Parents & enfants / Société

«Je suis passée d'un enfant à zéro»: la bataille administrative des parents endeuillés

À l'insoutenable peine de la perte d'un enfant s'ajoute une douleur liée aux démarches administratives, souvent cruelles. Des parents veulent faire réagir les institutions.

Quelques semaines seulement après la mort de leur enfant, plusieurs parents ont constaté un effacement sur leur compte CAF. | Shane <a href="https://unsplash.com/photos/IZxK19WTK1A">via Unsplash</a>
Quelques semaines seulement après la mort de leur enfant, plusieurs parents ont constaté un effacement sur leur compte CAF. | Shane via Unsplash

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Elle l'a repoussé, repoussé et encore repoussé. Ce moment-là, Marion n'en voulait pas. «Ça craint, car j'en ai même dépassé la date limite, mais bon, il y a tellement plus grave que de rentrer dans les délais de l'administration française...», tempère amèrement cette femme de 29 ans.

Ce matin-là, l'éducatrice de jeunes enfants, basée en Nouvelle-Aquitaine, se résout finalement à faire sa déclaration en ligne. Dès son arrivée sur la page de connexion, c'est boule au ventre et mains qui tremblent. «Une vraie angoisse.» Elle sait déjà que sous l'onglet «Personnes à charge en 2020», Tao sera là. François et elle ont perdu leur fils le 23 février 2020. Il avait 15 mois et 10 jours.

Seule devant son écran, Marion fait face a deux choix accolés aux quelques informations relatives à Tao. «Modifier» d'abord, pour indiquer une erreur dans la date de naissance par exemple. Ou bien... «retirer» Tao du foyer fiscal. Toute la violence de la démarche est dans ce verbe. «Tu “retires” quoi... Ils ont déjà l'info [de sa mort] mais ils nous demandent à nous, parents, d'acter la pire chose de notre vie. C'est comme nous demander de refaire mourir nos enfants. C'est vraiment inhumain.»

Plutôt que cette «aberration» de devoir effacer Tao, la maman, comme beaucoup d'autres parents concernés, se contenterait d'une simple case «enfant décédé» à cocher. Moins cruel, et surtout plus juste avec la réalité de l'existence de son fils. Alors ce matin-là, Marion décide de prendre une troisième voie: passer à la page suivante sans «Modifier» ou cliquer sur ce «putain de bouton “retirer”». Elle en est incapable.

Au moment de la déclaration de revenus, les parents endeuillés se doivent de «retirer» leur enfant de leur foyer fiscal. | Capture d'écran

Un message envoyé au fisc

Après avoir jeté un bref coup d'œil aux montants de ses revenus pré-inscrits, Marion prend tout de même le temps de s'adresser au fisc dans un onglet en fin de déclaration. Une dizaine de lignes, rédigées avec la colère et l'incompréhension qui l'animent depuis des mois, dans lesquelles elle réclame le respect de l'existence de ces enfants décédés ainsi que du deuil de leurs parents. «J'avais besoin de le dire aux premières personnes concernées, qui nous achèvent un peu plus», justifie-t-elle. Sa déclaration est maintenant terminée, et sa journée «foirée».

Marion a découvert, stupéfaite, le destin administratif de son fils dans les suites du décès. Quelques semaines après sa mort, il avait déjà disparu du compte CAF de sa mère. Idem lors du passage de cette dernière chez la psychologue: son enfant n'était plus rattaché à sa carte vitale. Du jour au lendemain, «je suis passée d'un enfant à zéro».

Le cynisme administratif a même pris un autre tournant avec Pôle emploi. Le jour où elle a dû s'y réinscrire, on lui a demandé des comptes. En cause, la dernière fois qu'elle avait été en contact avec le service, Marion était enceinte. «Ils m'ont dit qu'il y avait une incohérence dans mon dossier. Comme si, en gros, j'avais déclaré une fausse grossesse. J'avais envie de brûler l'ordinateur. À quel moment j'aurais pu mentir? Ils ont eu l'info, comme tous ces services. Combien de fois vais-je devoir m'expliquer et justifier le pire jour de ma vie?»

