Santé / Société

Dire qu'on voit un psy est encore trop souvent tabou (et ça ne devrait pas)

«Je ne suis pas fou», «j'ai honte», «je n'en ai pas besoin»... En France, les personnes qui n'osent pas consulter, comme celles qui n'osent pas dire qu'elles le font, restent nombreuses.

87% des personnes interrogées dans l'enquête de Qare n'osent pas parler de leurs troubles psys à leur famille. | Cdd20 <a href="https://pixabay.com/fr/illustrations/l-homme-silencieux-6054357/">via Pixabay</a> 
87% des personnes interrogées dans l'enquête de Qare n'osent pas parler de leurs troubles psys à leur famille. | Cdd20 via Pixabay 

Temps de lecture: 6 minutes

Depuis le premier confinement, un Français sur dix a consulté un psy. 20% d'entre eux n'en ont parlé à personne. L'enquête réalisée par YouGov et Qare –une plateforme de téléconsultation– en décembre dernier lève le tabou dont est encore empreinte la psychothérapie dans notre pays. Franchir la porte du cabinet d'un psy, quel qu'il soit, reste compliqué; dire qu'on a sauté le pas aussi. Pourquoi de tels freins?

«Je n'ai pas envie de me faire juger en plus d'aborder des sujets délicats.» Margot, 29 ans, avance la même raison que la majorité des personnes qui ne veulent pas parler de leurs consultations: la peur d'être jugées négativement. «J'ai des patients qui inscrivent “rendez-vous chez le coiffeur” dans leur agenda», assure Fanny Jacq, psychiatre et directrice de la branche santé mentale chez Qare Psy.

D'autres ne veulent croiser personne dans la salle d'attente, de crainte de ce que penseront ces gens, raconte de son côté le psychothérapeute Émile Reyes. «Ils se disent, “si je demande de l'aide, je suis faible”. Or, dans notre culture, il faut “faire face”.» En ce sens, Sylvie, qui consulte un hypnothérapeute, reconnaît ne pas encore totalement assumer cette étiquette de «personne sensible», qu'elle rejetait il y a peu.

L'héritage fort de la psychanalyse française

Cet aveu de «faiblesse» se combine souvent à la peur d'être pris pour un «fou». «Mes parents, ma grand-mère, mon oncle ont toujours dit que les psys, c'était pour les fous, les gens qui avaient des troubles mentaux», confie Margot. Même constat du côté de Céline, 40 ans: «Avec mes sœurs, on a toujours caché à nos parents le fait d'aller voir un psy. Ce sont les fous qui voient des psys.» Un décalage générationnel semble se dessiner, même si certains jeunes restent marqués par ce préjugé.

«La psychothérapie a une image poussiéreuse, on imagine qu'on devra s'allonger sur le divan d'un vieux psy
en costume de tweed.»
Fanny Jacq, psychiatre et directrice de la branche santé mentale chez Qare Psy

Pour Vincent Barras, historien de la médecine, ce rapport à la psychothérapie est lié à notre rapport historique à la maladie mentale: «Au XIXe siècle, c'est une médecine “spéciale” qui a pris en charge ces pathologies. Malgré les campagnes de normalisation par la suite, elles sont restées stigmatisées, traitées différemment des maladies somatiques», décrit-il. L'image des «gros hôpitaux psychiatriques» français contribue encore aujourd'hui à cette vision, constate Fanny Jacq, sans remettre en cause la qualité des soins qui y sont prodigués. «La psychothérapie a une image poussiéreuse, on imagine qu'on devra s'allonger sur le divan d'un vieux psy en costume de tweed qui sent la naphtaline», caricature-t-elle.

Cette image, véhiculée dans la culture populaire, résulte de l'héritage fort de la psychanalyse en France. Comme si entamer une thérapie revenait forcément à voir un psychanalyste à la Freud, «qui va trifouiller votre cerveau», ou avec lequel «vous en prendrez pour dix ou vingt ans sur le divan», ont déjà entendu Émile Reyes et Fanny Jacq de la part de leurs patients. Un cliché qu'on retrouve moins dans les pays anglo-saxons, davantage empreints des thérapies comportementales et plus à l'aise avec le sujet, observe Didier Meillerand, directeur général du Psychodon, un événement organisé autour de la santé mentale.

Aller chez le psy comme chez le dentiste ou le gynéco

En France aussi, les formes de thérapies se sont diversifiées. Mais malgré les multiples possibilités offertes aujourd'hui pour soigner sa psyché, s'occuper de sa santé mentale est loin d'être un réflexe. «Pourtant, quand on a mal aux dents, on va chez le dentiste», schématise Didier Meillerand; pourquoi ne pas consulter un psy quand on se sent mal? Pourquoi, d'ailleurs, attendre d'être «au fond du trou» pour le faire? «En Argentine, le rendez-vous chez le psy est quasiment un passage obligé à l'adolescence, comme on va la première fois chez le gynécologue ou même chez le dermatologue», rapporte Fanny Jacq.

