Médias / Politique

Livre noir, la chaîne YouTube qui fait reluire l'extrême droite

Lancée en février, elle a déjà réussi quelques jolis coups éditoriaux en interviewant notamment Marion Maréchal et Éric Zemmour. Pas tout à fait un hasard pour une chaîne dont l'un des fondateurs assume un positionnement «de droite». Et plus si affinités.

Éric Zemmour, Marion Maréchal, Eugénie Bastié et Laurent Alexandre sur le fauteuil de Livre noir | Captures d'écran Livre noir  <a href="https://www.youtube.com/c/livrenoir/videos">via YouTube</a>
Éric Zemmour, Marion Maréchal, Eugénie Bastié et Laurent Alexandre sur le fauteuil de Livre noir | Captures d'écran Livre noir  via YouTube

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Musique d'introduction iconique, invité seul face caméra, intervieweur hors champ et longs formats. On pourrait facilement se croire sur Thinkerview tant la ressemblance entre les deux chaînes YouTube est frappante. Toutefois, si Livre noir, lancé en février, se présente pudiquement comme un simple «nouveau média d'entretiens-portraits» sans positionnement politique autre que d'être «la grande peur des bien-pensants», la réalité est bien plus tranchée. Lorsque nous l'appelons, Erik Tegnér, un des fondateurs, assume parfaitement un positionnement très droitier, si ce n'est identitaire. 

Livre noir, c'est d'abord l'association de deux personnalités de la droite de la droite. Première d'entre elles, Erik Tegnér, qui détient 49% des parts de la SARL Livre noir, créée en mai avec un capital de 500 euros. Le jeune homme vient d'une famille des Côtes-d'Armor dans laquelle on est proche, voire très proche, du Front national de Jean-Marie Le Pen. Au point que certains de ses membres sont des intimes du «Menhir».

Lui-même a eu un temps sa carte au FN, prise après l'arrivée de Marine Le Pen à la tête du parti. Mais le «virage social» de la nouvelle présidente ne lui convenant guère, Erik Tegnér, plus libéral, finit par prendre sa carte chez Les Républicains en 2014, séduit par la figure de Nicolas Sarkozy.

Un temps proche de Bruno Le Maire et des juppéistes du parti, il fut finalement nommé responsable des jeunes de la Droitelib, le mouvement de Virginie Calmels, en 2017. Pour finir par rompre, encore, la première adjointe au maire de Bordeaux manquant selon lui de punch sur les questions identitaires, capitales à ses yeux.

Erik Tegnér la quitte en 2018 en claquant la porte aussi fort qu'il le peut, clamant que la droite ne peut espérer l'emporter qu'en réalisant l'union de toutes ses forces, même les plus extrêmes, et qu'il n'est pas le seul à le penser chez les jeunes. Dans la foulée, il tente de s'emparer de la présidence des Jeunes Républicains, précisément pour faire de cette élection interne une sorte de référendum sur l'union des droites. Las, la direction du parti invalide sa candidature.

Toujours encarté au parti gaullien, il est ensuite l'un des organisateurs de la Convention de la droite, et tant pis si un seul député LR, Xavier Breton, fait le déplacement fin septembre 2019 à Paris. Erik Tegnér se charge lui-même de chauffer la salle avant les discours très réactionnaires d'Éric Zemmour et de Marion Maréchal (ex-Le Pen). Pour lui, cette dernière représente «la seule chance de survie de LR».

Moins de deux mois plus tard, Les Républicains se dotent d'un nouveau président en la personne de Christian Jacob, et d'un nouveau secrétaire général, Aurélien Pradier. Dire que ce dernier s'entend mal avec Tegnér est une lapalissade, au point qu'il va demander, et obtenir, la tête du jeune loup. Tegnér est exclu du parti en décembre 2019 malgré quelques remous en interne.

Marion Maréchal comme point de convergence

C'est probablement cette passion commune pour la nièce de Marine Le Pen qui a fait se rencontrer et s'associer Erik Tegnér et François de Voyer, l'autre homme derrière Livre noir (10% du capital). C'est d'ailleurs ce dernier qui mène les entretiens avec les personnalités invitées. Souvent décrit comme un entrepreneur, l'homme est pourtant aussi un politique. Il a été candidat aux législatives de 2017 dans la cinquième circonscription de l'Aisne sous l'étiquette du FN.