Quelques semaines seulement après le décès de Tao, ce dernier n'apparaissait
plus sur le compte CAF de Marion et François. | Capture d'écran

«Aucune compassion»

«Il faut se battre et mettre de l'énergie dans des démarches qui s'ajoutent à notre douleur», constatent aussi Coralie et Jeremy, les parents de Sacha, décédé à quatre mois et demi. Ce couple de jeunes trentenaires, basé en région parisienne, a par exemple dû batailler plusieurs mois pour fermer le compte en banque ouvert au nom de leur fils. Alors que dans le même temps, «la banque a harcelé ma femme pour des justificatifs liés à une succession. Je les ai incendiés», raconte le père de famille qui, depuis le décès, a pris la main sur le volet administratif devenu «insupportable» à sa compagne.

Même configuration chez Sylviane et Michaël, 36 ans tous les deux, résidant également en région parisienne et parents de Paul, qui s'est éteint à 1 an et demi. Pour préserver sa femme, Michaël a tenté de faire la récente déclaration de revenus à l'abri de son regard. «Mais j'ai craqué, encore une fois. J'ai dû lui expliquer ce que je faisais. J'ai dû supprimer notre enfant. J'aurais préféré une espèce de formulaire pour déclarer le décès, car il n'y a aucune compassion là-dedans.»

«J'ai eu l'impression que l'existence de mon fils, ses six mois avec nous, n'avait jamais compté.»
Caroline, signataire de la pétition «Pour que nos enfants ne disparaissent pas»

Pour tenter de faire bouger le système, ces parents ont mis en commun leurs douloureuses expériences autour d'une pétition, «Pour que nos enfants ne disparaissent pas», mise en ligne il y a quelques mois. Adressée à plusieurs membres du gouvernement, elle a été signée par plus de 50.000 personnes.

Parmi elles, Caroline, 32 ans, de la région Centre-Val de Loire. Elle aussi a pris «comme une claque» la première fois qu'elle a vérifié les droits familiaux de CAF, après le décès de son fils. «C'était une violence indescriptible. J'ai eu l'impression que l'existence de mon fils, ses 6 mois avec nous, n'avait jamais compté.» Cette pétition, Caroline la juge «très juste. Ce que je trouve scandaleux, c'est qu'on ait à le demander, comme si garder une trace de nos enfants était une faveur.»

Pas d'unanimité parmi les parents?

Ces réactions ne surprennent pas le docteur Daniel Oppenheim, psychiatre et psychanalyste parisien, dont l'ouvrage Parents en deuil (éditions Érès) a été réédité en 2014. Selon lui, cette «logique de simplification administrative» va à l'encontre du «sentiment de parentalité». «Il est important que l'enfant qui a existé, même in utero, puisse continuer à l'être, développe-t-il. C'est comparable aux cimetières et aux tombes. Les parents ne sont pas obligés d'y aller tous les jours, mais ils savent qu'il y a un lieu qui représente le souvenir de cet enfant sans l'obligation de le chercher n'importe où.»

Le spécialiste rappelle toutefois que les parents en deuil ne constituent pas un groupe homogène. Les causes de décès diffèrent, tout comme les histoires vécues entre parents et enfant selon l'âge de ce dernier lors sa disparition. La Banque mondiale a par exemple recensé 3.251 décès d'enfants de moins de 5 ans en France pour l'année 2019.

Ces disparités sont au cœur des réflexions menées par la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), en partenariat avec des associations spécialisées. «Le sujet est assez délicat, reconnaît une représentante de la structure. Tous les parents ne sont pas unanimes. Certains préfèrent voir le nom de leur enfant perdurer, d'autres pourraient être choqués. Toutes les incidences doivent être prises en compte. On ne traite pas le sujet à la légère.»

