois décidé à passer en force. La volonté politique d'en finir, manifestée à plusieurs reprises par Nicolas Sarkozy, François Fillon et à l'UMP par un Jean-François Copé en flèche, n'autorise plus de recul. Les rédacteurs du projet de loi se justifient:

L'édiction de mesures ponctuelles, se traduisant par des interdictions partielles limitées à certains lieux ou à l'usage de certains services, n'aurait constitué qu'une réponse affaiblie, indirecte et détournée au vrai problème que pose, à notre société, une telle pratique.

Ce projet de loi d'interdiction générale comprendra sept articles. Le premier et plus important rappelle que «nul ne peut, dans l'espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage». L'expression de «voile intégral» est évitée. Selon l'exposé des motifs, que s'est aussi procuré Le Figaro, le port d'une tenue qui cache tout le visage est «contraire aux exigences fondamentales du vivre ensemble dans la société française et donc à l'ordre public». En outre, «cette forme de réclusion publique, quand bien même elle serait volontaire ou acceptée, constitue une atteinte au respect de la dignité de la personne humaine».

Ce sont ces notions de «dignité» et d'«ordre public» qui sont le plus contestées. Il est difficile d'invoquer le motif de «dignité» pour fonder une loi d'interdiction générale, quand le port du voile intégral peut être librement consenti. La dignité, en ce cas, réside plutôt dans le respect de la liberté de conscience. Dans sa jurisprudence, la Cour européenne des droits de l'homme reconnaît par exemple un «principe d'autonomie personnelle» selon lequel chacun peut mener sa vie selon ses convictions, y compris en se mettant physiquement et moralement en danger.

Quant au motif d'«ordre public» avancé pour justifier aussi une loi d'interdiction générale, il ne résiste pas à un examen sérieux. En cas de trouble à l'ordre public provoqué par le port d'un quelconque insigne ou vêtement religieux (ou politique), les autorités locales disposent déjà d'un arsenal d'interdictions. Devant la mission parlementaire d'enquête sur le voile intégral, juristes et professeurs de droit ont rappelé qu'il est déjà interdit de se présenter visage masqué à la sortie d'une école pour chercher son enfant, dans les banques et dans les services publics. On vient de voir qu'une femme au volant portant le voile a pu être verbalisée par la police. Les photos d'identité sont également prises à visage découvert. Les instruments pour faire respecter l'ordre public existent donc déjà. Fallait-il employer l'artillerie lourde et stigmatisante d'une loi anti-burqa? C'est la question posée par les organisations musulmanes modérées.

Quelle application?

Ces arguments ne risquent pas d'impressionner le président de la République qui a toujours dit que «la burqa n'est pas la bienvenue en France», ni le Premier ministre qui a déclaré, de manière étonnante, que le gouvernement était prêt à prendre un «risque juridique» dans cette affaire. Le projet de loi d'interdiction générale du voile intégral sera donc adopté par le conseil des ministres du 19 mai, puis discuté en juillet par le Parlement à l'issue d'une procédure ordinaire -et non en urgence comme l'avait d'abord prévu le gouvernement pour dramatiser l'enjeu- , enfin définitivement approuvé à l'automne.

Mais sera-t-il appliqué et comment? Le projet de loi prévoit une échelle d'amendes selon que le port du voile est librement consenti (150 euros) ou imposé (15.000 euros). Il laisse également une marge de temps à la «pédagogie» et à la «médiation» en vue de dissuader les femmes de porter le voile intégral. Mais si celles-ci persistent dans leur intention -et ce qu'elles disent dans les interviews ne laisse guère prévoir de revirement-, imagine-t-on que, dans un pays comme la France, une police en sous-effectifs donne un jour la chasse aux femmes en burqa? «Interdire le voile sur l'ensemble de l'espace public ne sera pas opérant, estime Martine Aubry. Cela risque d'être stigmatisant et surtout totalement inefficace, car inappliqué.»

