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MISE À JOUR: Après cinq jours de tractations, la Grande-Bretagne est sortie de l'impasse politique. Mardi 11 mai au soir, tandis que le Premier ministre travailliste Gordon Brown présentait à la reine sa démission, le chef de file des conservateurs David Cameron arrivait dans la foulée au Palais de Buckingham, où il était nommé par Elizabeth II Premier ministre. David Cameron va former un nouveau gouvernement avec les libéraux démocrates de Nick Clegg.
Nous republions l'article de Robert Landy, écrit avant la nomination de David Cameron.
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Un héros shakespearien. Tel aura été Gordon Brown, jusqu'à son dernier discours de Premier ministre. C'est ainsi que Jonathan Friedland, l'éditorialiste du Guardian, résume le parcours gouvernemental de l'ombrageux Ecossais —tour à tour Othello, prisonnier de sa rivalité obsessionnelle avec Tony Blair; Hamlet, perdu par ses atermoiements alors qu'il pouvait, en 2007, prendre le risque d'une élection qui lui aurait peut-être donné la légitimité démocratique dont il manquait tout en offrant au Labour l'exploit d'un quatrième mandat consécutif; Macbeth, enfin, voyant depuis le 10 Downing Street s'avancer la forêt de Birnam— en l'occurrence les équipes de négociateurs conservateurs et libéraux-démocrates, sur le point de parvenir à un accord qui leur permettrait d'en découdre avec le New Labour.
En proposant sa démission, Brown a décoché une dernière flèche qui aurait pu inciter Nick Clegg, le leader des libéraux-démocrates, à y regarder à deux fois. Celui-ci a en effet joué une partie de poker complexe avec les deux grands partis britanniques. L'enjeu? Rien de moins qu'une réforme électorale qui pourrait bouleverser le paysage politique. La fin du bipartisme au Royaume-Uni est régulièrement annoncée depuis trente ans. C'est pourtant toujours la logique implacable du scrutin majoritaire à un tour qui s'impose.
Logique arithmétique contre logique programmatique
Après quelques semaines de «Cleggmania» —pour laquelle le leader «Lib Dem» peut d'ailleurs remercier la BBC, qui lui a accordé de figurer dans les débats télévisés à égalité avec les deux grands candidats— les anciens équilibres se sont finalement rétablis. Clegg a finalement choisi de laisser un gouvernement minoritaire conservateur s'installer au 10 Downing Street. Mais il sait sans doute qu'il y a là pour le vieux parti de Lloyd George, laminé par près d'un siècle de démocratie de masse et de vote «de classe», une chance historique de redistribuer les cartes.
Pour un Clegg tenté par l'aventure gouvernementale, deux voies étaient possibles. C'est la plus logique, arithmétiquement du moins, qui a été choisie: une coalition entre libéraux et Tories, qui devrait donner au nouveau gouvernement une solide majorité aux Communes et devrait rassurer les marchés financiers en ces temps de turbulences.
En apparence contre-nature, puisque les «Lib Dems» ont mené une campagne plutôt de centre-gauche, centrée, tout comme celle des travaillistes, sur le slogan d'une Grande-Bretagne «plus juste», cette alliance s'est donc concrétisée. Le compromis se fonderait sur deux piliers: d'abord, la gestion de la sortie de crise et la rigueur — mais tempérées, pour plaire aux «Lib Dems», par des choix plus «équitables» en matière fiscale et budgétaire que ce que prévoit le programme conservateur (qui envisage par exemple de baisser l'impôt sur les successions tout en pratiquant des «coupes» dans les services publics); ensuite et surtout, l'organisation d'un référendum sur l'introduction d'une dose de proportionnelle dans les scrutins législatifs (à laquelle les Tories sont opposés mais que Cameron est prêt à soumettre au verdict populaire), avant de nouvelles élections dans deux ans.
Un attelage «pluriel» instable
L'autre option, beaucoup plus périlleuse, avait gagné un peu de crédibilté depuis le courageux désistement de Gordon Brown. Elle n'a pas été choisie, mais attardons-nus un peu pour savoir ce que cela aurait pu donner. Il se serait agi, selon les termes somme toute justifiés du Premier ministre sortant, de rassembler la «majorité progressiste» qui existe bel et bien en Grande-Bretagne. Les «Lib Dems», mais aussi les sociaux-démocrates nord-irlandais et les nationalistes écossais et gallois auraient pu former un attelage «pluriel», plus instable —et même, sans doute, soumis à des négociations incessantes— mais aussi idéologiquement plus cohérent, pour traverser la crise en s'efforçant de préserver les valeurs de solidarité et de justice sociale.
Les «Lib Dems» auraient pu alors obtenir la réforme électorale souhaitée sans même passer par un référendum, ainsi que l'application de certains points clés de leur programme —par exemple des baisses d'impôt pour les bas revenus, des mesures de discrimination positive dans l'éducation, la «débureaucratisation» des services publics, etc.
Une telle coalition aurait pu abandonner les mesures travaillistes critiquées comme attentatoires aux libertés individuelles (comme la mise en place de cartes d'identité ou certains excès de la législation antiterroriste) et s'attaquer au chantier de la régulation financière en menant —enfin— la bataille contre les intérêts de la City, que les «Lib Dems» sont plus disposés à mener que les grands partis de gouvernement.
