Société

«Elle a brusquement cessé de me voir»

[C'est compliqué] Cette semaine, Lucile conseille Vera, qui n'arrive pas à faire le deuil d'une ancienne relation qu'elle a idéalisée.

<em>«Cette histoire me poursuivra-t-elle encore?»</em> | Obie Fernandez <a href="https://unsplash.com/photos/0GFNAelMPZA">via Unsplash</a>
«Cette histoire me poursuivra-t-elle encore?» | Obie Fernandez via Unsplash

Temps de lecture: 6 minutes

«C'est compliqué» est une sorte de courrier du cœur moderne dans lequel vous racontez vos histoires –dans toute leur complexité– et où une chroniqueuse vous répond. Cette chroniqueuse, c'est Lucile Bellan. Elle est journaliste: ni psy, ni médecin, ni gourou. Elle avait simplement envie de parler de vos problèmes. Si vous voulez lui envoyer vos histoires, vous pouvez écrire à cette adresse: [email protected].

Vous pouvez aussi laisser votre message sur notre boîte vocale en appelant au 07 61 76 74 01 ou par WhatsApp au même numéro. Lucile vous répondra prochainement dans «C'est compliqué, le podcast», dont vous pouvez retrouver les épisodes ici.

Et pour retrouver les chroniques précédentes, c'est par là.

J'ai 19 ans, je suis étudiante. À 16 ans, j'ai vécu avec une fille une histoire d'amour qui s'est finie dans la haine. En fait, elle n'avait jamais vraiment commencé. Mais je n'oublie toujours pas cette fille, malgré le fait que j'ai eu d'autres aventures, qui se sont, et se passent beaucoup mieux. Cette histoire, c'est le deuil amoureux que je n'ai pas su faire.

Quand j'étais au lycée en première, j'ai rencontré une fille que je nommerai H. H. avait un an de plus que moi, fille un peu parfaite du lycée (bonnes notes, populaires, etc.). La première fois que je l'ai rencontrée, je me suis vite demandé pourquoi je ne tombais pas amoureuse d'elle. C'était étrange, elle était si belle, on s'entendait bien, bref, j'étais étonnée de ne pas l'aimer. Nous étions donc amies. Quelques mois plus tard, alors qu'on se voyait de plus en plus souvent, j'ai appris qu'elle était elle aussi lesbienne, et là, j'ai plongé malgré moi: je suis tombée amoureuse.

Mais alors que je ne lui en avais rien dit, elle a brusquement cessé de me voir. On se croisait au lycée, et je me suis retrouvée dans une spirale folle. J'espérais ses regards, j'attendais les quelques minutes de pause pour l'apercevoir. Je ne comprenais pas cette sorte de rupture avant même que tout ait commencé.

Elle m'a bloquée de partout, sauf par SMS (seule chose où je ne pouvais pas voir si elle m'avait bloquée ou non). Pensant qu'elle ne les recevrait pas, je lui envoyais des messages (c'était une manière de faire un journal personnel). Puis elle m'a accusée de harcèlement, au lycée, à cause de ces messages. J'ai donc reçu une avalanche de haine de sa part, que je ne comprenais pas. Si ces messages la dérangeaient, elle n'avait qu'à me bloquer aussi par SMS, comme elle l'avait fait sur WhatsApp ou via d'autres moyens de communication.

En parallèle, je faisais tout pour la croiser… mais, elle aussi. Elle ne m'évitait pas, loin de là. Simplement, elle a transformé l'amour en haine, et tout tournait en paranoïa. Quand elle empruntait un chemin qui m'était habituel, elle affirmait que c'était moi qui avait changé mes habitudes pour la croiser. À ce moment-là, elle n'était plus elle-même. J'avais la même impression que si elle s'était suicidée. Mais la grande différence, qui fait d'ailleurs que je vous écris aujourd'hui, c'est que nous n'en étions pas au point de non-retour: à l'heure actuelle, j'ai encore son numéro (même si je suis sans doute bloquée). Elle est encore physiquement vivante, il pourrait alors arriver que nous nous retrouvions.

N'ayant pas perdu espoir de réparer cette histoire, j'y repense encore aujourd'hui, malgré moi. Je sais que j'ai divinisé cette fille, et je n'y peux plus rien: cette histoire me poursuivra-t-elle encore? Alors qu'aujourd'hui, après d'autres rencontre, j'ai trouvé une partenaire avec laquelle je suis très heureuse, je repense encore (trop souvent) à H.

Le plus étrange dans tout cela, c'est que j'ai tout de suite su qu'elle allait me marquer énormément. Quand je l'ai rencontrée, j'ai senti que je devais l'éviter (je ne l'ai pas aimée tout de suite, alors que toutes mes autres relations amoureuses ont débuté en coup de foudre). Quand l'amour a tourné à la haine, j'ai tout de suite su que je ne l'oublierais pas –du moins pas juste en rencontrant quelqu'un d'autre. Au moment de cette histoire, je n'avais pourtant encore pour ainsi dire pas d'expérience.

