Société

Arrêtons de nous traiter de nazis

[TRIBUNE] Il est urgent de dénazifier les controverses et d'en finir avec les insultes telles que «féminazie» ou «grammar nazi».

Aujourd'hui, les antiféministes prétendent que les féministes visent la domination des hommes, voire leur extermination. | Kuba Bożanowski <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Feminazi_STOP!_cropped.jpg">via Wikimedia Commons</a>
Aujourd'hui, les antiféministes prétendent que les féministes visent la domination des hommes, voire leur extermination. | Kuba Bożanowski via Wikimedia Commons

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Il semble que le fait d'insulter son interlocuteur en le traitant de «nazi», de «féminazi» ou bien encore de «grammar nazi» soit devenu monnaie courante. Les frontières idéologiques de ce que l'on pourrait appeler une «nazification de l'adversaire» ne sont pas définies, tant ce type d'insulte a eu tendance à se banaliser ces dernières années. Il semble que l'on utilise aujourd'hui «nazi» comme on le fait avec d'autres termes depuis plusieurs décennies, tels que «fasciste» ou «facho».

Mais comment en sommes-nous arrivés à banaliser à ce point le terme «nazi»? Pouvons-nous réduire ce phénomène à une atteinte ordinaire du point Godwin, dans un contexte où ce type de surenchère dans l'insulte semble nécessaire pour clore des débats interminables, en particulier au sein d'un paysage informationnel saturé par les sujets clivants? Le nazisme ne serait-il plus le symbole de la monstruosité ultime, alors que cette idéologie politique raciste et antisémite a conduit des millions d'innocents à la mort?

Ce qui est certain, c'est que cette nazification de l'adversaire repose le plus souvent sur des extrapolations, des amalgames grossiers et des arguments fallacieux. Il nous semble en tout cas urgent de dénazifier les controverses et d'en finir avec cette insulte dangereuse pour les débats démocratiques.

La banalisation du nazisme dans les sphères médiatiques et intellectuelles

On se souvient des tollés provoqués par les sorties de Jean-Marie Le Pen à propos des chambres à gaz ou de son «Durafour-crématoire». Personne n'a non plus oublié la navrante prestation télévisée de Dieudonné grimé en juif orthodoxe portant un uniforme militaire, achevant son sketch par «Isra-heil» et un salut nazi. Ainsi, depuis plus de trente ans, nous avons l'impression qu'un certain nombre de personnalités médiatiques se sont autorisées à transgresser une limite non seulement rhétorique mais aussi un repère moral fondamental.

Nous voyons désormais fleurir les livres où la décontextualisation du nazisme ne paraît plus poser de problème. Par exemple, en 2020, Paul Ariès a publié sa Lettre ouverte aux mangeurs de viande où il compare explicitement les vegans aux nazis. Il applique la loi du talion en prétendant répliquer à ceux qui accusent les omnivores «d'être des criminels dignes des gardiens de camps d'extermination nazis»[1]. L'auteur reprend l'idée que le véganisme était déjà une pratique courante chez les nazis et que cela fut le choix d'Adolf Hitler lui-même. L'amalgame est donc rapidement scellé: les nazis étant des vegans, les vegans sont des (néo)nazis. Pourtant, Paul Ariès ne donne aucun argument qui ne soit ni poussif, ni l'expression d'une haine profonde envers les vegans pour alimenter sa thèse.

Dans Hold-up, Monique Pinçon-Charlot compare les riches aux nazis dont le but serait d'exterminer la partie la plus pauvre de la population.

Aujourd'hui, les exemples de ce type de «reductio ad hitlerum»[2] sont légion. Un autre cas est celui de Johann Chapoutot, qui dénonçait pourtant huit ans auparavant l'utilisation inadaptée des références au nazisme pour décrire le monde contemporain, mais qui se plaît en 2020, dans Libres d'obéir[3], à filer les amalgames et les extrapolations pour assimiler le management au nazisme.

L'un des derniers exemples en date sont les propos de Monique Pinçon-Charlot dans le documentaire Hold-up. La sociologue prétend que nous serions entrés dans une «troisième guerre mondiale» qui, à la différence des deux précédentes, serait une «guerre de classe» menée par les plus riches contre les plus pauvres. Elle compare, sans aucune précaution rhétorique, les riches aux nazis dont le but serait d'exterminer la partie la plus pauvre de la population. La crise sanitaire serait donc un véritable Holocauste déguisé en pandémie. Les auteurs du documentaires insinuent également que l'on assassinerait à l'aide du Rivotril une partie des personnes âgées dont on ne voudrait plus s'occuper, comme le régime nazi le fit avec les handicapés.

Quand la mémoire de la Shoah fait tout simplement défaut

Le terme anglais «feminazi» est un néologisme forgé dans les années 1990 par l'éditorialiste ultraconservateur américain Rush Limbaugh. Il utilisa ce terme pour dénoncer les comportements des féministes défendant le droit à la contraception et à l'avortement. Aujourd'hui, les antiféministes utilisent ordinairement le terme «féminazie», en particulier sur les réseaux sociaux, mais on le trouve aussi dans les ouvrages polémiques[4]. Les auteurs de ces livres reprochent aux «féminazies» leur caractère «suprémaciste», «oppressif», «totalitaire» et «fasciste». Ils prétendent que les féministes visent la domination des hommes, voire leur extermination, en se cachant derrière une forme de bien-pensance. Certains auteurs vont même jusqu'à postuler que si Joseph Goebbels avait vécu au XXIe siècle, il serait devenu un «féminazi»[5].

