Santé

Addictions aux opioïdes: quand le cauchemar américain se répète en France

Plus de 200 personnes meurent tous les ans d'une overdose d'opioïdes dans le pays. Un phénomène venu tout droit des États-Unis, confrontés à l'une de leurs plus graves crises sanitaires. 

En France, les médicaments à base de codéine sont disponibles uniquement sur ordonnance depuis le 18 juillet 2017. | Fred Tanneau / AFP
En France, les médicaments à base de codéine sont disponibles uniquement sur ordonnance depuis le 18 juillet 2017. | Fred Tanneau / AFP

Temps de lecture: 10 minutes

«C'est un véritable scandale sanitaire.» Avec un débit rapide empreint d'émotion, Christelle Cebo raconte comment sa fille adorée, Pauline, est morte. À seulement 16 ans, l'adolescente a fait une overdose de codéine et de Tramadol, deux médicaments antidouleur appartenant à la famille des opioïdes, aussi connus sous le nom d'opiacés. La vie de cette famille de trois enfants se déroulait pourtant tranquillement à la campagne, dans un quartier pavillonnaire des Yvelines.

Entourée de deux parents ingénieurs aux salaires confortables, Pauline entre dans l'adolescence et les tourments qui vont souvent de pair avec cette période compliquée. Alors que sa relation avec son petit ami se dégrade, un camarade lui parle de la codéine, à l'époque en vente libre en pharmacie. Mal dans sa peau, la jeune fille teste le produit et se sent immédiatement mieux. Problème: le médicament est extrêmement addictif. S'enclenchent alors les mécanismes classiques de la dépendance, qu'elle raconte par écrit dans son journal intime.

Pour obtenir la détente émotionnelle souhaitée, Pauline a besoin de plus en plus de cachets. Elle se met à courir de pharmacie en pharmacie, où les professionnels de santé lui vendent le médicament sans broncher. Petit à petit, d'autres antidouleurs viennent s'ajouter à sa consommation. Un matin plus difficile que d'autres, l'adolescente se bourre de codéine et de Tramadol. Elle ne s'en remettra pas. «C'était un samedi comme les autres. Pauline n'est pas descendue de sa chambre. Ce n'était pas dans ses habitudes, mais comme c'était un jour de repos, nous ne nous sommes pas inquiétés», raconte sa mère, qui ignore alors tout du piège dans lequel est tombée sa fille depuis un an. «À midi, nous l'avons appelée pour déjeuner. Sans réponse, on est allés la chercher. On l'a trouvée inconsciente, elle ne bougeait plus», se remémore douloureusement Christelle Cebo. Les secours sont immédiatement appelés, arrivent vite et tentent de réanimer Pauline. Ils y parviennent, mais son cerveau est trop endommagé. Après dix jours de coma, l'hôpital conseille aux parents de Pauline d'arrêter les soins. Ils laisseront partir leur fille, sidérés.

Les prescriptions d'oxycodone représentent 34% des antalgiques

La découverte au XIXe siècle des opioïdes, alors utilisés sous forme de morphine, est pourtant très positive: les médecins peuvent enfin opérer les malades sans douleur, une véritable révolution thérapeutique. Longtemps, ces molécules seront réservées aux souffrances extrêmes, comme celles que peuvent par exemple provoquer les cancers. Mais, dans les années 1990 aux États-Unis, sous l'énorme pression des laboratoires pharmaceutiques (matraquage de publicités à destination du grand public, démarchage des médecins généralistes, etc.), la prescription des opioïdes s'élargit peu à peu aux douleurs du quotidien. Tramadol, codéine, fentanyl et surtout l'oxycodone sont alors prescrits à l'infini par les médecins généralistes pour traiter des rages de dents, des zonas, des maux de dos… Plongeant ainsi des milliers d'Américains dans la dépendance, et générant une véritable catastrophe sanitaire.

Outre-Atlantique, plus de 450.000 personnes sont aujourd'hui mortes, comme Pauline, d'une overdose d'opioïdes –des chiffres qui n'incluent pas ceux qui ont basculé dans les drogues dures. Un bébé américain naît toutes les vingt minutes accro aux antidouleurs, atteint du syndrome d'abstinence néonatal.

