Société / Culture

Peut-on vraiment accuser Billie Eilish de «queerbaiting»?

Ou comment la communauté queer s'est emballée autour d'une simple légende sur Instagram.

Billie Eilish reçoit le prix de Meilleure artiste solo féminine internationale aux Brit Awards 2020, à Londres, le 18 février 2020. | Adrian Dennis / AFP
Billie Eilish reçoit le prix de Meilleure artiste solo féminine internationale aux Brit Awards 2020, à Londres, le 18 février 2020. | Adrian Dennis / AFP

Temps de lecture: 6 minutes

Faites le V de la victoire avec les doigts, posez la main sur votre menton et sortez la langue entre les doigts (oui, comme pour mimer un cunnilingus). Bienvenue en 2007. Avec vos amies, toutes accros du fer à lisser, vous êtes rassemblées autour d'un Nikon Coolpix pour prendre des photos que vous allez ensuite poster sur Facebook et que, morte de honte, vous effacerez une dizaine d'années plus tard.

À l'époque, c'était une pose qui me paraissait provocante, qui me donnait l'impression de faire quelque chose d'un peu interdit. Quand on était, comme moi, une lesbienne du placard, cela avait aussi quelque chose d'un peu effrayant. Effrayant et excitant à la fois. C'était comme cacher mon homosexualité en l'exposant à la vue de tous pour quelques likes sur Facebook. Comme si c'était normal de poser comme ça, parce que c'était juste une blague et que nous vivions dans l'ère économique post «Britney et Madonna s'embrassent». Ce n'était pas sérieux. C'était juste pour attirer l'attention.

Ces souvenirs me sont revenus à l'esprit ce week-end lorsque Billie Eilish, la chanteuse adolescente superstar, qui semble être l'équivalent de Dieu sur Terre pour certaines personnes, a posté sur Instagram des photos d'elle-même en compagnie d'un groupe de femmes sur le tournage de son dernier clip. «I love girls», disait la légende. Sur l'un des clichés, on pouvait voir la chanteuse et une autre femme la langue tirée.

Sur le coup, j'ai aperçu la photo tellement rapidement que mon cerveau a superposé des doigts faisant un V devant leurs visages. Et si c'était ce qu'elles avaient vraiment fait (et non une image produite par simple réflexe cérébral), cela aurait peut-être rendu un peu plus valables les nombreuses accusations de queerbaiting qu'a reçues Billie Eilish pour avoir posté ces photos.

 

Le queerbaiting est la pratique qui consiste à tirer profit du fait d'être perçu comme queer alors qu'on ne l'est pas réellement. On peut en trouver un excellent –j'insiste– exemple, assez récent, dans la chanson «Girls» de Rita Ora, avec Cardi B, Bebe Rexha et Charli XCX. Avec ses paroles parlant de vin rouge et de l'envie d'embrasser des filles, la chanson n'a pas tardé à s'attirer les foudres d'artistes LGBT+ comme Hayley Kiyoko et Kehlani. Que l'on m'entende bien: moi aussi j'ai aimé entendre Cardi B dire «down with the scissor», mais il serait difficile de nier que cette chanson interprétée par des artistes apparemment hétéros transportait son lot de clichés sur les homosexuelles.

En guise d'excuses pour le mal causé et afin d'expliquer ce qui l'avait poussée à enregistrer la chanson, Ora révéla par la suite avoir déjà eu des relations aussi bien avec des hommes qu'avec des femmes (ce qui est regrettable, car personne ne devrait avoir à révéler son orientation sexuelle sans le vouloir, pas même les célébrités qui font mine d'être homos). Depuis la sortie de «Girls», Cardi B et Bebe Rexha ont également affirmé être respectivement bisexuelle et «fluide».

Quand on est hétéro, se parer d'une fausse homosexualité dans un but lucratif, c'est de l'exploitation.

Tout cela résume bien la manière dont fonctionne le queerbaiting. Si Rita Ora est une femme hétérosexuelle qui colporte des images éculées sur les lesbiennes, le procédé est on ne peut plus grossier. Mais il n'y a aucune raison pour qu'une personne queer ne puisse le faire aussi –si elle en a réellement envie. Est-ce que les paroles de «Girls» semblent tout droit sorties de l'époque du «I Kissed a Girl» de Katy Perry? Oui, totalement. Mais les personnes LGBT+ aussi peuvent faire appel à des clichés si c'est ainsi qu'elles veulent parler de leurs expériences.

Si c'est ainsi qu'elles veulent exprimer leur art ou, après tout, gagner de l'argent, très bien, qu'elles le fassent. Et, bien sûr, on a aussi le droit de critiquer ce genre de représentations. Ce que les personnes homosexuelles ne peuvent pas faire, en revanche, c'est se départir de leur homosexualité quand elles le souhaitent (ce qui n'empêche pas que beaucoup sont forcées de le faire, ne serait-ce que pour sauver leur vie). Quand on est hétéro, se parer d'une fausse homosexualité dans un but lucratif, c'est de l'exploitation.

