Santé / Monde

Les Russes se méfient tellement de leur gouvernement qu'ils refusent de se faire vacciner

La population a l'habitude que les autorités privilégient la politique au détriment du bien-être des citoyens.

Une femme attend de recevoir une injection du vaccin russe Spoutnik V à Moscou, le 18 janvier 2021. | Alexander Nemenov / AFP
Une femme attend de recevoir une injection du vaccin russe Spoutnik V à Moscou, le 18 janvier 2021. | Alexander Nemenov / AFP

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En août dernier, les autorités russes célébraient leur victoire dans la course internationale aux vaccins contre le Covid en accordant le feu vert à Spoutnik V. La rapidité de cette certification ne fut pas sans susciter un certain scepticisme en Europe, mais les recherches ont semblé prouver la fiabilité et l'efficacité de ce vaccin, même si des voix se sont élevées pour dire que la Russie n'avait toujours pas livré de données brutes.

Quoi qu'il en soit, il semble qu'il soit plus facile en Russie de produire un vaccin que de persuader la population de se faire vacciner. La campagne de vaccination de masse a débuté en janvier en Russie, mais, pour l'instant, seulement 16 millions de personnes, soit environ 11% de la population du pays, a reçu deux doses. Aux États-Unis, où la campagne de vaccination a démarré en décembre, plus de 150 millions de personnes ont été entièrement vaccinées, soit 46% environ de la population.

Jusqu'ici, la Russie a approuvé au total quatre vaccins contre le Covid. Outre le Spoutnik V, les laboratoires russes ont aussi produit le Spoutnik Light, l'EpiVacCorona et le CoviVac. Le Spoutnik Light est un vaccin à une seule dose et ses fabricants ne cachent pas qu'il est moins efficace que le Spoutnik V. Les fabricants de l'EpiVacCorona ont aussi annoncé récemment qu'une perte des anticorps avait été enregistrée neuf mois après l'inoculation chez la moitié des volontaires qui avaient reçu ce vaccin. Les résultats des essais du CoviVac n'ont pas encore été publiés, mais des doses sont disponibles dans les hôpitaux.

Le Spoutnik V semble donc être la meilleure option à l'heure actuelle, même si des scientifiques doutent que son efficacité soit vraiment supérieure à 90%, comme l'affirment ses fabricants. En outre, l'Organisation mondiale de la santé n'a toujours pas approuvé la certification du Spoutnik V en raison du manque de données. Les différentes incertitudes qu'il y a autour de ces vaccins spécifiques constituent l'une des raisons pour lesquelles beaucoup de personnes en Russie hésitent à se faire vacciner.

«Cette dynamique ne semble pas plausible»

Mais –comme aux États-Unis et ailleurs– ce n'est bien sûr pas le seul facteur qui explique cette réticence. Depuis le début, la réaction du gouvernement russe face à la pandémie s'est caractérisée par des incohérences et des contradictions qui ont poussé la population russe à se méfier de la parole gouvernementale au sujet des vaccins. Certaines des mesures prises par Moscou au printemps dernier étaient extrêmes.

Non seulement les espaces publics étaient fermés mais, en outre, les habitants devaient avoir une dérogation numérique pour sortir de chez eux, les promenades étaient limitées à trois par semaine et les personnes testées positives au Covid étaient pistées par une application qui leur imposait d'envoyer des selfies aux autorités à des moments aléatoires (parfois en pleine nuit) afin de prouver qu'elles se trouvaient bien chez elles.

«Les Russes ne comprennent pas pourquoi ils devraient se faire
vacciner si la situation n'est pas
si grave que cela.»
Kirill Volkov, généticien

À la même période, le gouvernement décida de ne pas annuler le référendum sur la Constitution de juillet, dont l'objectif premier était de permettre à Vladimir Poutine de rester au pouvoir jusqu'en 2036. Tandis que des millions de Russes étaient accueillis dans les bureaux de vote, le gouvernement interdisait des manifestations pacifiques contre ces changements constitutionnels en prétextant des «mesures sanitaires». Les manifestations s'achevèrent par des arrestations.

 

La police russe interpelle des manifestants, le 15 juillet 2020, dans le centre de Moscou, en Russie. | Dimitar Dilkoff / AFP

Plusieurs personnes, dont des experts, remettent aussi en question les chiffres officiels du Covid en Russie. Ainsi, Kirill Volkov, un généticien de Saint-Pétersbourg, souligne que, la semaine dernière, une diminution inhabituelle des nouveaux cas de Covid à Moscou, suivie d'une augmentation significative, ont été observées. «Cette dynamique ne semble pas plausible, explique Volkov. On dirait que le nombre de cas a été sous-estimé plusieurs jours de suite. La conséquence est que les Russes ne comprennent pas pourquoi ils devraient se faire vacciner si la situation n'est pas si grave que cela.»