La question du coût joue ici son rôle: au pays de la Sécurité sociale, les Français ont l'habitude d'être remboursés lorsqu'ils font appel à un professionnel de santé. Ce n'est pas le cas des séances chez le psy, même si les lignes sont en train de bouger, notamment depuis le début de la crise sanitaire: expérimentations de remboursements à 100% dans certains départements, de remboursements pour les enfants et les adolescents, chèques psys pour les étudiants, prise en charge par les mutuelles… Beaucoup de professionnels du secteur contestent les modalités de mise en œuvre de certaines de ces mesures, et ce qu'elles impliquent.

Cependant, le principe d'un meilleur remboursement faciliterait l'accès à la psychothérapie. En outre, ces propositions inscrivent la santé mentale dans le débat public. En novembre 2020, Olivier Véran alertait même sur la crainte d'une «troisième vague», celle de la «santé mentale».

La prise en charge de la question par les pouvoirs publics n'est toutefois pas nouvelle, signale Vincent Barras: «Depuis le milieu du XXe siècle, des programmes de prévention et de promotion de l'hygiène mentale, puis de la santé mentale, sont mis en place, notamment par l'Organisation mondiale de la santé.» En 1949, l'OMS crée en effet une unité de santé mentale en son sein et 1960 est décrétée «année de la santé mentale». L'organisation «affiche, dès le départ, une conception dite “positive” de la santé [mentale]», relève le philosophe Claude-Olivier Doron dans un article paru en 2015[1].

Objectif déstigmatisation

Mais les seuls pouvoirs publics ne suffisent pas à faire oublier des décennies de stigmatisation. D'autres canaux doivent participer à la normalisation de la psychothérapie. Parmi eux, les nouvelles technologies. «Le développement des téléconsultations ou des applications est un bon moyen de modernisation de l'image de cette spécialité, estime Fanny Jacq. C'est aussi une solution intermédiaire car les patients franchissent plus facilement une porte virtuelle avant, éventuellement, de franchir celle d'un cabinet.»

«J'encourage mes patients à parler de leur thérapie, car cela signifie qu'ils sont apaisés avec eux-mêmes.»
Fanny Jacq, psychiatre et directrice de la branche santé mentale chez Qare Psy

Les réseaux sociaux auraient eux aussi une carte à jouer, poursuit la psychiatre, qui a lancé sur Instagram, avec Qare, la campagne #jassumelapsy en janvier dernier. Enfin, la culture populaire participe, comme pour toute autre cause, à changer l'image d'un phénomène. En début d'année, la série d'Arte En Thérapie, qui suit les séances chez un psy de plusieurs patients, a rencontré un vif succès.

«Comme les personnages parlent de problèmes actuels, les spectateurs peuvent se projeter», analyse Fanny Jacq, avant de poursuivre sur le rôle des artistes: «Quand une chanteuse comme Pomme parle de son anxiété, ou que Gringe écrit un livre sur la schizophrénie de son frère, ça parle aux jeunes, qui dédramatisent, s'identifient. Ils assument plus facilement leurs propres problèmes, et osent en discuter.»

 

C'est dans cette optique que Didier Meillerand a créé le Psychodon, sorte de Sidaction ou de Téléthon de la santé mentale. Durant trois jours, artistes, médecins, patients, entourage, se mobilisent, à travers des concerts, des campagnes de communication ou encore des émissions télévisées pour «lutter contre les tabous sur les maladies psychiques et sensibiliser à la santé mentale».

Un rôle primordial

«J'encourage mes patients à parler de leur thérapie, car cela signifie qu'ils sont apaisés avec eux-mêmes», affirme Fanny Jacq. Le risque est cependant de se voir interroger sur les raisons pour lesquelles on consulte, relève Géraldine*. C'est pourquoi, elle, préfère taire à tous ses proches ses quelques passages en cabinet. «Si je vais voir un psy, c'est pour parler de problèmes que je ne souhaite pas partager avec quelqu'un d'autre», justifie-t-elle.

Pourtant, selon Fanny Jacq, l'entourage peut jouer un rôle primordial dans le mieux-être des patients. Or, 87% des personnes interrogées dans l'enquête de Qare n'osent pas parler de leurs troubles psys à leur famille. «Parfois, ces troubles trouvent leur cause dans la famille, concède Émile Reyes. Il est souvent plus facile de parler de certains problèmes avec un inconnu qu'avec des personnes avec lesquelles on entretient un lien affectif.» Par ailleurs, ceux qui parviennent à aborder le sujet, en famille ou entre amis, utilisent souvent un langage assez policé, remarque aussi le psychothérapeute: «On entend peu le mot “psy” en France, on “se fait suivre”, on est “accompagné”, on “consulte”.»

Lors de sa formation, il y a trois ans, on lui a d'ailleurs conseillé de se présenter comme «thérapeute», et non comme «psychopraticien». Pour Fanny Jacq, on devrait pourtant pouvoir annoncer fièrement qu'on a un psy, comme on le fait pour un coach sportif.

Un défi que relève facilement Marie-Alix, 28 ans, qui n'a aucun mal à parler de ses séances, régulières ou ponctuelles, avec «Florence», sa psy depuis près de dix ans: «Pour moi, parler de ma psychothérapie, c'est du même ordre de ce que j'ai mangé à midi. J'ai zéro honte, et ça devrait être pareil pour tout le monde.»

 

1 — Doron, Claude-Olivier. «L'émergence du concept de “santé mentale” dans les années 1940-1960: genèse d'une psycho-politique» Retourner à l'article

*Le prénom a été changé.

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