Une situation sans commune mesure avec ce qui se passe en France, où la législation empêche notamment de faire de la publicité pour les médicaments. Néanmoins, les autorités sanitaires observent une évolution similaire: selon l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), entre 2000 et 2017, le pays est passé de 15 à 40 hospitalisations pour overdose d'opioïdes par million d'habitants, et le nombre de décès pour overdose a plus que doublé sur la même période.

Conscientes du problème, les autorités sanitaires françaises ont réagi. Une feuille de route pour «Prévenir et agir face aux surdoses d'opioïdes» a été conçue par le ministère de la Santé. La prescription des bâtonnets de fentanyl a été interdite. En 2017, la codéine ne peut plus être délivrée que sur ordonnance, notamment grâce à la mobilisation de la mère de Pauline, qui touchera l'ex-ministre de la Santé, Agnès Buzyn. Depuis le 15 avril 2020, la prescription de Tramadol, l'opioïde le plus vendu en France, est restreinte à une durée maximum de trois mois au lieu d'un an. «Pour renouveler l'ordonnance, le patient devra revenir chez le médecin, cela permettra de réévaluer la douleur, [de voir] s'il n'en prend pas trop et risque de devenir dépendant», expliquait alors Nathalie Richard, directrice adjointe des médicaments antalgiques et des stupéfiants au sein de l'ANSM.

Sauf que les personnes dépendantes aux opioïdes, au lieu de courir de pharmacie en pharmacie pour obtenir la dose nécessaire, courent désormais de médecin en médecin. Le nomadisme pharmaceutique s'est transformé en nomadisme médical, un phénomène facilité par la téléconsultation, qui a explosé depuis le début de la crise sanitaire du Covid-19. Pour preuve: les prescriptions d'oxycodone augmentent régulièrement depuis 2007, passant de 8,3% des antalgiques à 34% aujourd'hui, selon le dernier rapport du réseau français d'addictovigilance.

Facilité d'accès

«C'est très facile de se procurer du Tramadol, sans forcément falsifier une ordonnance ou aller voir des dealers comme certains peuvent le faire», raconte ainsi Marc*. Cet adjoint administratif de 57 ans, aujourd'hui en situation d'invalidité, s'est vu prescrire du Tramadol d'abord pour un mal de dos, puis pour une fibromyalgie. Ce Parisien, qui se sent seul à l'époque, trouve, dès la première prise du médicament, une aide pour «affronter la vie comme elle est». Petit à petit, il augmente ses doses d'antidouleur et tombe dans l'addiction, qui se manifeste notamment par des symptômes de manque lorsque la dose n'est plus assez forte. «Sueurs, impatience aux jambes, maux de tête, fatigue, apathie, irritabilité, dépression, idées noires… Lorsque je ne prenais pas mes cachets, je me sentais mal physiquement et psychologiquement, sans compter que les douleurs revenaient. Tout d'un coup, on ne peut plus fonctionner normalement[1]», raconte-t-il.

Paradoxalement, les médicaments pris pour lutter contre sa solitude l'isolent encore plus. «D'abord, j'ai demandé à mon médecin d'augmenter les doses, ce qu'il a fait. Puis, quand l'ordonnance ne m'a plus suffi, je suis allé voir d'autres médecins en leur expliquant que j'avais mal au dos, sans leur dire que je prenais déjà du Tramadol. Ils m'en prescrivaient tout de suite, sans poser de questions. Quelque part, on voit bien que ça les rassure. La seule chose qu'on a pu me demander, c'est d'évaluer ma douleur sur une échelle de 0 à 10.» Jamais aucune question sur son passé pourtant compliqué, ni sur son état psychologique, ne sera posée. Sentant que sa consommation dérape, Marc essaiera bien d'en parler à son médecin traitant. Il lui répondra qu'il n'existe pas d'alternative au traitement.

«J'étais le client idéal: issu de la classe moyenne, je présentais bien, je faisais la queue, j'étais poli, j'avais toujours l'appoint.»
Adrien, ex-accro à la codéine

Aujourd'hui, Marc s'est sevré de son opioïde, grâce notamment à l'aide de l'association Afder. «Sans ses membres, je ne m'en serais pas sorti. J'ai bien essayé plusieurs fois de jeter mes boîtes dans les toilettes, mais je n'arrivais pas à arrêter tout seul. Ma plus grande crainte actuellement, c'est d'avoir de nouveau des douleurs, qu'on me represcrive du Tramadol et, cette fois, que j'y reste», témoigne le quinquagénaire.