François de Voyer s'est néanmoins éloigné du parti d'extrême droite pour mieux se rapprocher de Marion Maréchal, officiellement en retrait de la vie politique. Il est à la tête du Cercle Audace, un think thank qui milite pour «l'alliance des droites» après avoir été un collectif au sein du Rassemblement Bleu Marine, dont les membres avaient d'ailleurs rédigé une partie du programme économique de Marine Le Pen en 2017. Après la défaite de la fille de Jean-Marie Le Pen face à Emmanuel Macron, le collectif Audace est devenu le Cercle Audace, pour finir par prendre le large. Il revendique désormais son indépendance vis-à-vis du RN.

La nouvelle association est lancée officiellement dans un bar de la capitale en novembre 2018. Marion Maréchal, invitée d'honneur, y prononce un discours de plus de trois quarts d'heure, vantant à nouveau la nécessité des partis de droite de s'allier entre eux. Au premier rang des invités, un certain Eric Tegnér, forcément.

Moins d'un an plus tard, François de Voyer et Erik Tegnér se retrouvent pour organiser, avec le patron de L'Incorrect, le journal de toutes les (extrêmes) droites, la Convention de la droite. Un rassemblement qui rappelle à tous que Marion Maréchal a toujours les deux pieds dans le bain politique.

En février de cette année, les deux hommes, auxquels il faut ajouter un troisième larron très discret, Swann Polydor, le «geek» de la bande (qui détient 1% du capital), lancent Livre noir avec la diffusion d'une première vidéo, celle de Laurent Alexandre, un docteur qui parle à l'extrême droite et qui était lui aussi de la Convention de la droite. Puis, pêle-mêle, les journalistes de Valeurs Actuelles Geoffroy Lejeune et Charlotte d'Ornellas, ou encore Eugénie Bastié du Figaro.

 

La liste comprend également l'avocat Régis de Castelnau (qui collabore avec le site d'extrême droite Boulevard Voltaire), le YouTubeur de la fachosphère (et ex-président du FNJ) Julien Rochedy, l'ex-numéro 2 du FN Florian Philippot, Claude Guéant (l'ancienne «éminence grise» de Sarkozy selon qui «toutes les civilisations ne se valent pas»), ou encore Patrick Stefanini, qui fut secrétaire général du ministère de l'Identité nationale. Et, bien sûr, Éric Zemmour début juin, pour une vidéo qui fit sortir le média de l'anonymat.

Les quelques personnalités à avoir pris place sur le fauteuil rouge du tandem Tegnér-Voyer sans être pour autant marquées à droite, comme la députée LREM Aurore Bergé, l'économiste Thomas Guénolé (un temps proche de la France insoumise) ou le journaliste de Libération Jean Quatremer, ne pèsent pas très lourd dans la balance partisane. Ces trois-là n'ont pas fait des cartons d'audience, les vidéos de leurs entretiens cumulant moins de 20.000 vues à elles trois.

Autant dire peau de chagrin si on compare ce chiffre aux vidéos les plus regardées de la chaîne avec, dans l'ordre, Éric Zemmour (700.000 vues), Marion Maréchal (200.000), Charlotte d'Ornellas (140.000) et Florian Philippot (120.000). Ce qui dessine un contour assez précis des attentes du public de Livre noir.

Pas n'importe quelle droite

Eric Tegnér assume. «Sur YouTube, il y a une part de marché qui n'est pas occupée, celle d'une chaîne de droite avec des formats longs, désintermédiés», nous dit-il. Il concède s'inspirer des chaînes «de gauche», citant Blast, Le Média ou Thinkerview, car «elles sont en avance». Tout en revendiquant un positionnement «apartisan», qui «ne roule pour aucun parti», Tegnér revendique bien un média «politique»

Quant à savoir quelle droite, il suffit de regarder les vidéos du média «anti-conformiste», «souverain» et «enraciné» que clame être Livre noir. «Manuel de guérilla culturelle» avec Charlotte d'Ornellas, combat «anti-système» avec Philippot, Geoffroy Lejeune «contre la censure racialiste», «masculinité et féminisme» avec Rochedy, et islamisme à un peu toutes les sauces: le positionnement est évident. 

