Culture

Tokyo autel

A coup d'exotisme urbain et de décalage culturel, la capitale japonaise fait son chemin dans l'inconscient collectif des cinéastes non japonais, comme le fût New York au siècle dernier.

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La 5e avenue, Times Square, Central Park, Broadway, les baraques à hot-dog... Je connais New York par cœur et pourtant je n'y ai jamais mis les pieds! Drôle de paradoxe, mais dans notre monde, inutile de se déplacer pour appréhender de nouveaux horizons. Le cinéma alimente depuis des décennies la machine à imaginaire, la mienne et la vôtre sans doute.

D'un singe géant qui escalade l'Empire State Building (King Kong de Merian Cooper et Ernest Schoedsack), aux requins de la première bourse du monde (Wall Street d'Oliver Stone), en passant par les bas-fonds du Bronx (Bad Lieutenant et King of New York d'Abel Ferrara), New York a été le terrain de jeu de nombre de réalisateurs américains. Mais la fascination pour cette mégapole a très largement dépassé les frontières américaines. Sorte de graal cinématographique, la ville a inspiré tout autant les metteurs en scène étrangers. L'Allemand Roland Emmerich s'est fait une spécialité de détruire ses symboles (Godzilla, Le jour d'après), le Britannique Alfred Hitchcock en a saisi le caractère étouffant, paranoïaque et mortifère (La Mort aux trousses) comme le Franco-polonais Roman Polanski (Rosemary's baby). Quant à Luc Besson, il s'est plutôt contenter d'égrener les poncifs d'un guide touristique (Léon), tendance que l'on retrouve dans le récent New York, je t'aime (version américanisée de Paris, je t'aime sorti en 2006). Mais après avoir arpenté la ville, film après film, le nez pointé vers les gratte-ciel, m'être approprié son espace comme un territoire désormais balisé, une irrépressible envie d'une mégapole inédite vers laquelle tourner mon regard me tenaille.

Depuis que la réalité a bousculé la Grosse Pomme le 11 septembre 2001, la cité du XXIe siècle, celle qui excite les curiosités des cinéphiles du monde entier et qui incarne les rêves futuristes de la «techno-city», c'est Tokyo. Les petites collégiennes en mini-jupes commencent à faire de l'ombre à Annie Hall, Carrie Bradshaw ou Sue, toujours perdue dans Manhattan. NYC a du souci à se faire!

Ville-lumière

Tokyo, hérissée de tours, offre aux spectateurs, une skyline inédite qui éclipse progressivement la new-yorkaise. Cathédrale de béton tentaculaire, la capitale surprend surtout par sa capacité lumineuse. Néons, couleurs pop et acidulées, écrans verticalement démesurés (sens d'écriture oblige) saturés de pub, Tokyo est un aimant visuel. Pour un réalisateur occidental, impossible de ne pas être hypnotisé par les halos qui enveloppent le centre-ville quand la nuit tombe. Loin de nos éclairages sages et «organisés» (Times Square, Piccadilly Circus), Tokyo incarne le maelstrom lumineux parfait, excessif, bigarré, flashy. Enter the Void de Gaspar Noé, donne une version trippée, psychédélique de cette luminescence. Alors qu'Oscar est abattu dans un bar, son âme refuse de quitter ce monde et d'y abandonner Linda, sa sœur. L'âme d'Oscar se met alors à flotter au-dessus de Tokyo. La dimension mystique du film de Noé trouve un écho dans l'architecture lumineuse de la ville: les millions de points lumineux qui symbolisent chacun une vie, les fastueuses tours gainées d'éclairages qui inondent la cité d'une puissance quasi divine... Noé sculpte son espace de narration comme un tableau expressionniste où les teintes simulent les sentiments des personnages. Sorte de grand 8 coloriste et expérimental, Tokyo rend extatique jusqu'au malaise.

Regardez la bande-annonce d'Enter the Void

Sofia Coppola, elle, dans Lost in Translation, choisit un parti pris plus pop pastel, pour rendre compte d'une romance platonique. Filmant les mêmes lieux, la réalisatrice opte pour une version moins saturée et apparaît alors la capacité infinie de cette ville de néons d'être un caméléon transformiste. La plastique de Tokyo, modelable à l'infini, en fait un lieu cinématographique polymorphe et polysémique. Extravertie, excentrique, la ville revêt les attraits d'un écran sur lequel on projette ses idées les plus folles, un exutoire créatif qui semble sans limite.

Regardez la bande-annonce de Lost in Translation

Techno-cité

Si on est irrémédiablement attiré par les lumières de Tokyo, son étrangeté culturelle participe aussi grandement à l'admiration qu'elle suscite. Peu de films européens ou américains négligent la visite des salles d'arcade, bourrées de jeux vidéo qui font ressembler la Wii à une vieillerie obsolète. Scarlett Johansson (Lost in Translation) y observe, épatée, la jeunesse tokyoïte. Fast & Furious 3: Tokyo Drift y fait un pit stop clipesque à mort. Alejandro Gonzales Inarritu (Babel) y tourne une belle séquence de drague avortée. La salle de jeux ne représente plus alors un simple lieu de loisirs, mais devient une métaphore de la ville, un microcosme brillant, bruyant, fourmillant d'activités. L'omniprésence au cinéma de ces «terriers de gamers» reflète aussi l'attirance occidentale pour la technologie gadget, fun et spectaculaire (une aubaine pour le cinéma toujours à l'affût d'images stéréotypées). Les jeux qu'on voit dans ces films anticipent notre futur proche (ou du moins le fantasme que l'on s'en fait). Machine à rêve hypertrophiée, Tokyo préfigure la société de consommation mondialisée où les McDo côtoient les échoppes de sushis, le mariage des cultures locales et globales. Elle offre effrontément son visage de démesure alors même que le mythe du toujours plus commence à battre de l'aile en Occident. Peut-être Tokyo est-elle notre miroir aux alouettes, le déversoir de nos pulsions d'excès, impossible ici, réaliste là-bas? Le fantasme étant bankable, la renifleuse de tendance nommée Madonna a senti le bon plan marketing et a fait sienne une esthétique très «Tokyo» dès 2005 (la machine à danser dans le clip Hang up ou l'ambiance manga/urbaine dans Jump).