Le terme «grammar nazi», lui, est moins connu même si nous connaissons bien le profil qu'il décrit. Ce personnage, obsédé par le bon usage de la langue, ne pouvant résister à corriger autrui sans aucun tact, pour montrer sa supériorité, est le plus souvent tourné en dérision. On se moque de son autosatisfaction qui le mène à l'invective et à la provocation, en particulier lorsqu'il réagit sur les réseaux sociaux. La sympathie de ce personnage grotesque, pourtant assimilé aux nazis, provoque un incontestable sentiment de malaise.

À travers ces exemples, nous voyons que la référence au nazisme est édulcorée ou noyée au milieu de spéculations grossières où la référence de la Shoah est traitée de manière superficielle. Cette légèreté est si inopportune que cela rend ces références au nazisme encore plus offensantes pour les victimes de l'Holocauste et leur mémoire.

Du point Godwin à la banalisation du mal

François de Smet définit le point Godwin comme une ligne rouge que l'on dépasse lorsque l'on use inadéquatement de la référence à la Shoah. Selon Mike Godwin, le créateur de cette théorie, plus une discussion dure longtemps, plus le risque de voir arriver une référence au nazisme est élevée. Cette référence serait le signe d'un manque d'arguments et entraînerait la clôture immédiate de la discussion.

Les exemples cités reflètent-ils la théorie de Mike Godwin? Oui et non. L'expression «grammar nazi» utilise effectivement la référence au nazisme dans un contexte inapproprié, mais en n'assumant pas la référence directe à la Shoah. De même, à part peut-être chez des polémistes comme Rush Limbaugh, le projet génocidaire des «féminazies» reste sous-entendu. Le fait que la référence aux actes des nazis ne soit pas toujours explicite l'éloigne sensiblement de l'idée que l'on atteint bien le point Godwin. François de Smet suggère plutôt que cela nous fait entrer dans un «processus de désacralisation du mal qui prend, aujourd'hui, des proportions inquiétantes».

On ne se donne plus la peine de prendre du recul avant d'aller vociférer sur la toile et lancer un «espèce de nazi» dans un commentaire.

Cette nazification du langage serait-elle alors une forme de banalisation du mal? Comme le rappelle le psychiatre Christophe Dejours[6], pour bien comprendre ce phénomène, encore faut-il prendre un peu de recul et regarder cette banalisation sous l'angle de l'indifférence de plus en plus grande face à la souffrance d'autrui. Nous rencontrons ce manque d'empathie en permanence: sur nos lieux de travail, dans la rue et, surtout, sur les réseaux sociaux. Ainsi, il ne faudrait pas cantonner cette banalisation à un simple problème d'éducation, à un mépris pour le devoir de mémoire ou à un simple outil rhétorique pour mettre K.-O. l'adversaire. Cette banalisation est sans nul doute le symptôme d'une crise beaucoup plus profonde affectant notre société.

Il est certain que l'immédiateté d'internet et la distance mise, par nos écrans, entre nous et la subjectivité des autres font que l'on ne se donne plus la peine de prendre du recul avant d'aller vociférer sur la toile et lancer un «espèce de nazi» dans un commentaire. Cette banalisation envahit aussi le monde de l'édition et surtout celui de l'autoédition, qui se préoccupe parfois bien peu de l'éthique éditoriale. Or, nombre de ces livres ne se plient pas à la norme de l'immédiateté. Au contraire, ils inquiètent car ils sont issus d'un travail intellectuel et idéologique de longue haleine.

La seule chose dont nous pouvons être sûrs est que la nazification du discours éteint toute forme de réponse. Le danger d'un documentaire comme Hold-up est justement de nous donner l'impression d'avoir un ennemi commun, celui-ci étant le pire que l'on puisse imaginer, le nazisme. Nous serions donc du côté du bien en étant du côté de la vraie vérité.

Malheureusement, les algorithmes utilisés par les grandes firmes d'internet ne font que nous conforter dans nos opinions en créant ce fameux biais de confirmation, qui masque d'emblée les opinions antagonistes sur nos fils d'actualité. Notre violence n'en est qu'exacerbée car les atteintes à nos plus intimes convictions deviennent rares et sont vécues comme une blessure narcissique insupportable.

 

Je remercie chaleureusement Frédéric Srour de m'avoir donné l'idée d'écrire cette tribune.

 

 

1 — Paul Ariès (2019), Lettre ouverte aux mangeurs de viande, Larousse, p. 10. Retourner à l'article

2 — François de Smet (2014), Reductio ad hitlerum, Presses universitaires de France. Retourner à l'article

3 — Johann Chapoutot (2020), Libres d'obéir, Gallimard. Retourner à l'article

4 — Voir par exemple les livres de Gary Snow (2015), Anti-Feminism: Why we should all be Equalists, autopublication et Felix Wilson et Tamara Lopez (2020), Feminazis : Psycho-social portrait of extreme feminism and the risks of politically correct thinking dictatorship, autopublication. Retourner à l'article

5 — Felix Wilson et Tamara Lopez (2020), op. cit. Retourner à l'article

6 — Christophe Dejours (2009), Souffrance en France, Seuil. Retourner à l'article

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