Même si une récente étude sociologique démontre que les plus pauvres sont les plus concernés, l'addiction aux opioïdes touche, en France comme ailleurs, des hommes et des femmes de tous les âges et de tous les milieux sociaux.

Les personnes ayant un passé addictif (alcool, cannabis, cocaïne…), sont particulièrement fragiles face aux opiacés. Mais, comme Marc, la majorité de ceux qui tombent dans l'addiction aux opioïdes souffrent généralement d'une douleur, accompagnée, en fond, d'une fragilité psychologique. Car ces molécules ont un «double effet Kiss Cool»: elles agissent non seulement très bien sur la douleur physique, mais aussi sur le psychisme. À la prise du médicament, le mal disparaît et les émotions négatives s'atténuent, faisant naître momentanément chez le consommateur un sentiment de calme, de paix et de sérénité, souvent accompagné d'une légère somnolence. Obsession du ravitaillement, dépassement des doses prescrites, apparition des symptômes de manque sont autant de signes d'addiction qui doivent pousser à en parler rapidement avec ses proches et avec un professionnel de santé (médecin traitant, psychiatre ou psychologue).

Un sevrage douloureux

Pour aider les addicts à décrocher, de nombreuses associations[2] et des structures de soins efficaces existent en France, comme celles développées dans les hôpitaux ou encore les CSAPA[3]. Le sevrage peut être très dur et les rechutes fréquentes, mais pas forcément. «Un été, au mois d'août 2011, je me suis senti encore plus seul, plus fatigué et plus las que d'habitude. J'ai donc frappé à la porte de l'hôpital Marmottant, en leur demandant de l'aide», raconte Adrien*, ex-accro à la codéine. «L'infirmier qui m'a accueilli m'a mis en confiance, j'ai eu l'impression qu'il me comprenait. J'avais un lit propre, à manger, le personnel soignant était sympa, je me sentais en sécurité. Même si je ne dormais pas, j'ai décroché très facilement, en sept jours d'hospitalisation. Je n'en revenais pas», poursuit Adrien.

Pourtant, Adrien revient de loin. Son addiction à la codéine remonte à l'adolescence, lorsqu'il vivait encore à Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne). Ce très grand anxieux trouve dans la codéine un moyen d'affronter les filles et ses doutes quant à l'avenir. Il commence par prendre un quart de plaquette par jour… et finira rapidement par consommer trois boîtes quotidiennes. «Je n'avais qu'à faire le tour des pharmacies, c'était facile. J'étais le client idéal: issu de la classe moyenne, je présentais bien, je faisais la queue, j'étais poli, j'avais toujours l'appoint…», se rappelle Adrien. Même si certains pharmaciens refusent de temps en temps de lui délivrer plus d'une boîte de codéine, aucun ne le mettra jamais en garde contre les effets addictifs du médicament.

Pourtant, «j'étais en panique dès que j'imaginais de ne pas pouvoir trouver de la codéine. Cela passait toujours en premier dans ma vie. Quel que soit l'endroit où j'allais, il fallait que je prévoie d'en avoir. Quand je partais en vacances par exemple, je prenais cinquante boîtes avec moi. Et la première chose que je faisais en arrivant, c'était de repérer les pharmacies du coin», raconte-t-il. Le jeune homme finira par se faire exclure de son lycée en terminale pour absentéisme, malgré de bons résultats scolaires. Petit à petit, il bascule dans l'héroïne (4 Américains sur 5 qui goûtent aujourd'hui à cette drogue dure prenaient des antidouleurs sur ordonnance), puis dans les anxiolytiques. Les conséquences sur sa vie seront catastrophiques: isolement, perte de son emploi de monteur vidéo, endettement, accident de la route, braquage…

Aujourd'hui, Adrien est clean et n'a gardé aucune séquelle de sa polyaddiction, hormis une hépatite C et dix-neuf dents perdues. Sur le forum Addict'Aide qu'il anime, il pousse autant qu'il peut les nombreux accros aux antidouleurs à se faire aider. «Mais ce n'est pas évident, car comme les personnes dépendantes au Tramadol le sont devenues sur prescription médicale, elles ne se considèrent pas du tout comme des junkies», constate-t-il. «La phase d'acceptation du problème de dépendance est la plus difficile», confirme Marie*, jeune ingénieure informatique ayant basculé dans la dépendance à l'Effentora après son passage en télétravail l'année dernière.