Logique de coalition
Avec la coalition conservateurs-Lib Dem, le paysage politique du Royaume-Uni se redessine. Si la poussée attendue des «Lib Dems» n'a pas eu lieu le 7 mai, un tiers des électeurs n'ont pas voté pour les deux grands partis et les anciennes logiques de classe n'ont plus court. Alors que les formations régionales galloise et écossaise se sont solidement installées dans le paysage politique, les dernières années ont été marquées par les progrès de petites formations, en particulier le parti anti-européen UKIP et l'extrême droite du BNP, aux élections locales et européennes.
Le système de «vote alternatif» (avec classement des candidats par préférence) aujourd'hui envisagé assurerait une représentation parlementaire plus fidèle du spectre des opinions mais ne favoriserait pas nécessairement les petites formations. Sur le papier, la construction d'une majorité à Westminster deviendrait presque inévitablement un jeu à trois. Le Labour et les Tories seraient contraints de sortir du confort dans lequel ils s'étaient installés depuis les années 1920, le mode de scrutin du «premier arrivé» leur garantissant toujours un nombre de sièges assuré par le seul jeu de la sociologie des circonscriptions. Ils devraient désormais se plier à des logiques de coalition étrangères à leur culture.
La mue de David Cameron
Mais les conséquences d'une telle réforme pourraient être beaucoup plus imprévisibles. En effet, le parti libéral sortirait de la position confortable de l'éternel opposant, rassemblant les déçus de tous bords, qui lui a somme toute très bien réussi au cours de la dernière décennie — avec l'apparition de bastions locaux enviables, comme la mairie de Liverpool — pour devoir enfin assumer des choix politiques.
L'unité entre son aile droite, sceptique vis-à-vis de l'Etat et attachée à la liberté du marché — dont Nick Clegg lui-même est issu — et son aile gauche social-démocrate, qui envisageait il n'y a pas si longtemps, avec son ex-leader Paddy Ashdown, la fusion avec le Labour, y résistera-t-elle? Rien n'est moins sûr. Le choix du pouvoir est aussi, pour Clegg, un saut dans l'inconnu. Avec une dose de proportionnelle, on peut d'ailleurs imaginer à terme d'autres recompositions —le mode de scrutin actuel ayant favorisé, outre l'émergence de cet ovni politique qu'est le parti «Lib Dem», l'unité de la gauche au sein du Labour (que l'on a constaté dernièrement avec l'appui maintenu des grands syndicats au Labour, malgré le peu d'attention que leur a accordé Tony Blair) comme l'unité de la droite au sein du parti Tory, de ses franges les plus extrêmes à sa composante centriste.
Le jeu est rendu d'autant plus complexe que c'est peut-être, à court terme, le futur partenaire de coalition des libéraux qui tirera son épingle du jeu. David Cameron pourrait parachever l'aggiornamento de son parti et solder définitivement les comptes du thatchérisme, en faisant accepter à son aile droite une attitude plus clémente vis-à-vis des plus fragiles, une certaine bienveillance envers les services publics d'éducation et de santé (toujours honnis par une partie des Tories, restés fidèles à la Dame de Fer) et la mise en sourdine de l'euroscepticisme viscéral du parti, auquel Cameron a jusqu'ici choisi de donner des gages mais que les «Lib Dems» ne sauraient accepter sans se renier.
Nouvelle jeunesse travailliste
Ce scénario «à l'allemande» pourrait se conclure dans deux ans par une majorité absolue pour les conservateurs, une fois levées les dernières préventions des électeurs centristes contre le vieux parti Tory, qui se charge régulièrement de rappeler ses penchants oligarchiques (incarnés par son mécène, l'expatrié fiscal Lord Ashcroft), nationalistes (sur la question de l'immigration notamment) et sa doctrine sociale toute entière pétrie de morale victorienne à ceux qui avaient cru trop vite à la mue initiée par Cameron.
A voir l'empressement de ce dernier à discuter avec les «Lib Dems» et l'attitude très conciliante des Tories ces derniers jours, alors même qu'ils étaient les seuls en Grande-Bretagne à pouvoir prétendre gouverner seuls, forts de leur majorité relative à la Chambre des Communes, on se demande si cette tentation du recentrage ne guide pas la stratégie actuelle du leader conservateur. Elle lui permettrait d'en découdre, au nom de l'esprit de compromis et du réalisme politique, avec sa propre aile dure, et David Cameron mériterait alors réellement son surnom de «Tony Blair de droite» («Tory Blair»).
Quant aux travaillistes, qui avec 29% des voix, ont évité de justesse la réédition de leur débâcle historique de 1983, ils auraient pu trouver une nouvelle jeunesse et renouveler leur programme au contact des «Lib Dems», qui ont défendu pendant la campagne - et ces dernières années, sur l'Irak notamment - des idées qui parlent au «peuple de gauche» comme à la classe moyenne déçue du blairisme. Le Labour se dotera avant l'automne d'un nouveau leader, sans doute un quadragénaire comme David Miliband, l'héritier de Tony Blair, ou Ed Balls, le plus fidèle lieutenant de Gordon Brown.
La campagne électorale l'a montré: les «nouveaux Tories» comme les «Lib Dems» apparaissent eux aussi comme des héritiers de la «troisième voie» de Blair.
Robert Landy
Photo: devant les «Houses of Parliament», le 10 mai 2010. REUTERS/Toby Melville