Gratuité et facilité d'accès

Cette situation dans laquelle un gouvernement se retrouve incapable de donner des instructions claires et sensées pour lutter contre la pandémie peut rappeler ce qui s'est passé aux États-Unis, mais la confusion semble avoir atteint un niveau plus élevé en Russie. Avant que je ne quitte ce pays pour celui de l'Oncle Sam en décembre dernier, le maire de Moscou, Sergueï Sobianine avait déclaré que la capitale russe était près de l'emporter sur le Covid, que la plupart des restaurants étaient ouverts et que le métro était bondé comme avant la pandémie.

Comparativement, la situation aux États-Unis paraissait plus alarmante, tant le nombre de cas et de morts était horriblement élevé. J'ai remarqué que les Américains prenaient le Covid plus au sérieux (du moins à Phœnix, où je vis aujourd'hui): ils portaient le masque même à l'extérieur, beaucoup de restaurants étaient fermés et les étudiants préféraient les cours en ligne. Je me suis aussi mise à porter un masque à l'extérieur, je me suis fait tester toutes les semaines et je n'en pouvais plus d'attendre que le vaccin soit enfin disponible.

Désormais, je suis vaccinée, comme quasiment toutes les personnes avec qui je communique aux États-Unis, les États sont en train d'alléger les restrictions liées à la situation sanitaire et les gens portent moins le masque. La semaine dernière, le nombre de morts dues au coronavirus est passé sous la barre des 300 par jour pour la première fois depuis le début de la pandémie.

Pendant ce temps, à Moscou, le nombre de décès quotidiens dus au Covid revenait la semaine dernière à son niveau le plus haut de 2020. Les autorités russes semblent être en train de paniquer. Il leur a fallu des mois pour comprendre que les Russes n'avaient pas envie de se faire vacciner en dépit de la gratuité des vaccins et de leur facilité d'accès. Vladimir Poutine a déclaré à plusieurs reprises que le vaccin contre le Covid ne serait pas obligatoire, mais le Kremlin semble avoir récemment changé de point de vue.

 

Théories du complot

Les autorités de plus de dix régions russes, y compris celles de Moscou et de Saint-Pétersbourg, ont ordonné aux entreprises et aux institutions impliquées dans les secteurs de la vente au détail, de la santé, de l'éducation et des transports publics de s'assurer que 60% au moins de leurs employés seraient entièrement vaccinés d'ici le 15 août. Le gouvernement ne veut toutefois toujours pas parler de vaccination obligatoire: la semaine dernière, le porte-parole de Vladimir Poutine, Dmitri Peskov, a annoncé que les mesures prises par les autorités régionales ne signifiaient pas que toute la population devrait se faire vacciner.

«Je n'ai pas envie que l'on m'injecte dans le corps une substance qui n'a pas été correctement testée.»
Marina, 30 ans, habitante de Smolensk

Toutefois, il convient de rappeler que les gouverneurs régionaux russes ne jouissent pas d'une indépendance telle qu'ils puissent décider de quoi que ce soit sans un signal du sommet. Aussi, il est difficile de croire que le Kremlin puisse ne pas être derrière cette décision.

Si j'en crois les conversations que j'ai eues avec plusieurs personnes vivant dans différentes régions de Russie, il ne semble pas y avoir de problème d'accès aux vaccins. Par exemple, à Moscou, les habitants peuvent se faire vacciner dans les centres commerciaux. Les objections des réfractaires ressemblent beaucoup à celles que l'on entend un peu partout ailleurs. «Je n'ai pas envie que l'on m'injecte dans le corps une substance qui n'a pas été correctement testée», affirme, par exemple, Marina, 30 ans, habitante de Smolensk, ville à 400 kilomètres à l'ouest de Moscou. Elle ajoute même qu'elle a plus peur du vaccin que du Covid.

Comme dans de nombreux autres pays, les théories du complot en Russie sont une raison supplémentaire qui explique pourquoi la population est réticente à se faire vacciner. L'été dernier, j'ai entendu des femmes dire que la seule raison pour laquelle le gouvernement exigeait que les citoyens portent des masques était de s'enrichir, car ils étaient en partie produits dans des usines d'État. À Moscou, les chauffeurs de taxi continuent d'avertir leurs passagers de ne pas se faire vacciner pour éviter de se faire injecter une micropuce de Bill Gates. Les habitants entendent des rumeurs colportées par leurs collègues ou leurs voisins selon lesquelles des personnes seraient mortes après avoir reçu une injection… et ils les croient.

 

Des injections de vitamines?

Les Russes ont l'habitude que les autorités privilégient la politique au détriment du bien-être des citoyens et ils ont tendance à croire les personnes qu'ils connaissent plutôt que les services de l'État ou ses chaînes de télévision. Le gouvernement ne fait que contribuer à ces sentiments. Par exemple, Vladimir Poutine a reçu sa première injection en mars, plusieurs mois après le début de l'inoculation de masse, et a refusé de révéler quel vaccin il avait reçu.

