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Washington comprend enfin à quel point les choses pourraient mal tourner en Afghanistan

Le plan d'évacuation des Afghans qui ont travaillé pour les Américains est le bienvenu, mais il ne constitue pas un vote de confiance dans l'avenir du pays.

Le président afghan Ashraf Ghani et son homologue américain Joe Biden à la Maison-Blanche, le 25 juin 2021. | Nicholas Kamm / AFP
Le président afghan Ashraf Ghani et son homologue américain Joe Biden à la Maison-Blanche, le 25 juin 2021. | Nicholas Kamm / AFP

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Cela fait un certain temps déjà que la politique américaine en Afghanistan ressemble à une série sans fin de propositions où, au final, tout le monde est perdant. L'annonce récente du projet de faire sortir du pays dans les mois qui viennent les dizaines de milliers de ressortissants afghans qui ont travaillé pour les Américains n'échappe pas à la règle.

D'un côté, c'est une opération qui était attendue depuis longtemps. Même dans le meilleur des cas, le départ des États-Unis exposera de toute façon les Afghans qui ont travaillé pour l'armée américaine (en tant qu'interprètes ou autres) aux représailles des talibans. D'un autre côté, il est difficile d'imaginer une mesure qui manifesterait encore moins de confiance en la capacité du gouvernement afghan et de son président, Ashraf Ghani –qui était à Washington pour rencontrer le président Joe Biden à la Maison-Blanche en juin– à contenir les talibans. Les États-Unis ont l'obligation morale et stratégique de se préparer au pire scénario possible, ce qui le rend ainsi beaucoup plus probable.

 

De possibles représailles

Le projet, rapporté par plusieurs médias, consiste à déplacer entre 20.000 et 100.000 Afghans (des employés des États-Unis ainsi que leurs familles) en dehors du pays cet été, avant la date limite du 11 septembre fixée par Joe Biden pour le retrait complet des troupes américaines. Ils seront sans doute conduits vers un endroit tiers sûr avant de rejoindre finalement le continent américain. L'île de Guam, qui appartient aux États-Unis, est l'une des possibilités envisagées.

«Les personnes qui nous ont aidés ne seront pas abandonnées», a déclaré le président américain à des journalistes, en affirmant que le processus avait déjà commencé. La Maison-Blanche répond ainsi à une pression politique croissante du Congrès et des groupes de défense des droits humains sur cette question –des retards et de la paperasserie enlisent le programme de visas destinés aux Afghans qui ont travaillé pour les forces américaines, et qui risquent de subir les représailles des talibans.

Kemi Giwa, porte-parole du député Seth Moulton, qui a fait activement campagne pour que l'administration donne la priorité aux évacuations, m'a dit par email qu'il était trop tôt pour se prononcer, puisque les détails du plan n'ont pas encore été dévoilés. Néanmoins, elle a désigné les «trois choses qu'il faudrait pour concrétiser cet engagement: (1) un plan opérationnel détaillé, (2) quelqu'un de responsable pour porter le projet et (3) la garantie que la mission se poursuivra jusqu'à son terme».

 

Le «moment Saïgon»

Plus de 18.000 personnes, avec leurs familles, sont actuellement en train de passer par la procédure d'acceptation, qui prend 600 jours au minimum, alors que le départ des États-Unis doit se faire dans moins de 80 jours.

«Je reste optimiste quant à la possibilité que ce nouvel effort puisse sauver des vies, mais la manière désordonnée dont il est déployé met les gens en danger, affirme Noah Coburn, anthropologue au Bennington College qui étudie l'Afghanistan et a récemment rédigé un rapport sur le programme SIV. Cela a vraiment entraîné une situation chaotique parce que, d'un seul coup, il y a toutes ces questions pour savoir si les normes ou les chiffres ont changé.»

Coburn remarque que l'annonce peut aussi être interprétée comme un signal montrant que les dirigeants américains «ne font absolument pas confiance au gouvernement afghan» pour assurer la protection de ses ressortissants et «n'ont pas envie de mettre en place des pressions diplomatiques et financières pour soutenir le pouvoir en place».

Les talibans contrôlent aujourd'hui 144 des 398 districts du pays.