Regardez Jump de Madonna

Dans les années 1980, le leitmotiv était de penser que ce qui était à la mode aux Etats-Unis mettait une dizaine d'années à arriver en Europe. Aujourd'hui, le progrès ne traverse plus l'Atlantique mais nous parvient du pays du Soleil Levant. Outre la culture ludique nippone (presque un cliché), le cinéma s'amuse aussi avec la télévision nippone, sorte de mise en abîme du petit écran dans le grand. Les jeux TV japonais apparemment sans queue ni tête, orchestrés par des présentateurs totalement survoltés, sont un autre ingrédient que nous vante (vend?) le septième art. Les personnages de films se retrouvent nécessairement à un moment de la narration, une télécommande à la main, devant un écran plat diffusant des programmes forcément désopilants.

Tellement différente de la nôtre, la culture nippone peut paraître sous certaines caméras ridicule, voire risible. La surenchère Fast&Furious 3, bourré de lieux communs vulgaires, n'invite pas son spectateur à découvrir un nouveau monde, mais plutôt à juger le Japon comme une contrée de geeks vivant dans des appartements clapiers, seulement préoccupés du dernier artefact high-tech pour tuner leur voiture. Pour le moins réducteur...

Regardez la bande-annonce de Fast&Furious: Tokyo Drift

Carte postale...

Alors que Tokyo devient un lieu de tournage très prisé, la ville (verticale, lumineuse, technologique) s'imprègne dans l'inconscient des spectateurs bien au-delà de ses simples représentations cinématographiques. La télé, avec des séries comme Heroes (et son personnage Hiro), a bien compris le potentiel iconique et référentiel de l'autre ville qui ne dort jamais. Nouvelle destination pour notre imaginaire, il est toutefois dommage que la majorité des productions occidentales sises à Tokyo n'en offre qu'une carte postale fade, répondant à l'idée réductrice qu'on s'en fait. Dix ans après le sensible Tokyo Eyes de Jean-Pierre Limosin, Michel Gondry et Léos Carax dans Tokyo! (on ne mentionnera pas le segment de Bong Joon-ho car il est coréen) ont décidé dans des genres différents (c'est un euphémisme) de rendre compte de leur Tokyo, plus personnelle et poétique. La version Gondry évite les séquences attendues (comme une plongée sur la foule des piétons qui traversent un carrefour gigantesque, archi vue) pour se concentrer sur les espaces creux, les interstices entre les immeubles d'habitation (à taille humaine ceux-ci), qui ouvrent des brèches de néant dans une ville du trop plein. Astucieuse, la proposition de Gondry court-circuite un poil les clichés que Carax dynamite pour en faire un barnum démoniaque.

Regardez la bande-annonce de Tokyo!

Le Japon éternel

Une dernière facette, plus du pays que de la ville elle-même, nourrit le cinéma des non-tokyoïtes: le passé. Terre des samouraïs, le Japon possède une histoire dense, magnifiée dans l'imaginaire par des costumes splendides, des sabres et des combats dantesques. Si Edward Zwick propose avec Le Dernier samouraï une vision condescendante et sans grand intérêt (ni historique, ni esthétique), un autre Américain, la même année, en a lui compris la beauté et la cinégénie: Quentin Tarantino. Dans Kill Bill, il met en scène, dans le face-à-face qui oppose Uma Thurman à Lucy Liu, un Japon à mi-chemin de l'onirisme poétique (le jardin sous la neige) et du réalisme brutal (violence du combat), grâce à un dosage d'efficacité, de sobriété et de pureté. Tous les poncifs nippons sont pourtant à l'écran (la geta, sorte de tong design, la fontaine zen en bambou, le kimono...) mais sous cette boule à neige idéalisée, l'âme du Japon émerge, avec subtilité. Peut-être faut-il être amoureux de cette culture pour en être un porte-parole créatif et respectueux.

Finalement, comme New York, qui ne se résume pas à quelques quartiers touristiques, Tokyo (et plus encore le Japon) pourrait aussi devenir une terre d'exploration plus aventureuse pour des cinéastes occidentaux curieux de dépasser des apparences un peu faciles.

Dévoiler ses recoins sombres, sa vie quotidienne moins glamour que les publicités géantes qui grignotent son espace, montrer sa complexité de mégapole moderne et traditionnelle. Sorte d'ultra Occident à l'oriental, Tokyo apparaît comme une ville en réinvention permanente, en ré-interprétation perpétuelle. Le matériau rêvé pour un art du mouvement et de la fugacité comme le cinéma.

Ursula Michel

Photo: Enter the Void © Gaspar Noé

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