 

Vladimir Poutine, avec un équipement de protection, visite un hôpital où sont soignés des patients infectés par le Covid-19, à Moscou, le 24 mars 2020. | Alexey Druzhinin / SPUTNIK / AFP

Zarema, une habitante de Goudermes, deuxième ville de la République tchétchène, m'a expliqué que lorsque les représentants des autorités locales avaient affirmé s'être fait vacciner, des rumeurs couraient selon lesquelles ils n'avaient pas confiance dans les vaccins et qu'ils avaient simplement reçu des injections de vitamines. Zarema m'a avoué que, dès le début de la pandémie, elle s'était promis de ne se faire vacciner que si le gouvernement ne lui laissait pas le choix. Aujourd'hui, elle est arrivée au point de non-retour. «Mon mari s'est fait vacciner parce que son employeur l'y a obligé, et moi, je prévois de le faire, car j'ai peur que mon enfant ne soit pas autorisé à retourner à l'école si je n'accepte pas», m'a-t-elle expliqué.

Tatiana Zimenko, professeure à l'université de Moscou, s'est récemment vue contrainte par son employeur de se faire vacciner. «Cela m'agace beaucoup, surtout que les autorités ne prennent pas assez de mesures pour contenir la propagation du virus, dit-elle. La vaccination a des effets sur mon corps et je veux que cela soit mon choix, comme pour un avortement ou une euthanasie.»

L'année dernière, des inquiétudes similaires au sujet d'une vaccination précipitée contre le Covid ont été exprimées par de nombreuses personnes travaillant dans le domaine de la santé, qui étaient les premières à devoir se faire vacciner. Lorsque les autorités américaines ont annoncé leur espoir d'obtenir un vaccin dès la fin 2020, l'épidémiologiste Alexandra Feathers, par exemple, a écrit qu'elle craignait que les fabricants n'aient pas suffisamment de temps pour s'assurer qu'il serait efficace et sans danger. Elle a précisé qu'elle ne se ferait vacciner que si elle voyait par elle-même les résultats des essais cliniques. Les Américains ont obtenu ces résultats. Les Russes les attendent encore.

Certaines mesures récemment prises par Moscou ont aussi soulevé des interrogations au sujet des discriminations à l'encontre des personnes non vaccinées. Depuis le 28 juin, les restaurants et les bars ne peuvent servir les clients que sur présentation d'un certificat de vaccination ou d'une preuve d'immunité. Le risque de restrictions aussi excessives est qu'elles n'entraînent plus l'adhésion de la population. D'ailleurs, beaucoup de Russes cherchent déjà des moyens de contourner cette obligation et se sont mis à acheter de faux certificats de vaccination.

Distribution de voitures et d'appartements

Il est bien entendu impossible d'éliminer complètement les réticences à se faire vacciner. Par exemple, un récent sondage de CBS News/YouGov a révélé que 20% des Américains ne veulent pas se faire vacciner. Les principales raisons de ce refus sont qu'ils considèrent que les vaccins n'ont pas été suffisamment testés, qu'ils s'inquiètent des effets secondaires et qu'ils ne font pas confiance au gouvernement américain.

Les autorités tentent d'encourager la population à se faire vacciner à l'aide d'incitations, comme des donuts gratuits, des billets pour des matchs de baseball, des billets de loterie avec à la clé un prix de 1,5 milliard de dollars ou même des armes à feu. Un grand nombre d'universités américaines exigent de leur personnel et des étudiants qu'ils se fassent vacciner. Quelques grands employeurs, notamment Morgan Stanley, ont également imposé cette obligation à leurs salariés. Toutefois, toujours pour parler des États-Unis, cela relève davantage de la politique de la carotte que du bâton.

Les régions russes ont aussi commencé à distribuer des voitures et des appartements au cours de loteries destinées aux citoyens vaccinés. Mais il serait plus productif que le gouvernement s'attache à mieux informer la population sur les vaccins et leurs effets secondaires. Au lieu de cela, les chaînes de télévision passent énormément de temps à critiquer les vaccins occidentaux contre le Covid. En mars, les États-Unis ont accusé les services de renseignements russes de participer à une campagne de désinformation: les responsables américains pensent en effet que la Russie est derrière plusieurs sites internet anglophones destinés à «alerter» sur des effets secondaires présumés des vaccins Pfizer et Moderna. (Le Kremlin a démenti ces allégations.)

Si le gouvernement russe devenait plus transparent au regard des données sur le Covid et plus cohérent lorsqu'il adopte des mesures contre le virus, il pourrait lutter plus efficacement contre cette réticence des Russes à se faire vacciner. En attendant, les restrictions ne vont faire que renforcer l'impression que le gouvernement cache quelque chose et la population va finir par tricher, ce qui n'aidera personne.

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