Avant d'être appliquée, encore faudra-t-il que cette loi passe l'obstacle du Conseil constitutionnel. Celui-ci pourra être saisi, soit avant la promulgation de la loi, par 60 députés ou 60 sénateurs, soit après, par un citoyen qui, devant une juridiction, soulèverait l'argument de la constitutionnalité, sous le prétexte d'atteinte à la liberté individuelle et à la libre expression des opinions (articles 2 et 10 de la Déclaration des droits de l'homme). Avant de parier sur une éventuelle censure, il faut se demander si les membres du Conseil constitutionnel feront la même analyse que les conseillers d'Etat. Non, disent les uns, jamais le Conseil constitutionnel n'osera politiquement aller contre une loi aussi structurante, fondée sur l'égalité des sexes et de la dignité de la personne. Oui, répondent les autres: s'il applique sa jurisprudence traditionnelle, le Conseil constitutionnel constatera que l'interdiction, parce que générale, est disproportionnée par rapport à l'objectif recherché, qu'elle n'a pas de fondement juridique et porte atteinte aux principes de la Déclaration des droits de l'homme.

La Cour européenne des droits de l'homme pourrait aussi avoir son mot à dire. Des partisans de la burqa déposeront probablement une requête devant la juridiction strasbourgeoise. L'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme stipule que toute personne a «le droit de manifester sa religion en public ou en privé», tant qu'elle ne remet pas en cause «la sécurité publique, la protection de l'ordre, la santé ou la morale publiques, ou la protection des droits et des libertés d'autrui». S'il est difficile de préjuger de la position des juges en la matière, un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme datant de février 2010 a donné raison aux membres d'un groupuscule islamiste turc désireux de porter dans la rue des vêtements religieux. (Dans ce cas précis, ils portaient la tenue caractéristique de leur groupe, composée d'un turban, d'un «salvar» (saroual) et d'une tunique, tous de couleur noire, et étaient munis d'un bâton, cette tenue rappelant selon eux celle des principaux prophètes, notamment le prophète Mohammed.) La Cour a en effet jugé que les requérants sont «de simples citoyens» et qu'ils ne peuvent donc être soumis à «une obligation de discrétion dans l'expression publique de leurs convictions religieuses» (l'arrêt CEDH 23 février 2010 Ahmet Arslan et autres c. pdf).

Ce projet du gouvernement Sarkozy-Fillon d'interdiction de la burqa ressemble à un parcours du combattant, dont on ne verrait jamais la fin. Ni les objections juridiques de taille, ni le combat que mènera l'opposition, ni les tensions qui traversent la communauté musulmane sur cette question, ni le sentiment répandu que les urgences sociales sont ailleurs ne semblent de nature à décourager ses initiateurs. On s'interrogera sur les raisons d'une telle obstination. S'agit-il d'envoyer un signal fort à la faction de l'électorat principalement déterminée par son opposition à l'islam, et on pense notamment à l'électorat du Front national? Jusqu'à présent, ce message n'a guère bénéficié à la majorité UMP, si l'on en juge par le résultat des élections régionales. Et si l'on cherche à convaincre les musulmans radicaux de s'intégrer, la bonne méthode est-elle celle d'une interdiction générale, qui a le mérite de la simplicité, mais risque surtout de demeurer inappliquée?

Il reste qu'au-delà de la bataille juridique et politique, des valeurs aussi essentielles que la «dignité» de la femme et le «vivre ensemble» dans la société française doivent sans ambigüité être prises en compte et protégées contre des tendances religieuses extrémistes qui ne demandent qu'à s'étendre. La démocratie ne peut accepter sans broncher cet islam d'origine salafiste où se recrutent les porteuses de burqa, dont le discours dominant est le refus de toute mixité sociale et le rejet de la société occidentale. L'Assemblée nationale vient de voter à l'unanimité -sauf les verts et les communistes qui n'ont pas pris part au vote- une «résolution de principe» condamnant le port du voile intégral comme contraire aux valeurs de la France laïque et républicaine. C'est déjà un grand pas et on aurait pu en rester là.

Henri Tincq

Photo: La jeune femme verbalisée pour avoir conduit voilée, le 23 avril 2010 lors d'une conférence de presse à Nantes. REUTERS/Stephane Mahe

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