Quelques exemples pour distinguer le «queerbaiting»

Cela ne veut pas dire que les hétéros ne peuvent pas faire d'art au sujet des LGBT+. Si «Girls» n'avait pas opté pour la représentation la plus cheap possible pour parler des relations entre femmes –on s'enivre et on goûte au rouge à lèvres d'une autre (parce que, bien sûr, elle porte du rouge à lèvres) lors d'une nuit de batifolages– la chanson n'aurait sans doute été qu'un succès pop comme un autre et rien de plus. Mais lorsque des œuvres queers sont réalisées par des artistes hétéros, il devient nécessaire qu'elles soient empreintes de profondeur et de nuance, de recherche et de réflexion.

Le film Ammonite (2020), par exemple, était horriblement ennuyeux, mais les scènes de sexe étaient très réussies (Francis Lee, le réalisateur, est gay, mais ce furent les actrices, Saoirse Ronan et Kate Winslet, toutes deux hétéros, qui chorégraphièrent entièrement ces passages). Le soin particulier qu'apportèrent les actrices principales à rendre ces scènes authentiques leur permit d'éviter l'écueil d'une caricature équivalente à celle d'un hétéro qui casse le poignet et prend un air efféminé pour imiter un homosexuel (on pense, par exemple, à l'horrible incarnation du flamboyant personnage de Barry Glickman par James Corden dans The Prom... pas vraiment le meilleur moyen de faire croire à la communauté LGBT+ que les choses s'améliorent).

On peut aussi, par exemple, comparer la chanson «You Need to Calm Down» de Taylor Swift à une autre de ses chansons, «Betty». «You Need to Calm Down» était un véritable festival de vomissures du capitalisme arc-en-ciel. Ils sont même allés jusqu'à styliser le mot «glad» en «GLAAD» [acronyme de Alliance gay et lesbienne contre la diffamation, ndlr] pour la vidéo officielle des paroles. C'était un cauchemar rappelant les marches des fiertés quand elles sont sponsorisées par de grandes sociétés.

En revanche, sa chanson «Betty» est un morceau simple avec une ambiance à la Sixpence None the Richer et une histoire qui peut être interprétée comme parlant d'une relation entre deux femmes sans rien faire de particulier pour qu'il en soit ainsi. Si vous souhaitez entendre la chanson du point de vue d'un personnage masculin, ce qui était l'intention initiale de la chanteuse, comme elle l'a plus tard expliqué, parfait.

 

 

Mais si vous êtes, disons, une fan de Taylor Swift qui adore les chansons dans lesquelles elle omet souvent les pronoms, ce qui permet aux personnes queers de trouver un espace leur permettant de s'identifier aux paroles, la possibilité qui vous est donnée d'écouter «Betty» en vous y reconnaissant est plus que bienvenue. Je suis certaine que Taylor Swift –qui, dans une interview pour Vogue en 2019, a décrit les personnes LGBT+ comme «une communauté dont je ne fais pas partie»– en était pleinement consciente lorsqu'elle a écrit la chanson (pour ce que cela vaut, cette citation faisait partie d'une réponse plus longue sur son engagement en tant qu'alliée).

Méfions-nous des accusations à tort

Bien entendu, les choses sont toujours plus nuancées. Il n'y a pas une personne qui a l'autorité de décider ce qui est du queerbaiting et ce qui ne l'est pas. Pour chaque lesbienne qui (comme moi) revoit au moins une fois par an Carol et en fait un véritable événement, il y en a une autre qui trouve que c'est un film raté, notamment à cause de ses actrices hétérosexuelles. Toutefois, avant que vous ne vous lanciez dans une tirade sur le caractère dégoûtant qu'il y a à attribuer une identité LGBT+ à des stars hétéros comme Taylor Swift ou Cate Blanchett, permettez-moi de vous rappeler qu'il n'y a rien d'insultant à être queer.

Et si toutes ces stars doivent tirer profit de récits LGBT+, alors je vais considérer que le personnage de femme intelligente en tenue bien ajustée incarné par Cate Blanchett dans Ocean's 8 est avant tout un hommage. En revanche, les trucs vraiment flagrants, comme Kendall Jenner qui dit qu'elle a quelque chose d'important à annoncer, puis fait son «coming out» en révélant qu'elle a de l'acné dans une publicité pour Proactiv... auront toujours du mal à passer.

Parler de queerbaiting dans ce cas-là nuit à notre capacité de dénoncer cette pratique lorsqu'elle est vraiment nuisible.

C'est pourquoi il faut se méfier des accusations de queerbaiting lancées contre Billie Eilish. Ce n'est pas que je pense qu'elles risquent de blesser la chanteuse de 19 ans, qui, où qu'elle soit à l'heure actuelle, au milieu de tous ses dollars, sait très bien (du moins, je l'espère) qu'elle n'a rien fait de mal en exprimant sont affection pour les filles.

Mais parler de queerbaiting à propos de quelque chose d'aussi innocent que des photos de Billie Eilish en compagnie d'autres filles nuit à notre capacité de dénoncer cette pratique lorsqu'elle est vraiment nuisible. On ne peut pas utiliser le même mot pour décrire les inoffensives photos Instagram de Billie Eilish et, disons, toute la période Scream Queens de Nick Jonas. Parce que l'impact n'est pas le même.

Je suis prête à parier que les intentions ne sont pas les mêmes non plus. Billie Eilish a posté des photos de femmes avec lesquelles elle travaille et a dit, littéralement, ce qu'elle pensait d'elles. Rien de plus, rien de moins. Je suis vraiment contente que Billie Eilish aime être avec des filles. Parce que c'est aussi mon cas.

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