Vera

Chère Vera,

Les histoires de lycées nous marquent souvent irrémédiablement et celles qui ont été passionnées, encore plus. J'ai 36 ans, deux mariages, une dizaine de belles histoires, une quantité non négligeable de rencontres à mon actif. Et pourtant, il m'arrive encore d'avoir de longues pensées pour ces deux histoires inachevées du lycée. Le grand amour contrarié qui a accouché d'une souris, et celui qui n'a jamais dépassé le stade de brouillon. Je crois que le deuil de ces histoires est contrarié par la frustration. Et qu'une grande partie de frustration ressentie concerne surtout l'image qu'on a de nous-même et qu'on laisse de nous. Personnellement, je ne supporte pas que les gens gardent de moi un souvenir que j'estimerais fallacieux. Ça me rend complètement dingue. C'est comme si un échec se baladait dans la nature à mon insu. Que j'avais laissé s'échapper une situation qui me déplaît ou me dessert, sans avoir pu rattraper quoi que ce soit. Les mauvais jours, je pense en boucle aux gens qui ne me connaissent que sous un mauvais jour, dont le souvenir de moi semble opposé à ma personnalité et à mon désir d'être. Et souvent, ces gens sont des personnes avec qui je partage une histoire amoureuse accidentée. J'ai envie de rattraper tout ça, d'effacer les mauvais souvenirs avec une éponge à tableau pour ne laisser que du positif. Comme ça, mes nuits seraient plus apaisées.

Les fantômes de ces histoires, les prénoms qui restent, les photographies mentales de visages n'ont plus rien à voir avec les gens qui vivent en parallèle de nous. Votre H. est comme mes fantômes, elle a fait sa vie. Elle a vieilli un peu, elle a changé déjà, elle aura probablement sous peu son lot de rêves déçus et de moments de gloire. Ce n'est juste plus tout à fait la même personne que la H. dont le parcours de vie a croisé le vôtre pendant quelques mois au lycée. Et, dans quelques années, il ne restera plus rien de cette H. de vos souvenirs. À part l'image mentale que vous garderez et les souvenirs galvaudés par votre mémoire.

Je vais être très sincère avec vous. Ces deux personnes qui m'ont marquées au lycée, je les ai recontactées déjà. Les deux fois, les personnes m'ont opposé une incompréhension. Elles ne comprenaient pas pourquoi j'avais bloqué mon esprit sur ces histoires sans intérêt pour elles. Elles ont aussi eu le sentiment que je les utilisais pour soigner des blessures d'ego. Et elles avaient raison. Je m'en foutais d'elles, au fond. Je ne voulais pas vraiment qu'elles me racontent où elles en étaient aujourd'hui, mais je voulais parler à leur fantôme. Je voulais juste être comprise, ne pas laisser dans l'air ou dans leur esprit un souvenir que je ne maîtrisais pas ou avec lequel je n'étais pas satisfaite. C'est très égocentrique de voir le monde de cette manière. Comme si on était totalement l'héroïne d'un film où tous les autres seraient des figurants, qu'on peut manipuler de manière à être tout à fait mise en avant.

Il y a dans ce monde des gens que nous avons croisé, des amitiés profondes, des amours passionnées, qui gardent avec eux une image qui n'est pas tout à fait la nôtre. Il y a des incompréhensions qui restent, des quiproquos, des erreurs qui effacent tout le positif. Il y a aussi leur libre arbitre qui les pousseront à choisir qui est une bonne personne et qui ne l'est pas. J'ai arrêté de vouloir rattraper ces relations accidentées. Accepter que quelqu'un nous déteste quelque part, se souvienne de nous en des termes négatifs, dise du mal de nous un jour ou tout simplement nous oublie, c'est aussi un pas sur le chemin de l'apaisement. Longtemps, j'ai été cette personne, avec un flingue à la main qui menace l'autre en criant: «Tu vas m'aimer, hein !!! Tu vas me comprendre et tu vas m'aimer!!!». On ne peut pas être aimée de tous et toutes. Et on ne peut forcer personne à nous aimer. Il faut aussi accepter le désamour.

Mettre derrière moi ces histoires de lycée a pris des années. C'est un processus long. Vous y penserez aussi probablement longtemps. Mais de la hauteur de mon expérience, je peux vous assurer que recontacter cette femme ne vous apportera rien de bon. Et à elle non plus. Votre histoire est peut-être pour elle douloureuse. Ce que vous pouvez faire de mieux pour elle, c'est de la laisser vivre sa vie. Si elle veut vous contacter un jour, elle le fera. Et si ce temps n'arrive jamais, alors c'est qu'elle en a décidé ainsi.

Cette histoire, c'est l'histoire de deux femmes qui ne se sont pas comprises et qui se sont fait du mal. Rien ne peut pas rattraper ça. Embrassez cette frustration et votre impuissance, et vous aurez de meilleures chances d'apprécier votre futur et les rencontres merveilleuses qui ne manqueront pas de le peupler.

«C'est compliqué», c'est aussi un podcast. Retrouvez tous les épisodes:

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