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Il doit y avoir quelque chose dans l'air: si l'on devait résumer très grossièrement le Festival de Cannes 2021, on pourrait dire qu'il s'agissait de l'édition «men are trash». Lors du dernier festival en 2019, on avait noté et salué la multiplication d'œuvres plus focalisées que jamais sur l'expérience féminine. Cette année, le Festival de Cannes a une nouvelle fois brillé par la diversité de ses récits initiatiques féminins, avec des films comme Robuste, Rien à foutre, ou Compartiment n°6 (qui a remporté le Grand Prix du jury, voir le palmarès complet de la compétition).
Mais une autre tendance semble clairement se dégager de la sélection: une remise en question, parfois brillante, d'autres fois moins aboutie, du rôle des hommes dans la culture et dans la société.
Artistes toxiques
Le premier constat, c'est une multitude de films centrés autour de créateurs masculins, en proie aux doutes sur la valeur de leur art, et la toxicité de leurs comportements. En ouverture du festival, Leos Carax, également primé, nous interrogeait avec Annette sur la séparation entre l'œuvre et l'artiste.
Cette sombre comédie musicale suit un humoriste charmant et subversif, qui cache en fait un comportement violent avec les femmes. En créant la confusion entre le personnage d'Adam Driver et le sien, Leos Carax semble lui-même se questionner sur son image d'enfant maudit, et sur sa responsabilité en tant qu'artiste –«C'est ma vision de (...) ce que le cinéma met en scène, condamne, pardonne... les films étant faits en grande majorité par des hommes», avait-il observé pendant la conférence de presse.
Le Genou d'Ahed, film israélien de Nadav Lapid (récompensé lui aussi), présente quant à lui un réalisateur antipathique, dévoré par la colère contre son pays. Après avoir passé une bonne partie du film à mansplainer la vie à une jeune femme qui l'admire, il la manipule et doit faire face à la vindicte populaire. Dans Tromperie d'Arnaud Desplechin, adapté d'un livre de Philip Roth, Denis Podalydès incarne un auteur arrogant qui puise son inspiration dans les conversations qu'il partage avec sa maîtresse (Léa Seydoux). Dans une séquence qui semble déconnectée du reste de l'intrigue, l'homme se retrouve jugé au tribunal pour ses écrits sexistes, et se défend en râlant que «ce n'est pas parce que j'écris sur une femme, que j'écris sur toutes les femmes».
On retrouve une scène similaire dans Julie (en 12 chapitres), charmante comédie romantique du Norvégien Joachim Trier, où l'un des personnages masculins est dessinateur de BD graveleuses. Sa plus grande réussite? Avoir créé «un des trous de balle les plus iconiques» de la pop culture. Dans une séquence un peu maladroite, l'homme se retrouve sur un plateau de télévision, à débattre du supposé sexisme de son œuvre avec deux présentatrices qui lui sont hostiles, et semble à deux doigts de se plaindre qu'on ne peut plus rien dire. Dans une autre scène, l'héroïne du film (dont l'actrice a reçu le prix d'interprétation) se demande s'il est possible d'être féministe et d'apprécier «la fellation à l'ère #MeToo», illustrant un peu plus les ruminations du cinéaste sur l'époque actuelle.
Hommes décevants
Cannes 2021, c'était aussi l'édition des hommes décevants. Toujours dans Julie (en 12 chapitres), le personnage éponyme tombe sous le charme d'un jeune homme tendre et rassurant. Mais au fil de leur relation, Julie commence à s'ennuyer et à nourrir un certain ressentiment envers lui. Cependant, le film s'intéresse moins aux défauts des hommes avec lesquels Julie se met en couple, et plutôt à son profil d'anti-héroïne, trentenaire, paumée et indécise.
Dans Bergman Island, Mia Hansen-Løve s'inspire de sa propre relation avec le réalisateur Olivier Assayas pour raconter le déséquilibre entre un couple de cinéastes, incarnés par Vicky Krieps et Tim Roth. Elle est plus jeune que son mari, et manque d'assurance. Lui est célèbre, très charmant, et ne lui offre aucun soutien. Pour renforcer un peu plus le thème, Mia Hansen-Løve nous livre un récit dans le récit: en parallèle de l'histoire d'amour entre les deux cinéastes, on plonge dans le film conçu par l'héroïne. On y découvre une romance désenchantée entre Mia Wasikowska et Anders Danielsen Lie –qui jouait aussi le dessinateur dans Julie (en 12 chapitres), preuve que les échos entre les œuvres sont plus nombreux que jamais cette année à Cannes.