«Oui, peut-être, il faut passer à l'action parce que la prévision, la prédiction, même la prophétie, ne suffisent pas.»
Éric Zemmour chez Livre noir

Au point que Libé, dans un récent article –qui n'a pas plu à Erik Tegnér– titrait sur le «nouveau média» qui «roule pour Zemmour». Fadaises selon le jeune homme qui, tout en redisant son «admiration» pour le polémiste et sans renier être un média ami (c'est Le Livre noir de la droite, livre de Zemmour paru en 2014, qui a d'ailleurs inspiré le nom de la chaîne), estime que c'est surtout le candidat encore putatif qui voulait parler sur YouTube et a choisi sa chaîne pour cibler un certain public.

Peut-être. Mais il n'en reste pas moins que le choix de ce canal, tout à fait confidentiel, par un homme ayant tribune ouverte sur CNews et dans le Figaro notamment, interroge. Zemmour ne serait pas le premier à choisir de se lancer via un média bienveillant avec lui afin d'éviter les questions qui fâchent.

Car il était bien venu pour annoncer, une grande première, sa volonté de «passer à l'action», via un discours bien préparé sur Jacques Bainville lui aussi journaliste, écrivain (royaliste) et… qui a regretté ne pas s'être lancé en politique. «Je ne peux pas ne pas m'identifier (...) et me dire que moi aussi, modestement, j'ai depuis vingt ans annoncé, prophétisé, en vain pour l'instant, ce qui va arriver», a-t-il lâché en forme de confidence dans ce cadre faussement intime.

«J'ai longtemps pensé que cela suffisait. (...) Je ne peux pas ne pas penser à moi dans les mêmes circonstances et me dire: “Oui, peut-être, il faut passer à l'action parce que la prévision, la prédiction, même la prophétie, ne suffisent pas”.» Difficile d'être plus clair pour préparer l'annonce d'une candidature à la présidentielle de 2022 qui reste putative même si la machine est lancée.

De hautes ambitions

Livre noir compte bien capitaliser sur ce premier succès pour se hisser au rang des incontournables de la droite dure en ligne. Les objectifs sont ambitieux: 100.000 abonnés d'ici à la rentrée (la chaîne en compte 75.000 à ce jour), 500.000 en mai 2022, et même 1 million d'ici cinq ans. Mais les fondateurs y croient et cherchent actuellement à lever des fonds.

Chez Livre noir, on compte également sur le développement de nouveaux contenus, Erik Tegnér promettant des «grandes enquêtes» tous les deux mois. Il évoque notamment des investigations en cours en Hongrie («pour contrebalancer les reportages anti-Orbán primaires avec un point de vue pro-immigration et No Border») et au Maroc ainsi que, prochainement, à Mayotte. Le point commun de ces sujets? L'immigration, forcément.

«On aura gagné si la campagne se fait sur nos thèmes, ceux que va développer le média: la désindustrialisation, l'immigration, la sécurité.»
Erik Tegnér, cofondateur de Livre noir

Car si Tegnér jure la main sur le cœur qu'il ne roule pas pour Zemmour, il assume mener la bataille des idées, ce qui résonne avec la métapolitique dans laquelle s'est retranchée Marion Maréchal. «Il s'agit de gagner progressivement du terrain, de convaincre», assume-t-il.

Et pour la prochaine présidentielle? «On veut peser et on va peser», répond-il sans ambages, avant d'ajouter: «On aura gagné si la campagne se fait sur nos thèmes, ceux que va développer le média: la désindustrialisation, l'immigration, la sécurité». Comprendre: le souverainisme et «l'islamisme».

Puis de se reprendre: «Et l'écologie aussi, avec un programme pro-nucléaire, soit la conséquence logique que devraient assumer ceux qui sont anti-éoliennes.» Quand on lui demande si ce n'est pas la définition parfaite d'un programme d'extrême droite, Erik Tegnér préfère évoquer l'héritage de Charles Millon.

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