Si les Afghans étaient temporairement relocalisés à Guam, cela aurait une certaine résonance historique, puisque c'est à cet endroit que la plupart des 125.000 réfugiés vietnamiens qui se sont rendus aux États-Unis après la chute de Saïgon sont passés en 1975. C'est d'ailleurs glaçant de voir à quel point les Républicains qui critiquent Biden semblent se réjouir à la perspective de le voir confronté à un «moment Saïgon», mais nous ne pouvons pas être trop optimistes quant aux chances du gouvernement afghan face aux talibans pour l'instant.

Le gouvernement tient peut-être toujours les grandes villes, mais les talibans contrôlent aujourd'hui 144 des 398 districts du pays, d'après le Long War Journal, alors qu'ils n'en avaient que 75 en avril, soit juste avant que Biden n'annonce le retrait de ses troupes. Les forces gouvernementales sont en train d'abandonner rapidement leurs positions. Récemment, 134 soldats afghans ont fui une attaque des talibans en traversant la frontière vers le Tadjikistan, où ils ont trouvé refuge.

L'avancée des talibans

De nombreuses communautés afghanes seraient actuellement en train de former des milices locales pour parer l'effondrement des forces de sécurité nationales. D'après un rapport de NBC, le commandement taliban a lui-même été surpris par la vitesse de ses conquêtes et il serait en train de ralentir délibérément ses avancées dans certains endroits afin d'éviter de provoquer inutilement les Américains avant leur départ.

Le Wall Street Journal a aussi rapporté qu'une récente évaluation des services de renseignements américains avait conclu que le gouvernement afghan pourrait s'effondrer dans un délai de six mois après le départ des Américains, alors que l'estimation précédente était de deux ans. Rien de tout cela n'est susceptible de ralentir le rythme du retrait, qui est déjà en avance sur le calendrier et presque à moitié terminé. La question qui fait débat aujourd'hui est de savoir dans quelle mesure les États-Unis vont maintenir leur présence en Afghanistan par la suite.

Les États-Unis ont clairement indiqué qu'ils pourraient encore lancer des frappes aériennes à longue distance contre les cibles terroristes.

L'Associated Press a rapporté vendredi qu'environ 650 soldats américains resteront sur place, mais principalement pour assurer la sécurité diplomatique. Si les États-Unis ont clairement indiqué qu'ils pourraient encore lancer des frappes aériennes à longue distance contre les cibles terroristes qu'ils considèrent être une menace pour le pays, on ne sait pas vraiment dans quelles circonstances les États-Unis pourraient utiliser la force aérienne pour mettre un terme à l'avancée des talibans.

La récente proposition de budget de l'administration Biden comprend une enveloppe de 3,3 milliards de dollars pour financer les forces de sécurité afghanes (soit une augmentation de 300 millions de dollars par rapport à l'année fiscale précédente), ainsi que 266 millions de dollars d'aide humanitaire.

 

Un grand retour en arrière

Il y a quelques mois, le meilleur espoir pour le pays semblait être les pourparlers en cours visant à conclure un accord de partage du pouvoir entre les talibans et le gouvernement. Compte tenu de leur progression rapide ces dernières semaines, les talibans vont sans doute être peu enclins à faire des compromis. Le secrétaire d'État américain Antony Blinken a déclaré dernièrement que les États-Unis «examinent désormais très attentivement les motivations des talibans pour savoir s'ils envisagent sérieusement une résolution pacifique du conflit».

S'il est difficile d'imaginer ce qui pourrait ralentir l'élan des talibans à ce stade, ce que le groupe fera s'il arrive au pouvoir est encore moins certain. Au vu de leurs antécédents lorsqu'ils dirigeaient le pays, avant 2001, les raisons ne manquent pas de craindre des représailles contre les personnes qui ont travaillé avec les forces internationales ou le gouvernement afghan, ainsi que des massacres contre les groupes minoritaires tels que les Hazaras, et un grand retour en arrière en matière de droits des femmes.

Cependant, certains experts suggèrent que les dirigeants talibans ne veulent pas retrouver le statut de parias qu'ils avaient à l'époque; ils pourraient donc tenter de trouver un compromis avec leurs adversaires. Le meilleur espoir d'éviter une catastrophe humanitaire absolue dans les semaines à venir repose principalement sur la prudence et la bonne volonté des talibans –ce qui donne une assez bonne idée de la situation actuelle.

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