Les amours déçues sont aussi centrales dans Olympiades de Jacques Audiard, avec un personnage masculin qui ne sait pas se montrer à la hauteur de l'affection que sa colocataire lui porte… Mais aussi et surtout dans L'Histoire de ma femme, un film que la réalisatrice Ildikó Enyedi dit avoir abordé d'un point de vue masculin. On y suit un capitaine de navire effacé et de plus en plus jaloux de sa femme (incarnée par Léa Seydoux). «Avec ce film, j'invite tous les hommes tendres et honnêtes à rafraîchir et à réinventer leurs méthodes», a affirmé la cinéaste, même si le récit lui-même aurait sans doute mérité un peu plus de fraîcheur.
Quand ce ne sont pas les amants qui nous laissent tomber, ce sont les pères. Dans Flag Day de Sean Penn, l'acteur et réalisateur incarne un charmant criminel qui ne parvient jamais à être à la hauteur pour sa fille.
Culture du viol et masculinité nocive
Enfin, on a aussi croisé à Cannes de nombreux récits qui explorent une certaine violence masculine et font la peau à la culture du viol. Dans le puissant Rehana Maryam Noor, premier film du Bangladesh à être sélectionné à Cannes, une prof de fac de médecine vient en aide à une étudiante violée par un enseignant –et paiera un lourd tribut pour avoir osé le dénoncer.
On suit aussi un personnage toxique dans Red Rocket de Sean Baker (qui avait auparavant réalisé Tangerine et The Florida Project). Superbement incarné par Simon Rex, Mikey est un ancien acteur porno d'abord très attachant. Mais plus le film progresse, plus il révèle une personnalité détestable, obnubilé par sa survie et son propre succès au détriment de tous ceux qui l'entourent. Situé dans l'Amérique de Trump, le film explore la dégringolade du rêve américain, rongé par le narcissisme et la violence désinvolte.
Mais la proposition la plus forte sur la question du genre (et peut-être la plus forte, tout court, du festival), c'est Titane de Julia Ducournau, Palme d'or de cette 74e édition. Dans ce drame fantastique, l'héroïne se transforme progressivement en personnage a-genre, adoptant une identité masculine tout en cachant une grossesse inquiétante et surnaturelle. À travers les injections de testostérone (chez le personnage de Vincent Lindon), le binding ou les scènes de sexe entre lesbiennes, Titane explore clairement l'identité queer.
Mais elle souligne aussi que la virilité est un piège tendu à la fois aux femmes et aux hommes en les aliénant. Alors que le film plonge dans un univers de plus en plus masculin, il devient aussi de plus en plus froid et oppressant. Dans une scène remarquable, un groupe de jeunes pompiers se défoulent sur une musique assourdissante, traduisant toute la tristesse d'une masculinité qui ne sait s'exprimer autrement que par la violence. Lorsque Alexia/Adrien, sans cheveux ni sourcils, et en tenue de pompier, se met à danser de manière lascive, renversant la scène d'ouverture où elle se déhanchait superbement en lingerie, c'est l'absurdité de la sexualisation féminine à outrance qui est soulignée. Que les partisans du #NotAllMen se rassurent: le festival nous a malgré tout offert une poignée d'hommes honorables et bouleversants.
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C'est notamment toute la problématique d'Un Héros (primé), nouveau film d'Asghar Farhadi dans lequel un personnage masculin tente coûte que coûte de conserver son honneur. Dans Titane, le personnage en apparence viriliste de Vincent Lindon lutte avec ses émotions et son corps vieillissant. Dans La Fracture, Pio Marmaï crève l'écran en «gilet jaune» rustre mais généreux, qui vient sans cesse au secours des autres personnages et se bat pour conserver son travail. Et dans Compartiment n°6, Iouri Borissov incarne un jeune Russe qui, derrière ses airs de voyous, révèle une vulnérabilité touchante, et accompagne l'héroïne du film dans un voyage initiatique plein de tendresse. À Cannes, 2021 aura été l'année de la déconstruction: du genre, du sexe, et même des vaches. Le résultat, c'est un cinéma riche et divers, qui signale son grand retour après plus d'un an d'arrêt imposé.