Face à de telles dérives, faut-il vraiment continuer à prescrire des opioïdes? «Oui», répond sans hésiter le docteur Grégory Tosti, praticien au Centre d'évaluation et de traitement de la douleur de l'hôpital Ambroise Paré. «Arrêter d'en prescrire serait catastrophique pour certains de mes patients, car il existe des douleurs qui ne s'atténuent que grâce au Tramadol, par exemple. Soulager la douleur, c'est essentiel, car avoir mal, cela rend fou. Et dans la grande majorité des cas, cela se passe bien, sans dérives addictives», constate-t-il.

«La phase d'acceptation du problème de dépendance est la plus difficile.»
Marie, ingénieure informatique

À 37 ans, Julie* confirme: sans le Tramadol, qu'elle prend depuis seize ans pour soigner sa maladie de Scheuermann, elle ne pourrait ni sortir, ni voyager, ni faire du sport, ni travailler. La douleur au dos dont elle souffre en permanence, peut, lors de crises, la conduire à s'effondrer par terre d'un seul coup, comme prise de convulsions. «J'ai parfois des coups de courant qui se déclenchent dans le dos, remontant dans ma nuque et descendant jusqu'aux orteils. À ce moment-là, la douleur est insupportable», décrit la chercheuse. Très bien dans sa peau, cette joyeuse trentenaire bénéficie d'une prescription à vie d'opioïdes, dont elle gère seule le dosage en fonction de sa douleur, sans ressentir aucune dépendance. «Je sais qu'il y en a à qui cela a détruit la vie, mais moi, le Tramadol m'a donné la chance de vivre comme tout le monde», résume Julie. Aujourd'hui, 19% des Européens souffrent d'une douleur chronique. Un chiffre qui monte à 32% en France, avec un impact marqué sur la vie quotidienne: insomnie, absentéisme professionnel, dépression, etc.

Pour lutter contre la dépendance aux opioïdes sans les interdire, la mère de Pauline et Jean-Pierre Couteron, addictologue et porte-parole de la Fédération Addiction, sont en faveur d'un fichier commun à tous les médecins qui centraliserait les prescriptions, évitant ainsi de pouvoir cumuler les ordonnances. Pour les addictologues et l'ANSM, l'enjeu réside surtout au niveau des médecins, qui devraient tous, lors d'une prescription d'opiacés, faire une évaluation poussée du patient, tant sur le plan physique que psychologique. Idem pour les consultations de suivi. L'opioïde ne doit pas non plus être prescrit en première intention pour les douleurs non aiguës, et doit être accompagné d'autres mesures thérapeutiques (rééducation, stimulation électrique transcutanée, hypnose, acupuncture…). Informer le malade sur le potentiel addictif des opiacés est aussi capital. Selon tous les témoignages recueillis pour cet article, nous sommes en France encore loin, très loin du compte.

«Des médecins et des pharmaciens sont responsables si, face à une consommation d'antidouleurs qui dépasse les zones de sécurité, ils ne signalent pas au patient qu'il y a un problème et qu'il peut en mourir. Une perte de contrôle du malade doit aussi conduire instantanément à faire une ordonnance de naloxone, au cas où il y aurait un surdosage», rappelle Jean-Michel Delile, addictologue, psychiatre et président de la Fédération Addiction.

Allant dans ce sens, l'ANSM et la Haute autorité de santé (HAS) travaillent actuellement à de nouvelles recommandations à destination des professionnels de santé, «dont certains n'ont malheureusement pas encore conscience des risques liés aux opioïdes», conclut Nathalie Richard.

* Les prénoms ont été changés

 

1 — D'autres symptômes de manque peuvent aussi se manifester dans les douze heures qui suivent l'arrêt de l'opioïde: crampes, sensations de froid, nez qui coule, mal de ventre, diarrhées, vomissements. Retourner à l'article

2 — Entre autres: l'Asud, l'Afder, PsychoActif ou encore SOS addictions. Retourner à l'article

3 — Les Centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie, ou CSAPA, sont gratuits et existent sur tout le territoire. Retourner à l'article

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