«La CAF prône la famille avec son sigle, mais dans les faits..., peste Marion, persuadée qu'un ajustement serait facile à réaliser. Un conseiller m'a confirmé que, de leur côté, c'est écrit “enfant décédé” car ils ont le dossier complet. Pourquoi ça n'apparaît pas chez les personnes qui en ont le plus besoin?»

Des réflexions en cours pour humaniser les rapports

Selon la représentante de la CNAF, qui rappelle que des accompagnements sont mis en place auprès des familles endeuillées en plus d'une allocation spécifique, les réflexions actuelles doivent aboutir dans le courant de l'année.

D'autres chantiers sont également en cours autour des équipes d'Adrien Taquet, secrétaire d'État en charge de l'Enfance et des Familles auprès du ministre des Solidarités et de la Santé, Olivier Véran. Ce dernier avait d'ailleurs été interpellé sur le sujet, plus tôt dans l'année, par le sénateur centriste de la Marne, Yves Détraigne.

«On veut rappeler à tout le monde qu'il était là. Il ne faut pas l'oublier, ça nous fait plaisir de parler de lui.»
Michaël, père d'un enfant mort à 1 an et demi

Contacté, le cabinet du secrétaire d'État met d'abord en avant la loi du 8 juin 2020, visant à améliorer l'accompagnement des familles, qui prévoit notamment d'allonger le congé de deuil de cinq à quinze jours, dont huit financés par la Sécurité sociale. Aussi, en mars dernier, une mission a été confiée à la Direction interministérielle de la transformation publique pour rendre «plus aisé et adapté» le parcours administratif des familles endeuillées.

L'un des axes d'amélioration identifiés est d' «humaniser les rapports» entre familles et services, «en évitant la disparition administrative». Ou encore «en formant les travailleurs sociaux au deuil», ce dont les familles contactées se plaignent très largement. «Ils ne savent pas quoi nous répondre quand on les appelle, en témoigne par exemple Jeremy. Rien n'est anticipé, ils ne sont pas formés à cette éventualité.»

Maintenir l'existence malgré tout

Le cabinet du secrétaire d'État indique que les conclusions de cette mission-ci seront présentées mi-juin aux associations qui ont été parties prenantes. En attendant une possible évolution, beaucoup de familles endeuillées continuent de faire exister leurs enfants par d'autres moyens. Une petite communauté s'est créée sur Instagram, où les comptes sont tenus en majorité par les mères.

Parmi celles-ci, il y a Coralie, selon qui «tous les parents ont besoin de parler de leurs enfants, de faire reconnaître leur existence». Qu'on lui parle de Sacha au quotidien lui convient très bien. «J'ai besoin qu'il soit reconnu, qu'il soit partout. Tatouages, bijoux, photos… Ainsi qu'au niveau administratif.» Son compagnon, Jeremy, a également laissé sur son CV une référence à son fils.

De leur côté, Sylviane et Michaël, organisent un lancer de ballons en famille pour l'anniversaire de la naissance de Paul. La maman reconnaît toutefois que désormais, elle reste «éloignée des calendriers». La récente fête des mères reste une date «un peu touchy» chez elle.

«On veut rappeler à tout le monde qu'il était là, poursuit Michaël. Il ne faut pas l'oublier, ça nous fait plaisir de parler de lui.» Lorsqu'on leur demande s'ils ont des enfants, les parents n'hésitent pas à briser le tabou, très répandu sur le sujet, et à s'étendre plus ou moins selon l'interlocuteur. «On voit toujours le visage des gens se bloquer, décrit Sylviane, ils ne savent pas forcément comment réagir. J'ai toujours envie de répondre “oui” à cette question, car nous sommes les deux seuls gardiens de la mémoire de Paul.»

Marion, elle, n'avait jamais publié sur les réseaux le visage de Tao «en entier», avant de l'afficher sur la bannière de la pétition. «Tout ce que je fais, c'est pour lui, lâche-t-elle, en se disant prête à patienter des années pour une évolution administrative. Je serais très contente de revoir le nom de mon Tao, même si j'ai 50 piges. Je suis sa maman, jusqu'à ma mort.»

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